L’homme de la maison grise/04/01

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 129-133).


Chapitre I

DIX MILLE DOLLARS EN VUE


Un silence de mort régnait à W…, ville minière de la Nouvelle-Écosse.

Ce silence était vraiment étrange. C’était chose bien extraordinaire, en effet, que l’absence de tout bruit, en cet endroit où, le dimanche excepté, un continuel vacarme se faisait entendre.

Mais plus extraordinaire, plus étrange encore était le silence régnant dans la houillère ; de plus c’était sinistre. Les chars avaient cessé de fonctionner ; pics et pioches avaient été abandonnés : la houillère n’était plus, pour le moment, qu’un trou béant, un gouffre presque sans fond et, on avait tout lieu de le croire, un tombeau…

C’est qu’une catastrophe était arrivée ; des voûtes s’étaient effondrées dans la mine, et quoique, l’inspecteur excepté, tous avaient été sauvés, il y aurait, à W… dorénavant, un grand nombre d’infirmes, d’invalides, victimes de l’affreux accident.

Il était près de sept heures du soir. La journée avait été belle ; le soleil avait souri gaiement à la nature ; les oiseaux avaient chanté joyeusement dans le feuillage et tout présageait un radieux crépuscule… Comment eut-on prévu qu’une tragédie se déroulait, sous la croûte terrestre ?…

La nouvelle s’était répandue avec la rapidité d’un éclair. Horreur ! Horreur ! Dans la houillère, des voûtes s’étaient effondrées et qui savait combien de malheureux mineurs avaient été ensevelis sous les décombres !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, tous les citoyens de la ville s’étaient rendus à l’entrée de la mine et là affolés d’inquiétude, ils attendaient l’arrivée des chars, accourait à leur rencontre en se bousculant. Tous espéraient apercevoir, dans chaque char qui remontait, soit un mari, soit un fils, soit un frère, soit un fiancé. Mais combien furent déçus, tout d’abord !… Alors, que de cris de douleur, de désespoir ! Des poings se crispaient ; on maudissait la houillère, cet enfer, qui avait englouti des êtres chers… sans songer que cette même houillère procurait de l’emploi à des centaines d’hommes et aussi du pain à des familles entières.

Presqu’au premier rang de la foule, on eut pu reconnaître Mme Francœur, maîtresse de pension à W… Elle était là, causant avec deux hommes de nos connaissances : Lionel Jacques et M. Foulon.

— Qu’est-il devenu ? sanglota-t-elle, M. Ducastel… Ce pauvre M. Ducastel !…

— Ne perdons pas espoir, chère Madame, dit Lionel Jacques, mortellement inquiet lui-même. Nous allons le voir arriver dans le prochain char peut-être.

— Tous les chars sont remontés, M. Jacques ! s’exclama Mme Francœur.

— Le pensez-vous ? Ciel ! J’espère que vous vous trompez !

— Avez-vous vu M.  et Mlle d’Azur ? demanda M. Foulon.

— Moi, j’ai certainement aperçu M. d’Azur, assura Mme Francœur. Il s’en allait dans la direction de notre maison… Il était seul…

— Seul ?

— Oui, seul… quand je l’ai vu, du moins… Il paraissait marcher avec beaucoup de difficulté.

— Ah ! Blessé, sans doute ?

— Probablement.

— Mais, Mlle d’Azur ? demanda Lionel Jacques. Elle devait être avec son père ! Je ne vois pas bien M. d’Azur s’acheminant vers votre demeure, sans connaître le sort de sa fille… qu’il adore, me dit-on.

— Je n’ai pas vu Mlle d’Azur, affirma, de nouveau Mme Francœur. Mais peut-être précédait-elle son père, sur le chemin… Dans cette foule ; dans tout ce brou-ha-ha…

— Qui a vu Patrice Broussailles ? demanda Lionel Jacques.

Ni Mme Francœur, ni M. Foulon ne répondirent.

— Quelle terrible affaire ! s’écria M. Foulon. Ma femme a reçu un tel choc nerveux que j’ai dû la transporter chez moi, vous savez, Mme Francœur. Mais je l’ai laissée aux soins de Madeleine Blanchet… pour revenir offrir mes services, ici. Madeleine est une excellente jeune fille, si bonne, si dévouée, malgré ses petites excentricités !

— Tiens ! Un autre char qui remonte ! s’exclama quelqu’un.

— Puisse-t-il contenir M. Ducastel ! murmura Mme Francœur.

— Pauvre Yvon ! balbutia Lionel Jacques.

Hélas ! L’inspecteur de la mine avait été enseveli sous les décombres, c’était presque certain ! Que c’était épouvantable !

Mais quittons, pour un temps l’entrée de la houillère ; pénétrons chez les Francœur et voyons ce qui s’y passe.

Mme Francœur ne s’était pas trompée en disant qu’elle avait aperçu Richard d’Azur, s’en allant clopin-clopan, dans la direction de la ville. Le père de Luella s’était donné une entorse, en fuyant, dans la mine et il en souffrait grandement.

Luella le précédait sur le chemin ; mais que son état était pitoyable ! Sa robe était en lambeaux, ses bras étaient égratignés et meurtris, et à la tête elle portait une large blessure, qui saignait abondamment. Tout en marchant, elle sanglotait.

Arrivés à la maison, le père et la fille se retirèrent, chacun dans sa chambre ; Richard d’Azur, pour prendre un bain et s’envelopper dans sa robe de chambre ensuite ; Luella, pour se jeter sur son canapé en pleurant.

Salomé, ayant entendu arriver ses maîtres, était montée à la course, au second palier.

Entrant, sans frapper, dans la chambre de Luella, elle jeta un cri en apercevant sa jeune maîtresse, la robe en lambeaux et toute couverte de sang.

Mlle Luella ! Oh ! Miséricorde ! Mlle Luella !

— Va… Va t’en ! ordonna la jeune fille.

— M’en aller ! Vous laisser dans un tel état !

— Va-t-en, te dis-je ! Je veux être seule.

— Mais… Votre visage et vos mains sont noirs de charbon, Mlle Luella ! Vous êtes blessée !…

— Ah ! Que m’importe !… Il est mort, vois-tu, Salomé !… M. Ducastel… Celui que j’aimais… Il était au fond du couloir… tout au fond… il n’a pu fuir… comme nous !

— C’est regrettable… infiniment regrettable, je le comprends, chère enfant ; cependant, vous ne pouvez pas…

— Ne t’ai-je pas dit de t’en aller ? répéta la jeune fille, en frappant le plancher du pied.

— Salomé ! appela alors Richard d’Azur.

— Oui ! Je viens ! répondit la négresse.

— Et viens tout de suite ! tonna Richard d’Azur. Mon pied me fait horriblement souffrir !

Elle ne bougea pas plus qu’un terme, se contentant de hausser les épaules, d’un air indifférent.

Mlle Luella ! fit-elle, d’un ton suppliant. Ne me laisserez-vous pas…

— Veux-tu bien t’en aller ! s’écria Luella.

— Oh ! Ne me chassez pas de votre présence, je vous en prie ! pleura la négresse.

La fille du millionnaire ne répondit pas cette fois ; mais se retournant elle prit, sur un guéridon, une longue règle, avec laquelle elle s’apprêta de frapper la servante.

Les yeux de Salomé roulèrent dans leurs orbites, puis deux larmes coulèrent sur ses joues… Elle esquissa un geste de protestation désolée et le visage navré, la tête basse, elle quitta la chambre de sa jeune maîtresse. Aussitôt, Luella se leva et courant vers la porte, elle tourna la clef dans la serrure, afin de n’être plus importunée. S’étant, de nouveau jetée sur son canapé, elle s’écria, en sanglotant convulsivement :

— J’ai vu… oui, j’ai vu s’effondrer la voûte du couloir et celui que j’aime si follement enseveli sous les décombres !… Que c’était épouvantable !… Je l’aimais… Je l’aimais tant !… Et lui… il eut fini par m’aimer, en retour… Moi qui rêvais de devenir sa femme bientôt… Avec l’aide de M. Broussailles, j’aurais réussi… Fatalité ! Fatalité ! Jamais je n’oublierai, non jamais !

Elle était inconsolable vraiment.

Une heure, deux se passèrent et elle était toujours couchée sur le canapé à pleurer. Plus d’une fois, Salomé était venue jusqu’à la chambre de sa jeune maîtresse ; elle avait essayé d’ouvrir la porte ; mais s’apercevant qu’elle était fermée à clef, elle s’en était retournée auprès de Richard d’Azur, le cœur brisé.

D’ailleurs, le père de Luella réclamait sans cesse les soins de la négresse. Disons pourtant qu’il ne soupçonnait nullement ce qui se passait dans la chambre de sa fille. Son pied le faisait beaucoup souffrir, et croyant que Luella avait dû suivre son exemple, c’est-à-dire prendre un bain, puis se coucher, il n’avait plus pensé qu’à lui-même, aux douleurs presqu’intolérables qu’il endurait.

— Luella ?… avait-il demandé à la servante.

On l’a deviné, Salomé n’aimait guère son maître ; cependant, elle eut pitié de lui, le voyant tant souffrir.

— Elle est couchée et elle dort, avait-elle répondu.

— Ah ! Tant mieux, la pauvre enfant !… Cette blessure à la tête ? reprit-il.

— Ce ne sera rien… Désirez-vous que j’aille vous préparer une tasse de thé et de la nourriture légère, M. d’Azur ?

— Oui, je prendrai bien un peu de thé.

Salomé se rendit au premier palier. Luella l’entendit descendre l’escalier, puis tout rentra dans le silence…

Un quart d’heure à peu près, se passa encore…

Soudain, des pas pressés s’approchèrent de la chambre de la jeune fille. On frappa à la porte à coups précipités.

— Qui est là ? demanda Luella, fort étonnée.

— C’est moi… Patrice Broussailles… Ouvrez ! Ouvrez vite !

Sans hésiter, même un instant, elle courut ouvrir.

Patrice Broussailles se précipita dans la chambre, mais il s’arrêta, stupéfait devant l’apparence de la jeune fille… Comment ! Sa robe était en lambeaux ! Son visage et ses mains n’avaient pas été lavés ! Ses bras étaient déchirés et meurtris, et à la tête elle portait une blessure toute saignante !

Mais bientôt, le « professeur » eut un sourire satisfait ; vraiment, on n’eut pu demander mieux ! Dans l’état où elle était, Luella d’Azur avait l’air de n’être sortie de la houillère que depuis quelques instants, et c’était précisément ce qu’il fallait pour la réussite de ses plans.

— Vite ! s’écria-t-il. Venez ! Suivez-moi !

— Mais, qu’est-ce ?… Que me voulez-vous ?

— Suivez-moi, sans faire la moindre objection, je vous prie. Ne me posez pas de questions non plus, car je n’ai pas le temps d’y répondre… Une voiture attend, derrière la maison.

— Je… Je ne… comprends pas… balbutia Luella. Pourquoi vous suivrai-je, sans savoir où vous allez me conduire.

— Je vais vous conduire auprès de celui que vous aimez.

— Vous dites ?

— Et si vous suivez mes conseils à la lettre, vous verrez bientôt votre, ou vos rêves se réaliser.

— Vous me proposez des énigmes, je crois, M. Broussailles ?

— Je vous dis que vous n’avez qu’à m’obéir. M. Ducastel…

M. Ducastel ! cria la jeune fille. Hélas ! Je connais son malheureux sort : j’ai vu les voûtes s’écrouler sur lui…

— Ducastel est vivant. Mlle d’Azur, fit tranquillement Patrice.

— Vivant ! Impossible !… J’ai vu…

— Qu’importe ce que vous avez vu… ou cru voir !… Ducastel est vivant. Ainsi, venez !

Il entraîna Luella à sa suite. Tous deux descendirent dans le corridor du premier palier.

— J’ai affaire à Salomé, fit-il ; attendez-moi ici, s’il vous plaît.

La jeune fille entendit du corridor, la voix de Patrice Broussailles. Il s’adressait à la négresse ; il paraissait lui donner des ordres, que Salomé accueillait en silence.

— N’oubliez pas d’avertir M. d’Azur, recommanda-t-il. Allez le mettre au courant tout de suite, Salomé !

Patrice revint ensuite dans le corridor, où Luella l’attendait, et prenant la jeune fille par le bras, il la conduisit dehors.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, une voiture attelée à un cheval noir, attendait, à la porte de la cuisine. Patrice Broussailles fit signe à sa compagne d’y monter.

— M’expliquerez-vous, maintenant… commença Luella, aussitôt que la voiture eut été en mouvement.

— Je viens de voir Ducastel, couché sur le sol, en plein bois…

— Vous avez dû vous tromper, M. Broussailles dit, en pleurant, Luella.

— Je vous dis que c’était lui !

— C’est un miracle alors ?

— Peut-être… Dans tous les cas, jamais pareille chance ne se présentera pour vous de réussir dans vos projets… concernant M. Ducastel.

— Vous êtes fort mystérieux, M. Broussailles ! fit Luella, qui ne put s’empêcher de sourire, tout en haussant les épaules.

— Je le répète, Mlle d’Azur, j’ai vu Ducastel… Il était couché sur le sol, dans la forêt, là-bas… Penchée sur lui et lui prodiguant des soins, était… la Dame Noire.

— La Dame Noire ! s’écria Luella, prise de frayeur superstitieuse.

— Pardon, Mlle d’Azur, fit Patrice, impatienté ; mais ne soyez pas ridicule… J’ai dit que la Dame Noire prodiguait des soins à Ducastel… Or, lorsque ce dernier reviendra à la connaissance de ce qui l’entoure, tout à l’heure, il faut (il faut, entendez-vous ! que ce soit vous, Mlle d’Azur, qu’il aperçoive auprès de lui et qu’il croie que vous lui avez sauvé la vie.

— Mais, la Dame Noire ?…

— Ne craignez rien ; la Dame Noire s’enfuira, à votre approche, soyez-en assurée… Alors, je vous laisserai auprès de M. Ducastel et j’irai avertir les gens de ce qui se passe.

— Pensez-vous réellement que…

— Fiez-vous à moi ; j’arrangerai bien les choses !

— Et si on me questionne ?…

— Vous saurez inventer quelque chose, j’en suis certain… Vous n’avez pas voulu fuir, comme les autres, et abandonner M. Ducastel… Un pic, trouvé sur le sol de la mine vous a permis de vous frayer un passage jusqu’à lui… puis à l’aide d’un câble, trouvé, aussi, sur le soi, vous avez opéré le sauvetage…

— Je ferai de mon mieux, promit Luella.

— Je suis assuré que tout ira bien alors… Et puis, si on vous presse trop de questions, vous n’aurez qu’à faire semblant de perdre connaissance ; personne n’en sera étonné, après les choses que vous leur aurez racontées.

— Arrivons-nous à destination M. Broussailles ?

— Nous voilà arrivés !… Et voyez, ainsi que je l’avais prédit, la Dame Noire s’enfuit… à toutes jambes.

— Elle ne reviendra pas, vous pensez ?

— N’ayez crainte !… Maintenant, jouez bien le rôle que je vous ai assigné, Mlle d’Azur et, avant un mois, j’en ai la certitude, vous serez devenue « Mme Ducastel ».

Ce-disant. Patrice Broussailles arrêta le cheval et Luella descendit hâtivement de voiture.

— Miséricorde ! s’écria-t-elle, après s’être approché d’Yvon Ducastel et agenouillée auprès de lui. Il est mort ! sanglota-t-elle.

— Pas mort : seulement évanoui assura Patrice. Au revoir… Mme Ducastel, reprit-il, gouailleur.

Il s’éloigna à pied, en riant tout haut, après avoir donné la liberté au cheval, qui ne lui appartenait pas d’ailleurs.

— Quelle veine ! se disait-il, en s’acheminant tranquillement vers l’entrée de la houillère. Les dix mille dollars de… commission, je les tiens, je les tiens !… Je tiens aussi ma vengeance, mon bon Ducastel, ajouta-t-il avec un sourire méchant. Nous allons rire !