L’homme de la maison grise/03/04

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 97-99).


Chapitre IV

NOS AMIS DE LÀ-BAS


Lorsque nous avons quitté nos amis de la Nouvelle-Écosse, c’était le soir du baptême de la cloche d’église de la Ville Blanche.

On s’en souvient, Yvon Ducastel, au moment de retourner chez lui, avait invité ses amis à venir à W… et qu’ils exploreraient, en sa compagnie, la houillère, que Mme Foulon désignait sous le nom assez poétique de « Ville Noire », et c’est avec grand enthousiasme que tous avaient accepté l’invitation.

L’excursion projetée avait été fixée à un mois de là ; mais un mois et demi s’était écoulé depuis lors et elle n’avait pas encore eu lieu.

C’est que Lionel Jacques avait été malade, d’une bronchite aiguë, qui l’avait conduit à deux doigts de la mort et, inutile de le dire, il n’avait pas été question de descendre dans la mine sans lui. Pendant quatre ou cinq jours, le médecin de W…, le Docteur Rupert, avait désespéré de son malade.

Mais, aujourd’hui, Lionel Jacques, après une longue convalescence, se déclarait en parfaite santé et prêt à se joindre aux excursionnistes, quand la chose serait décidée, quant au jour, à l’heure, etc.

Pendant la maladie de Lionel Jacques, Yvon était allé fort souvent prendre de ses nouvelles, et plus d’une fois, il avait vu Annette installée au chevet du malade. Cela ne l’avait pas étonné, quoiqu’il en ressentit chaque fois, un coup terrible au cœur. La jeune aveugle, de son côté, n’avait pas paru le moindrement embarrassée, ni intimidée, d’être trouvée ainsi auprès du propriétaire de la Ville Blanche.

— Pourquoi se sentirait-elle mal à l’aise aussi ? se disait Yvon. N’est-elle pas la fiancée de M. Jacques et sa place n’est-elle pas au chevet de celui-ci, quand il est si malade ?

Un jour, en entrant au Gîte-Riant, il s’aperçut que Catherine, la domestique, avait les yeux rougis ; elle venait de pleurer, c’était évident.

— Qu’y a-t-il, Catherine ? demanda-t-il. M. Jacques ?…

— Ah ! M. Ducastel, M. Jacques est rempiré, depuis hier. Le médecin est inquiet.

— Vraiment ? s’écria Yvon.

— Oui… Si vous montez le voir, M. l’Inspecteur, ne le laissez pas parler, n’est-ce pas ; le docteur l’a défendu.

— Ne craignez rien, Catherine. Fiez-vous à moi.

— Je me fie à vous, bien sûr !

Mlle Villemont est-elle auprès de M. Jacques ?

— Non. M. Ducastel… Voilà trois jours que je ne l’ai vue la chère petite demoiselle.

Lionel Jacques était, en effet, beaucoup plus mal. Il paraissait avoir une fièvre intense et une toux sèche lui déchirait la poitrine. Pourtant, il reconnut son jeune ami, car, en l’apercevant, il lui sourit et lui fit signe de s’approcher de son lit.

— Yvon, dit-il, parlant avec effort, j’ai à te parler…

Une quinte de toux l’interrompit.

— Non ! Non ! Ne parlez pas ! fit Yvon. Le médecin l’a expressément défendu.

— Il faut que je te dise… Si… Si je… meurs… Dans mon coffre-fort… Une lettre… à ton adresse… Elle concerne… Annette…

— C’est bien ! J’ai compris, M. Jacques ! interrompit le jeune homme.

— C’est important… la lettre, et…

— De grâce, ne parlez plus ! implora Yvon. D’ailleurs, il n’est pas question pour vous de mourir…

— Annette… murmura le malade. M. Villemont… La Maison Grise

Mais tout cela s’était passé il y avait un certain temps, et maintenant, M. Jacques ne se ressentait plus du tout de sa dangereuse maladie. Il avait repris son genre de vie accoutumé et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Un mot d’Annette… Elle venait à W… presque chaque jour et Yvon la voyait et lui parlait souvent. Quatre ou cinq fois, depuis un mois et demi, il était allé la reconduire chez elle en voiture, à cause de l’orage, qui menaçait, et ne voulant pas qu’elle se risquât sur le Sentier de Nulle Part, en de telles conditions atmosphériques. La conversation, en ces occasions, était on ne peut plus amicale. Yvon appelait toujours Annette : « ma petite amie », et elle appelait le jeune homme « M. Yvon ».

Mais jamais il ne l’avait questionnée à propos de Lionel Jacques. Non. Ces confidences c’était à elle à les faire et Yvon se disait que ce serait manquer de délicatesse de sa part, que de lui poser des questions à ce sujet.

Et puis, notre jeune ami rencontrait Annette aussi chez les Francœur. Mme Francœur emmenait souvent la jeune fille dîner chez elle ; parfois même, quand l’aveugle avait, durant l’avant-midi, fait une recette suffisante, pouvant raisonnablement satisfaire les exigences de son grand-père, la brave femme la gardait avec elle tout le reste de la journée, et cela faisait grand plaisir à Yvon.

— Vous savez, M. Ducastel, lui avait dit Mme Francœur un jour, je l’aime Mlle Annette, comme si elle était ma fille.

— Je suis bien content ! avait répondu Yvon. Elle a besoin d’amies telles que vous, la pauvre enfant !

— Et je vous dis, moi, que cette petite a une peine secrète, M. l’Inspecteur, oui, une peine secrète !… Il y a quelque chose qui la tracasse et la rend infiniment malheureuse…

— Sa terrible affliction…

— Ah ! Oui ! Cela aussi, sans doute… Mais il y a autre chose, je vous le certifie… On dirait toujours qu’elle appréhende quelqu’événement…

— Allons donc ! fit Yvon, en haussant légèrement les épaules. Ce qu’elle appréhende peut-être, c’est la colère de son grand-père, s’il venait à apprendre que sa petite-fille s’est fait des amis, à W… et à la Ville Blanche.

— Non ! Non ! Je vous dis qu’il y a autre chose, M. Ducastel !… Souvent je vois les yeux de la pauvre enfant se remplir de larmes… sans cause, me semble-t-il.

Mais Yvon se dit qu’il n’était guère surprenant qu’Annette souffrit moralement ; quand on connaissait M. Villemont, l’homme de la Maison Grise !…

— Continuez à être bonne pour elle, Mme Francœur, se contenta-t-il de répondre ; elle mérite d’être protégée et… aimée.

N’oublions pas de dire quelques mots de Patrice Broussailles maintenant. On prétendait qu’il courtisait Madeleine Blanchet, la jeune fille qu’il avait choisie pour compère, lors du baptême de la cloche de l’église. Or, les Blanchet étaient très flattés des attentions du « professeur » envers leur fille, ce qui faisait hausser les épaules à Yvon Ducastel et murmurer :

— Ces pauvres gens ! Ils ne sont pas difficiles !

Disons aussi, puisque nous parlons de tous ceux qui nous intéressent, que Léon Turpin, l’enfant infirme du sellier de W…, était « monté en grade » ; de commissionnaire de la houillère, il était devenu garçon de bureau « pour M. l’Inspecteur, s’il vous plaît » disait-il, à qui voulait l’entendre. Yvon avait fait nettoyer une minuscule pièce attenant son propre bureau ; dans cette pièce il avait fait installer deux chaises, une petite table et un pupitre.

Avec quelle joie et de quel air important Léon parlait de « mon bureau, mon pupitre, mes papiers » ; c’était à en mourir de rire ! Inutile de le dire d’ailleurs, l’enfant ressentait un véritable culte pour Yvon ; il avait même consenti, pour faire plaisir à « M. l’Inspecteur », de s’instruire un peu.

— Écoute, Léon, lui avait dit Yvon, je ne veux pas d’un garçon ignorant dans mon bureau, tu dois le comprendre. Il va falloir que tu t’instruises un peu, si tu veux que je te garde avec moi.

— Aller à l’école, vous voulez dire, M. l’Inspecteur ? avait demandé le garçonnet, d’un ton réellement attristé.

— Bien… Non… Voici ce que nous allons faire : trois soirs par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi, tu viendras me trouver, chez Mme Francœur, et je te ferai la classe.

— Certainement, j’irai ! répondit Léon.

— Il te faudra étudier aussi, entre les leçons que je te donnerai ; car, je t’en avertis, je serai un maître sévère ! fit Yvon en souriant.

— J’étudierai, je vous le promets, M. l’Inspecteur ! s’exclama l’enfant.

Mais, pour revenir au jour où nous retrouvons tout notre monde, de W… et de la Ville Blanche, il était cinq heures de l’après-midi et Yvon se disposait à quitter son bureau pour retourner chez lui, lorsque Léon entra, après avoir frappé à la porte. À sa main, l’enfant tenait une carte de visite.

— Un monsieur et une dame, qui demandent à vous parler, M. l’Inspecteur, annonça-t-il.

Il tendit au jeune homme la carte de visite, sur laquelle celui-ci lut :

« Richard d’Azur
Professeur de Minéralogie
Chicago,
U. S. A. »

— Fais entrer, Léon, dit Yvon. Puis lorsque l’enfant fut sorti, « M. l’Inspecteur » ébaucha un geste impatienté et murmura entre ses dents :

— Les gens devraient bien choisir mieux leurs heures pour venir me rendre visite ! Moi qui me proposais de faire une promenade à cheval, avant le souper !