L’homme de la maison grise/03/01

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 90-92).

Chapitre I

LA ROUTE NOIRE


« Quelque part, dans les États-Unis d’Amérique », loin, bien loin de la Nouvelle-Écosse, à des centaines et des centaines de milles de W…, de la Ville Blanche et des êtres intéressants que ces villes contiennent, était un chemin rabotteux et glaiseux, au-dessus duquel des arbres, au feuillage si foncé qu’il en paraissait noir, le soir surtout, se rejoignaient en formant une arche.

Rien de plus pittoresque que ce chemin, sans doute : mais combien dangereux ! Car il était très étroit, de fait, il y avait juste assez d’espace pour le passage d’une voiture. À certains endroits cependant, il y avait des « rencontres », élargissements de la route, où deux véhicules pouvaient se rencontrer assez facilement. Si l’on voyageait en voiture donc, il fallait user de grandes précautions, afin de ne pas être dans l’obligation de se croiser ailleurs qu’aux « rencontres ». Et puis, c’eut été chose impossible, car, tout à côté du « grand chemin », il y avait des « ventres de bœufs », autrement dit, des marais sur lesquels c’eut été folie d’essayer de s’aventurer.

De chaque côté de ce chemin, on apercevait des maisons (des masures plutôt) dont le bois, qui n’avait jamais connu ni le pinceau, ni le blanchissoir, avait revêtu une teinte grise ou brune, s’harmonisant bien avec le décor environnant. Ces masures, dont une sorte de paillasson recouvrait le sol, n’étaient que d’une seule pièce, servant, à la fois, de salle-à-manger, de cuisine, et de chambre à coucher.

Dans notre pays (dans la province de Québec par exemple) on désignerait ce chemin dont nous parlons du nom de « rang » ; mais, pour les habitants de l’endroit, il était connu sous le nom de « route » — la Route Noire ; c’était là son vrai nom… nom bien mérité aussi.

Or, le soir où, pour la première fois, nous conduisons nos lecteurs sur la Route Noire, il fait bien noir. Inutile de le dire peut-être, aucune lumière artificielle ne l’éclaire. La lune est absente ; seules, de pâles étoiles scintillent au firmament… On dirait de petits lampions, placés là, non dans le but d’éclairer, mais par parure seulement.

Qui donc… quelles sortes de gens habitent les masures bordant la Route Noire ?…

Rien ne paraît plus facile que de s’en assurer. Il n’y a qu’à s’approcher de l’une de ces masures et regarder ce qui se passe à l’intérieur, si le cœur nous en dit, et si nul scrupule ne nous interdit pareille indiscrétion, car ni stores, ni rideaux n’en voilent les fenêtres.

Dirigeons-nous vers la droite, ayant soin cependant de ne pas mettre le pied sur quelque « ventre de bœuf ».

Ah !… Impossible de distinguer quoique ce soit, à l’intérieur de cette première maison, car, à défaut de stores, la poussière et les fils d’araignées ont tissé un rideau naturel à travers lequel l’œil ne peut que très difficilement pénétrer. D’ailleurs, les masures de la Route Noire sont, apparamment, éclairées au moyen de chandelles de suif, qui, on le devine, répandent plus d’odeur nauséabonde que de clarté.

Pourtant… En nous approchant de très près ; en collant nos yeux sur les vitres, nous parviendrons peut-être à voir quelque chose…

Dans cette masure donc, un groupe d’hommes et de femmes est réuni : toute une famille probablement. Ils sont assis en rond, sur des caisses vides. Au centre du cercle qu’ils forment, des enfants, trois ou quatre, se roulent sur le paillasson recouvrant le sol. Sur une caisse, plus grande et plus haute que celles qui servent de sièges, est une chandelle de suif, qu’une femme à tête blanche « mouche » toutes les deux ou trois minutes à peu près.

Ces gens, (cette famille), causent ensemble ; mais la conversation ne parait pas être très animée ; c’est plutôt une sorte de murmure confus et monotone que l’on entend. De temps à autre, une voix de femme, voix de tête, s’élève, pour réprimander les enfants, puis le murmure monotone de tout à l’heure reprend de plus belle. Malheureusement, on ne peut pas distinguer les visages de ces gens ; la flamme de la bougie n’illuminant qu’un cercle restreint.

Procédons plus loin… Arrêtons-nous à la deuxième masure, de laquelle nous parvient le son d’un instrument à corde, accompagnant un chant assez étrange ; une curieuse mélodie, de quatre ou cinq notes seulement.

À travers les vitres, plus… décorées peut-être que les premières, on aperçoit un autre groupe de gens, plus nombreux que celui de l’autre maison. Sur un seau renversé, un individu est assis et joue d’un instrument à corde, au son duquel tous balancent la tête en chantant. Il y a là des voix (voix de tête pour, la plupart) qui feraient fortune sur un théâtre ; des voix à l’extraordinaire registre, soutenant les notes les plus hautes avec une facilité vraiment remarquable.

Irons-nous plus loin ?… Nous dirigerons-nous vers la troisième masure, de laquelle, aussi, nous arrivent les accords d’un instrument à corde ?…

Nous y voici… Regardons et écoutons… Mais ce n’est plus du chant qu’on entend : ce sont des cris. Et ce que l’on voit, quoiqu’indistinctement, ce sont des gens se livrant à des contorsions, désignées par eux, sans doute, du nom de danses. Évidemment, dans cette troisième masure, on donne un bal… non à l’huile, mais au suif.

Ces trois masures que nous venons de visiter sont, nous l’avons dit, du côté droit de la Route Noire, en allant vers l’ouest. À gauche, leur faisant face est une autre maison, qui ne ressemble en rien à celles que nous venons de décrire.

Tout d’abord, à l’encontre des maisons mentionnées déjà, celle-ci on l’aperçoit à peine, en passant, car une forêt en miniature la sépare du chemin. Puis, cette demeure est à deux étages ; de plus, elle est blanchie à la chaux. Voici pour l’extérieur.

Quant à l’intérieur, au lieu de paillassons, des nattes tressées en recouvrent le sol. Au lieu de caisses en guise de meubles, la maison qui nous intéresse pour le moment, est meublée. Rien de luxueux, bien sûr ; rien de bien moderne non plus ; mais, dans la salle d’entrée, servant, elle aussi probablement de salon et de salle à manger, il y a une table, trois fauteuils et un canapé.

Puisque nous sommes en frais commettre des indiscrétions, entrons dans cette maison et voyons ce qui s’y passe.

La salle d’entrée est sombre : une faible lueur seulement y pénètre, venant de la pièce du fond, qui doit être la cuisine. Près de la table, une femme est assise ; la tête appuyée sur ses deux bras repliés, elle pleure… Elle est entièrement recouverte d’une mante rouge feu, dont le capuchon relevé laisse échapper quelques mèches de cheveux.

En regardant pleurer cette femme, on se sent ému, malgré soi ; rien n’émeut et n’attriste plus, en effet que de voir pleurer une personne âgée… La jeunesse, quelque soit sa peine, est assez vite consolée ; c’est qu’il lui reste toujours l’espérance de jours meilleurs. Mais la vieillesse !… Elle n’a de consolation, d’espoir que dans la mort, qui seule, lui semble-t-il, pourra la délivrer. Le sourire ne devrait-il pas plutôt orner sans cesse les lèvres du vieillard qui s’achemine vers le tombeau, puisque sa tâche ici-bas est finie et qu’il va recevoir bientôt sa récompense ?… Oh ! La vieillesse qui souffre et pleure, quoi de plus pathétique !…

Mais, pour revenir à celle que nous venons de voir pleurer ; elle paraît inconsolable. De longs sanglots s’échappent de sa poitrine ; des sanglots qu’on ne saurait entendre, sans éprouver une grande sympathie pour celle qui souffre à ce point.

Soudain, la porte séparant la salle d’entrée de la cuisine s’ouvre sous une poussée vigoureuse ; une femme de haute stature et très corpulente apparaît sur le seuil. À la lueur d’une bougie qu’elle tient à la main, on distingue parfaitement le visage de la nouvelle arrivée ; or, ce visage est noir comme l’ébène.

Une négresse. Une domestique, sans doute.

Elle s’avance dans la pièce, puis s’approchant précipitamment de celle qui pleure et s’agenouillant devant elle, elle s’écrie :

Mlle Luella ! Mlle Luella ! Oh ! Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

— Ah ! Salomé ! répond une voix, sanglotante, il est vrai, mais jeune et fraîche. Tu le sais bien pourquoi je pleure !