L’homme de la maison grise/02/08

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 71-75).


Chapitre VIII

UNE PRESQUE DÉCLARATION


Le départ du prêtre ne dérangea pas le « concert ». Annette chanta d’autres romances, en s’accompagnant, soit sur le piano, soit sur la guitare.

— Yvon, fit soudain Lionel Jacques, chante-nous donc quelque chose ; c’est à ton tour maintenant.

— Vous chantez, M. Yvon ? demanda la jeune fille.

— S’il chante ! Il s’accompagne aussi sur le piano, répondit Lionel Jacques. Chante donc une romance, mon garçon, ajouta-t-il.

Sans se faire prier, le jeune homme se mit au piano et il chanta deux jolies choses. Sa voix était assurément fort belle et il disait bien.

Encore ! Encore ! s’écria Annette, en applaudissant.

Cette fois, l’aveugle accompagna la chanson avec sa guitare, puis Yvon ayant entonné une romance qu’elle connaissait, elle joignit sa voix à celle de son ami. Ces deux belles voix, accompagnées du piano et de la guitare, c’était vraiment magnifique et Lionel Jacques ne se lassait pas de les écouter. Même, Catherine abandonna un instant ses fourneaux, et Jasmin son jardin, pour venir écouter jouer et chanter les deux artistes.

— Savez-vous, fit Lionel Jacques pendant le dîner, tandis que vous chantiez, tout à l’heure, je pensais à une chose… Il m’est venu une idée, que je crois lumineuse.

— Oui, M. Jacques ? Qu’est-ce donc ? demanda Yvon.

— Si vous donniez un concert, tous deux… disons, au bénéfice de l’église de la Ville Blanche… Il y a aussi Mme Foulon, la femme de notre marchand, qui pourrait collaborer, car elle est musicienne et elle possède une belle voix de contralto.

— Vous l’avez dit, M. Jacques, c’est une idée lumineuse que vous avez là ! s’écria Yvon. Mais, où le donnerions-nous ce concert ?

— Dans la salle de l’école.

— Il y a une salle ? Vraiment ?

— Oui. Le rez-de-chaussée a été converti en salle paroissiale ; c’est là que se rassemble le conseil de la Ville Blanche, et puis là aussi a lieu la distribution de prix des écoliers, chaque année.

— Ce serait splendide, splendide ! s’exclama Annette.

— Y a-t-il une estrade dans votre salle ? Et un piano ?

— Il y a une estrade, mais pas de piano. C’est Mme Foulon qui nous prête le sien quand nous donnons des séances.

— Alors, c’est fait ! dit Yvon. N’est-ce pas, Annette, que nous donnerons un concert, vous et moi, au profit de l’église de la Ville Blanche ? demanda-t-il, en se tournant du côté de la jeune fille.

— Ah ! Si ça se pouvait ! répondit-elle en soupirant.

— Bien sûr que ça se peut !

— Voyez-vous, M. Yvon, reprit-elle, le visage attristé soudain, ce concert devra se donner le soir… et moi… le soir, je ne serai pas libre de venir ici.

Elle ne put retenir ses larmes, la pauvre enfant. Le tableau peint par Lionel Jacques lui avait paru si beau, si parfait. Organiser un concert ! Chanter avec Yvon ? C’eut été idéal, idéal ! Mais comment parviendrait-elle à s’échapper de la Maison Grise, le soir surtout ?… Non, ce serait impossible, malheureusement !

— Annette, demanda Yvon, ne vous est-il jamais arrivé, pour une raison ou pour une autre, d’être retenue à la ville, le soir ?

— Oui, cela m’est arrivé, deux fois déjà. Surprise par l’orage, il m’a été impossible de retourner chez-nous.

— Et qu’en a dit ou fait votre grand-père ?

— Rien… Il n’a rien dit, rien fait ; les raisons que j’avais à lui donner étaient valables et il sait bien que contre l’impossible nul n’est tenu.

— Alors, fit Yvon, rien ne vous serait plus facile que de rester à W… le soir du concert, ce me semble… Une excuse quelconque…

— Un mensonge ?…

À cette question d’Annette le jeune homme ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire d’ailleurs ? Il trouva préférable de parler d’un projet qu’il avait en tête depuis assez longtemps :

— Savez-vous, ma petite amie, dit-il, il vous faudrait faire la connaissance de Mme Francœur, ma maîtresse de pension ; je suis sûre qu’elle arrangerait l’affaire du concert de ces mieux… C’est une fort excellente femme que Mme Francœur, je vous l’assure, Annette, et je sais qu’elle vous aimerait tout plein, si elle vous connaissait.

— L’idée d’Yvon est bonne, je crois, chère enfant, interposa Lionel Jacques. Mme Francœur s’intéresserait à vous et il serait à propos que vous eussiez une femme pour amie.

— Pourtant, M. Jacques, répondit Annette, grand-père finirait par le savoir, ou, du moins, s’en douter, si je faisais trop de connaissances, et vraiment, je ne saurais vous le cacher, je tremble à la pensée de ce qui arriverait, s’il apprenait jamais que je l’ai trompé !

— Nous reprendrons ce sujet, voulez-vous, Annette ? dit Lionel Jacques, au moment où l’on se levait de table.

— Certainement, si vous le désirez, M. Jacques !

Le projet de concert avait tellement de charme pour nos trois amis qu’ils causèrent encore longuement, après le dîner.

— C’est le curé qui va être content ! s’exclamait, à tout propos, Lionel Jacques. Il a besoin de tant de choses pour son église, et notre concert ne peut manquer de rapporter gros.

— Espérons-le du moins, ajouta Yvon.

Dans le courant de l’après-midi, les deux jeunes gens allèrent faire une petite promenade à pied. Yvon tenait à ce qu’Annette parcourut toute la Ville Blanche, en sa compagnie.

Lorsqu’ils revinrent de leur promenade et qu’ils allaient passer devant le magasin. Yvon vit Mme Foulon, sur sa véranda. En apercevant les deux jeunes gens, l’aimable femme se pencha au-dessus du garde-corps et dit :

— Bonjour, M. Ducastel !…

— Bonjour, Mme Foulon, répondit Yvon en enlevant son chapeau.

— Vous ne passez pas sans arrêter, sûrement ! reprit Mme Foulon. Ne viendrez-vous pas vous asseoir sur ma véranda et me tenir compagnie, M. Ducastel, ainsi que Mademoiselle. Elle désigna Annette.

Mlle Villemont, Mme Foulon, fit le jeune homme. Annette, ajouta-t-il c’est Mme Foulon… Vous avez entendu M. Jacques mentionner le nom de Mme Foulon, plus d’une fois.

— Je suis heureuse de faire votre connaissance, Mlle Villemont, dit l’excellente femme, en prenant la main d’Annette et attirant la jeune fille auprès d’elle. Je savais que vous étiez en visite au Gîte-Riant. comme de raison, reprit-elle en riant ; les nouvelles vont toujours bon train, à la Ville Blanche ; elles sont si rares !

— Madame, fit Annette, alors que tous trois causaient ensemble, j’aimerais bien vous entendre jouer du piano et chanter ! M. Jacques et M. Ducastel m’ont dit que vous étiez musicienne et que vous possédiez une belle voix de contralto.

— Entrons au salon alors, répondit Mme Foulon. Je suis certaine que vous êtes musicienne et que vous chantez aussi, Mlle Villemont ?

— Un peu… Très peu… M. Ducastel…

— Je connais son talent ! M. Ducastel a chanté dans l’église, à la grand’messe, dimanche dernier.

Une demi heure fort agréable fut passée chez la femme du marchand. À deux ou trois reprises, Yvon avait ouvert la bouche, pour parler du projet de concert ; mais il avait été interrompu, et ensuite, il n’y avait plus pensé.

On se sépara, avec promesse de se revoir.

— J’espère que vous ne manquerez pas de venir me rendre visite, chaque fois que vous viendrez à la Ville Blanche, Mlle Villemont, avait dit Mme Foulon.

— Je n’y manquerai certes pas… et merci de votre invitation, avait répondu Annette. Au revoir, Madame !

— Au revoir, Annette !… J’aimerais à vous appeler Annette, si vous n’y avez pas d’objections.

— Ça me fera tant plaisir, oh ! tant ! s’écria la jeune fille. Et puis… j’aimerais bien à vous embrasser avant de partir.

— Chère, chère enfant ! s’exclama Mme Foulon, en pressant Annette dans ses bras.

Les yeux de la bonne dame se remplirent de larmes ; elle compatissait tant à l’affliction de la jeune aveugle !

— Trois ! fit Yvon, lorsque lui et Annette furent rendus sur le trottoir.

La jeune fille tourna vers lui son visage étonné.

— Trois ?… Que voulez-vous dire, M. Yvon ?

— Je veux dire que vous comptez trois amis sincères et dévoués. Annette : Mme Foulon, M. Jacques, et moi.

Les paupières de l’aveugle s’humectèrent ; mais aussitôt, elle sourit.

— Vous oubliez le curé de la Ville Blanche, dit-elle.

— Ah ! oui ! Le curé… répondit Yvon, presque froidement. Ça fait quatre, alors, ma petite amie.

— Tout le monde est si bon pour moi… et je le mérite si peu ! murmura-t-elle.

— S’il y a quelqu’un au monde qui mérite d’être aimé c’est bien vous, Annette ! s’écria Yvon, en saisissant la main de sa compagne. Quant à moi… je… je donnerais ma vie pour vous. Dieu le sait !

Annette pâlit et rougit, tour à tour. Dans ses yeux si doux, une expression indéfinissable, tragique, on eut dit, se refléta, puis ses lèvres tremblèrent, comme si elle allait pleurer.

Yvon n’était pas moins ému qu’elle ; il pâlit, tandis que ses yeux ardents se posaient sur la jeune fille.

— Annette… commença-t-il, d’une voix vibrante, je ne peux vous cacher plus longtemps les…

Qu’allait-il dire ?… Des paroles irrévocables ; des paroles qui décideraient de leur avenir à tous deux… Ce qui l’empêcha de continuer la phrase qu’il avait commencée, c’est qu’il venait d’apercevoir, venant à leur rencontre, Patrice Broussailles, le maître d’école de la Ville Blanche.

Patrice Broussailles !… Quoiqu’il fronçât les sourcils, à la vue de ce garçon qu’il méprisait, on le sait, Yvon eut un sourire amusé, en l’apercevant. C’est que Patrice portait à la main un petit rouleau de papier. Or, même lorsqu’il était garçon-à-tout-faire, à la banque, jadis, ce type avait eu l’habitude de se munir d’un rouleau de papier ainsi, chaque fois qu’il mettait le pied dehors. Sans doute, il était sous l’impression que cela lui donnait un air important, le faisait passer pour un savant, un intellectuel. Maintenant qu’il était devenu maître d’école (quelques-uns même, à la Ville Blanche, le nommait « le professeur », ce qui avait le don de faire rire Yvon aux larmes), maintenant, dis-je, le petit rouleau de papier devait paraître indispensable à ce bon Patrice ! Il était, d’autant plus, fort probable que le rouleau en question ne se composait que de feuilles blanches. C’était vraiment comique !

Tout de même, nous le répétons, Yvon fronça les sourcils, en apercevant « le professeur », et il se dit qu’il allait passer sans s’arrêter, afin de ne pas donner à ce garçon la chance de faire la connaissance d’Annette.

Mais Patrice ne l’entendait pas ainsi ! Il en avait décidé autrement. Au lieu de passer tout droit, il s’arrêta au beau milieu du trottoir et dit à Yvon :

— Bonjour Ducastel ! Belle journée, n’est-ce pas ?

— Oui. bien belle, répondit sèchement Yvon.

Cependant, l’excellent Patrice ne se rebuta pas pour si peu. Dévorant des yeux la jeune fille, il demanda, « effrontément » se dit Yvon :

— Ne me ferez-vous pas l’honneur de me présenter à Mademoiselle ?

Il s’inclina devant Annette, quoiqu’il sut fort bien qu’elle ne pouvait pas le voir. (Tous, à la Ville Blanche, savaient, on le pense bien, que la jeune fille qui était en visite au Gîte Riant était aveugle. Comment avaient-ils appris la chose ? Qui eut pu le dire ? Mais il en était ainsi).

Yvon se vit donc dans l’impossibilité de refuser et il dut présenter les deux jeunes gens l’un à l’autre :

Mlle Villemont, je vous présente M. Broussailles, fit-il, froidement.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle ! dit Patrice en tendant, machinalement, la main vers Annette. Mais aussitôt. entre lui et la jeune fille se dressa un collie de grande taille ; c’était, on s’en doute bien, Guido. Le chien fixa sur le trop familier jeune homme ses yeux remplis de colère, puis il se mit à gronder et à montrer toutes ses dents.

— Ah ! Vous avez là un chien qui n’est pas commode, Mlle Villemont ! s’écria « le professeur » avec un rire jaune, car il était vraiment effrayé.

Chacun de nous a sa ou ses « peurs » prétend-on. Quant au maître d’école de la Ville Blanche, sa peur, à lui, c’était, évidemment, celle des chiens. S’il se voyait obligé de toucher à un chien, il ne le faisait qu’en tremblant, résultat : la bonne bête, sachant qu’on le craignait, faisait ordinairement de son mieux pour effrayer davantage celui qui le caressait si à contrecœur.

Cette fois, cependant, Guido n’entendait pas à rire et ce pauvre Patrice était blanc de peur, ce qui, nous regrettons d’avoir à le dire, amusait excessivement Yvon Ducastel.

— Guido n’est pas méchant pourtant, Monsieur, dit Annette.

— Guido est le chien le plus doux, le plus paisible de la terre, au contraire, amplifia Yvon.

— Alors, je n’ai pas le don de lui plaire, fit Patrice, de sa voix désagréable.

— Évidemment, murmura Yvon.

— De plus, probablement que le chien a ses préférés, reprit Patrice d’un ton gouailleur et en jetant sur notre jeune ami un regard que celui-ci lui eut fait payer cher, si ce n’eut été de la présence d’Annette.

— Au revoir, M. Broussailles ! se contenta-t-il de dire. Nous sommes pressés, ajouta-t-il, et vite il entraîna la jeune aveugle.

— Vous ne l’aimez pas ce Monsieur Broussailles, n’est-ce pas, M. Yvon ? demanda la jeune fille à son compagnon.

— Non, je ne l’aime pas… Si j’avais pu m’en exempter, je ne vous l’aurais certes pas présenté, car il ne saurait être un ami pour vous, jamais, Annette… M. Jacques a confiance en Patrice Broussailles ; moi, pas !

— Je le vois bien, répondit Annette en souriant.

— Je sais ce que vaut ce garçon… il ne vaut pas cher… et je vous conseille fortement, ma petite amie, de lui faire froide mine, s’il essaye de se placer sur votre chemin… ce qu’il en manquera pas de faire, probablement.

— Je suivrai votre conseil, M. Yvon, promit-elle.

Les heures s’écoulent vite, trop vite, quand on est heureux. Le moment du départ d’Annette arriva, et les deux hommes, Lionel Jacques et Yvon, nous voulons dire, se sentaient fort attristés à la pensée de la voir partir. Mais on ne pouvait la garder plus longtemps ; ce serait courir le risque d’exciter les soupçons de l’homme de la Maison Grise.

La voiture attendait au bas des marches du Gîte Riant ; la jeune aveugle et Yvon y prirent bientôt place. Annette pleurait.

— J’ai été si, si heureuse toute cette journée ! disait-elle. Merci ! Oh ! merci, M. Jacques… et adieu !

— Vous reviendrez, Annette, je l’espère ? demanda Lionel Jacques.

— Si je le peux, répondit-elle, souriant à travers ses larmes.

— À bientôt alors, chère enfant ! Lorsque la voiture contenant les deux jeunes gens eut franchi la muraille de sapins séparant la Ville Blanche du reste de l’univers, pour ainsi dire, Lionel Jacques se laissa tomber sur un siège en soupirant.

— Ô ciel ! murmura-t-il. Que j’aurais voulu la garder près de moi… ne la laisser partir jamais, la douce enfant !… Suis-je assez malheureux ?… Malheureux, certes, je le suis… plus que je ne l’étais hier, moins que je le serai demain probablement… Ô Annette, Annette ! De vous avoir revue, cela n’a fait que me torturer davantage et augmenter mon désespoir !

Et Lionel Jacques, l’ex-gérant de banque, le grave homme d’affaires, le propriétaire de la Ville Blanche, se mît à pleurer comme un enfant.