L’homme de la maison grise/02/03

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 54-58).


Chapitre III

SERMENTS D’AMITIÉ


Il sembla à Yvon, soudain, que la Ville Blanche pouvait être comparée à un grand bol de lait, dans lequel un insecte hideux et repoussant serait tombé… Patrice BroussaillesN’était-ce pas étrange que Lionel Jacques eut tant confiance en cet être vraiment perverti ?…

Yvon fut presque tenté d’éclairer l’ex-Gérant de banque sur certains faits concernant son ex-homme-à-tout-faire… La Ville Blanche, cet asile de paix, d’honnêteté et de bonheur, cet endroit idéal, ce paradis terrestre, était contaminé, selon lui, par la présence d’un Patrice Broussailles. Cependant il garda pour lui-même ses réflexions… Peut-être ce garçon avait-il changé de conduite… Les occasions, lui manquant, sans doute qu’il était devenu un modèle de sobriété maintenant… D’ailleurs, « noblesse oblige », n’est-ce pas ? et le maître d’école, celui à qui étaient confiées l’instruction et l’éducation des enfants de la Ville Blanche, savait se tenir à la hauteur de sa noble mission probablement…

Dans tous les cas, notre jeune ami se dit que ce n’était pas tout à fait de ses affaires la conduite de Patrice Broussailles et il résolut de se taire, entendu que personne au monde n’a eu à se repentir encore de ne jamais se mêler de ce qui concerne son prochain ; « entre l’arbre et l’écorce, etc., etc. ».

Huit jours s’étaient écoulés depuis le retour de Lionel Jacques en son domaine, et Yvon trouvait que le temps passait bien vite, trop vite, au gré de ses désirs. Deux fois, il était allé à W… ; une fois, pour y ramener l’express d’Étienne Francœur, une autre fois, pour y faire une simple promenade.

On était au mardi. Dans le courant de l’après-midi de ce jour, le jeune homme se disposa à retourner à la ville, y faire quelques commissions pour Lionel Jacques.

— Tu ne manqueras pas de revenir ce soir, n’est-ce pas, Yvon ? lui demanda son hôte.

— Bien sûr que non ! Je serai de retour, entre six et sept heures. M. Jacques, entendu que les règlements du Gîte-Riant ne sont pas aussi sévères que ceux de la Maison Grise, répondit Yvon en riant.

— Du moment que tu reviendras…

— Ne m’attendez pas pour souper cependant, M. Jacques, reprit notre jeune ami. Catherine me donnera bien une bouchée, si j’arrive en retard, je le présume.

S’étant acquitté de toutes ses commissions, Yvon se dit qu’il irait faire une petite promenade du côté de la houillère, voir ce qui s’y passait.

Arrivé à mi-chemin à peu près, entre sa maison de pension et le lieu de sa destination, il s’arrêta soudain ; c’est qu’il venait d’entendre le son d’une guitare.

— Annette, l’aveugle ! se dit-il. Ah ! La pauvre enfant ! Combien de fois depuis huit jours, j’ai entendu, de loin, le son de sa guitare !… Cette fois, je ne passerai pas sans arrêter.

Il s’approcha de l’endroit d’où lui parvenait le son de l’instrument sur lequel des doigts légers exécutaient des accords dans le mineur ; il comprit que ces accords devaient être le prélude d’une chanson. Il ne se trompait pas.

De la position qu’il occupait, Yvon ne voyait que le dos de la chanteuse. Il vit une taille svelte, presque frêle, une chevelure dorée, abondante et relevée selon la mode du jour ; cette chevelure devait servir de cadre, lui semblait-il, à un visage presque parfait.

Mais la jeune aveugle chantait, et chaque parole qu’elle disait pénétrait comme un dard dans le cœur de son sympathique auditeur. Voici ce qu’elle disait, d’une voix fraîche et douce :

L’AVEUGLE

Vous qui passez, fortunés de la
( terre,
Vous dont les yeux voient le soleil qui luit.
Compatissez à ma grande misère ;
Je suis plongée en une affreuse
(nuit.

II
Je ne puis voir les arbres, la

( feuillée,
Ni l’herbe, ni les odorantes
( fleurs…
Quel triste sort ; je suis aveugle-
( née ;
Mon œil éteint ne connait que
( les pleurs !

III
Lorsque l’oiseau chante dans le

( feuillage,
Mon cœur s’étreint et je pleure
( tout bas…
Que je voudrais admirer ton plu-
( mage,
Ô chantre ailé !… Mais je ne te
(vois pas.

IV
Mais, dans le ciel, où règne la

( lumière,
J’espère voir, un jour et contem-
( pler
Le Dieu si bon, dont la main tu-
( télaire
De mon chemin, écarte le danger.

V
Vous qui passez, fortunés de la

( terre,
Vous dont les yeux voient le so-
( leil qui luit.
Compatissez à ma grande misère ;
Je suis plongée en une affreuse
( nuit !

— N’est-ce pas, M. l’Inspecteur, qu’elle chante bien, Annette, l’aveugle, et n’est-ce pas triste et touchant ce qu’elle dit ? fit soudain une voix, près d’Yvon.

— Tiens ! Léon ! Toi !

— Léon Turpin, pour vous servir. M. l’Inspecteur !

— Et d’où viens-tu, mon petit ? Où vas-tu ?

— Je viens de chez-nous, M. l’Inspecteur ; je m’en vais rapporter cette selle chez une des pratiques de mon papa, répondit l’enfant.

Tout en parlant, le jeune homme et le garçonnet s’étaient approchés de l’aveugle. Elle était seule, pour le moment ; ceux qui l’avaient écoutée chanter, tout à l’heure, étaient retournés, chacun à ses affaires.

Soudain, un chien de grande taille vint poser ses pattes sur les épaules d’Yvon.

— Guido ! s’écria notre ami. Mais, oui, c’est Guido !

Instinctivement, il chercha, du regard M. Villemont, le maître du chien ; il ne l’aperçut nulle part.

— Vous connaissez donc Guido, M. l’Inspecteur ? demanda Léon, assurément fort étonné.

— Oui, je connais Guido… Je l’ai rencontré déjà, répondit Yvon en souriant.

— Alors, vous savez que c’est le chien de…

Le jeune homme ne l’écoutait pas. Il suivait le collie, qui paraissait vouloir l’entraîner quelque part… et… oui… Guido le conduisait droit à la jeune aveugle !…

— Comment se fait-il…

— Guido c’est le chien d’Annette, l’aveugle, vous savez, M. l’Inspecteur, fit Léon. Guido… vous comprenez… le guide de l’aveugle…

Guido, le chien de l’aveugle !… Mais alors… M. Villemont, l’hermite de la maison Grise

Il n’eut pas le temps de se livrer à ses réflexions, ni de tirer des conclusions, car il était arrivé auprès d’Annette.

Un cri faillit lui échapper… Il venait de reconnaître le visage exquisément beau qu’il avait vu, en rêve (oui, ce devait être en rêve) deux fois, lors de son séjour à la Maison Grise !

Mlle Annette, dit Léon, voici M. l’Inspecteur… M. Ducastel, vous savez… celui qui…

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle ! interrompit Yvon, en s’inclinant profondément devant la jeune fille, comme si elle eut pu le voir.

— Je vous connais de réputation, Monsieur, et cela depuis longtemps, fit Annette avec un sourire qui découvrit une vraie rangée de perles fines et qui creusa d’admirables fossettes dans ses joues, roses, pour le moment.

— Puis-je espérer qu’on ne m’a pas donné un trop mauvais nom alors ? demanda le jeune homme en souriant.

— C’est mon petit ami Léon qui m’a souvent parlé de vous, répondit-elle. Elle leva sur son interlocuteur de grands yeux bleus, tristes, doux et profonds et Yvon sentit ses paupières s’humecter de larmes. Aveugle !… Dire qu’elle était aveugle cette exquise jeune fille ; que ses yeux, si beaux, si expressifs, ne voyaient pas !…

— C’est la première fois que j’ai le plaisir de vous rencontrer, Mademoiselle, dit Yvon ; mais, ajouta-t-il plus bas, après s’être assuré que Léon était parti et qu’il était seul avec la jeune fille. Guido et moi nous sommes de vieux amis.

— Gui… Guido ? s’exclama-t-elle.

— Mais, oui.. Je l’ai vu, plus d’une fois… à… à la Maison Grise.

— Chut ! Oh ! S’il vous plaît ne pas mentionner ce nom ! supplia-t-elle.

— Ne craignez rien, Mlle Annette… Nous sommes seuls, vous et moi, ajouta Yvon, se rappelant tout à coup qu’elle était aveugle ; qu’elle ne pouvait savoir, conséquemment, que personne n’était témoin de leur conversation.

— C’est donc vous qui…

— Oui. C’est moi qui ai séjourné… là où vous savez, pendant plusieurs jours, avec un malade.

Des gens s’approchaient. Yvon ne dit plus rien ; il se contenta de déposer une grosse pièce blanche dans la main de l’aveugle, après quoi il continua son chemin.

Combien il eut désiré entretenir Lionel Jacques de ses expériences de la journée ! Il n’en fit rien cependant. Non, il attendrait, pour ce faire, d’en avoir obtenu permission. Car, il se proposait bien de revoir la jeune aveugle et de causer plus longuement avec elle… Il voudrait devenir son ami, un ami sincère, fidèle, sur lequel elle pourrait compter, toujours et en toutes circonstances…

Yvon le devinait, il y avait quelque chose d’infiniment dramatique dans la vie d’Annette… Pourrait-on s’en étonner, puisqu’elle demeurait sous le même toit que M. Villemont… son parent, sans doute : son oncle, ou son grand-père… Il saurait bientôt quel lien de parenté unissait cette exquise jeune fille à cet homme brutal.

Deux, jours plus tard, il retourna à W… Étant parti tard, l’Angelus du soir sonnait lorsqu’il se disposa à retourner à la Ville Blanche.

C’est un jeune homme bien déçu qui quittait W…, tout de même, car il n’avait aperçu Annette nulle part. Sous un prétexte ou un autre, il avait parcouru toute la ville sans voir celle qu’il cherchait. Il est vrai qu’il s’était bien gardé de s’informer d’elle, à qui que ce fut ; la pauvre enfant était assez affligée d’être aveugle ; il n’allait pas risquer de la compromettre peut-être, en exhibant l’intérêt qu’elle lui inspirait.

Il allait passer près du Sentier de Nulle Part, lorsqu’il aperçut, le précédant, celle qu’il avait tant cherchée ; elle était, comme toujours, accompagnée de Guido. Elle conduisait le chien par une chaîne attachée à son collier… ou plutôt, c’était le collie qui conduisait sa jeune maîtresse, sur le chemin rocailleux.

Inutile de le dire, c’est Guido qui avertit l’aveugle de l’approche d’Yvon il aboya avec tant de force, pour exprimer sa joie, qu’elle l’en réprimanda :

— Ne fais donc pas tant de bruit, Guido ! C’est un cheval qui s’en vient… je l’entends bien, et d’ailleurs, celui qui le monte ne peut manquer de nous voir, toi et moi ; il saura bien nous éviter.

Yvon sauta par terre et s’approcha de la jeune aveugle.

— Ne craignez rien, Mlle Annette, dit-il. Je suis Yvon Ducastel… celui qui a eu le plaisir de causer avec vous quelques instants, avant hier.

— Oui, je sais… ou, du moins, je le devine bien, répondit-elle, avec un sourire qu’il trouva ravissant. Guido n’a pas l’habitude de manifester si bruyamment sa joie ; c’est parce qu’il vous connaît… parce qu’il vous aime aussi, sans doute.

— Vous retournez chez-vous, je le présume ? demanda-t-il.

— Oui, je retourne chez moi.

— Me permettriez-vous de faire route avec vous, Mlle Annette ?

— Nous ne devons pas nous diriger du même côté, ce me semble…

— Qu’importe ! Laissez-moi vous accompagner, je vous prie !

— Je… Je… ne sais pas… Je n’ai jamais accepté l’escorte de qui que ce soit auparavant…

— Ne ferez-vous pas exception pour moi, Mlle Annette ?… Voyez-vous, je suis persuadé d’une chose depuis… depuis avant-hier ; c’est que nous sommes destinés à devenir les meilleurs amis du monde, vous et moi.

— Amis ?… Ah ! Je n’ai jamais connu ce qu’est l’amitié, de ma vie, M. Ducastel, dit-elle tristement. Vivant seule avec mon grand-père qui…

— Ainsi, M. Villemont est votre grand-père, Mlle Annette ?

— Mon grand-père, oui… il est aussi mon seul parent ici-bas.

— Alors, je vous plains ! faillit s’écrier Yvon… qui n’avait pas beaucoup aimé l’homme de la Maison Grise, on le sait.

— Vous prenez le Sentier de Nulle Part pour retourner chez-vous, Mlle Annette ? demanda-t-il seulement.

— Oui, toujours… C’est le chemin le plus direct… et le seul que mon grand-père me permette de suivre… N’étiez-vous pas à cheval, M. Ducastel ? J’ai cru que…

— J’étais à cheval, en effet. Mais Presto me suit comme un chien, si je lui ordonne de le faire… Ne donnerez-vous pas la liberté à Guido, Mlle Annette et ne prendrez-vous pas mon bras plutôt ?… Ayez confiance en moi ; je vous conduirai, sans accident, à destination.

— Je n’en doute nullement… Seulement… Vraiment, je ne sais trop que faire, répondit-elle, d’un ton fort perplexe… Pourtant… oui, j’ai confiance en vous… au point d’être certaine d’une chose ; c’est que vous ne me demanderiez pas de faire quelque chose qui serait mal, ou contre les convenances, M. Ducastel.

— Certes, non, chère enfant ! répondit-il, très ému de la confiance qu’elle mettait en lui.

Il détacha la chaîne d’après le collier du chien, donnant ainsi la liberté à celui-ci, puis il plaça sur son bras la main de la jeune fille.

— Connaissez-vous le Roc du Lion Couché ? demanda-t-elle soudain.

— Oui, je le connais bien.

— Alors, il faudra nous séparer, à cet endroit. Les rochers sont plutôt clair-semés, ensuite, jusqu’à la Maison Grise, et mon grand-père pourrait nous voir.

— Qu’est-ce que ça fait ?

— S’il me voyait accompagnée de quelqu’un… je… il… il… Oh ! je ne sais ce qu’il me ferait ! fit-elle en frissonnant.

— Votre grand-père, Annette…. Dites-moi, Oh ! dites-moi ; est-il cruel pour vous ? (Il allait dire « brutal »).

Elle ne répondit pas ; mais il la vit pâlir ; il vit aussi ses pauvres yeux se remplir de frayeur. Rien ne pouvait être plus éloquent vraiment !

— N’est-ce pas que vous allez me considérer, dorénavant, comme votre ami, votre meilleur ami ? demanda-t-il.

— Je ne demande pas mieux, M. Ducastel ; je suis si, si seule… si, si délaissée ! et la jeune aveugle éclata en sanglots.

— Ne pleurez pas ainsi, ma petite amie ! implora Yvon. On dit que l’amitié est une précieuse chose… je vous serai entièrement dévoué ; il n’est rien au monde que je ne serai prêt à faire pour vous prouver mon dévouement !

— Votre amitié… Peut-être que vous ne comprenez pas tout à fait ce que ce sera, pour moi, de me dire que j’ai un ami !… La vie va me sembler toute autre maintenant, M. Ducastel !

— Merci, Annette, merci de ces bonnes paroles ! s’écria le jeune homme. Bientôt, vous apprendrez à m’appeler par mon prénom, je l’espère…

— Le Roc du Lion Couché… murmura-t-elle ; nous devons en approcher…

— Nous y arrivons, précisément !… Il m’en coûte de vous quitter, croyez-le, chère enfant !

— Il le faut… Adieu, M. Ducastel !

— Ne direz-vous pas plutôt : « Au revoir, Yvon », Annette ?

— Au revoir, Yvon, répéta-t-elle docilement, tandis qu’un peu de rose montait à ses joues.

— Au revoir, Annette ! Dieu vous garde ! fit-il en saisissant la main de la jeune fille et y posant ses lèvres.

Bientôt, les deux nouveaux amis contournaient le Roc du Lion Couché ; Annette, pour se diriger vers la sinistre Maison Grise; Yvon, pour retourner à la riante Ville Blanche.