L’homme de la maison grise/01/13

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 38-42).

Chapitre XIII

ILLUSION D’OPTIQUE ?…


Murmurant un : « Bonjour, M. Villemont » ! en passant, Yvon se rendit directement à sa chambre ; c’est qu’il avait bien hâte de revoir son compagnon et d’apprendre comment s’était écoulée la journée, pendant son absence. D’ailleurs, une certaine inquiétude axait subsisté dans son esprit, au sujet de Lionel Jacques et il lui tardait de s’assurer que tout était à l’ordre.

Le malade, assis dans son lit, accueillit joyeusement son jeune ami.

— Ah ! fit-il. J’ai reconnu ton pas, dans le petit corridor, Yvon !

— Comment avez-vous passé la journée, M. Jacques ?

— Bien. Très bien ! J’avais de quoi lire, vois-tu, répondit Lionel Jacques, en indiquant une brochure qu’il avait jeté au pied de son lit, à l’arrivée du jeune homme, et quoique ça ne valût pas ta compagnie, ça m’a aidé à passer le temps agréablement… Et… Oui… M. Villemont m’a apporté mon dîner : même il a daigné condescendre à s’asseoir près de mon lit, quelques instants, et converser avec moi, ajouta-t-il en riant.

— Vraiment ?

— Tu serais étonné, Yvon, de la véritable culture de cet homme !

— Ah ! bah ! fit notre ami, en haussant les épaules.

— Je t’assure, mon garçon, que M. Villemont est renseigné sur tous les sujets ; sur la littérature, sur les arts, les sciences… de fait, c’est un puits de science que notre hôte.

— Il est regrettable alors qu’il ne possède pas un peu plus d’éducation, de savoir-vivre ; ces qualités, ajoutées aux autres, ne lui nuiraient pas, répondit Yvon, qui digérait mal les brusques manières, le langage, brusque aussi, de leur hôte. Lionel Jacques ne put s’empêcher de rire.

— Je te l’ai dit déjà, mon garçon, M. Villemont est un original… ou, du moins, il aime à se faire passer pour tel ; mais je suis fermement convaincu d’une chose : c’est que, s’il voulait se montrer sous son véritable jour, nous découvririons en lui un homme fort distingué, et poli, jusqu’au bout des ongles.

— Il devrait bien se montrer sous son véritable jour, de temps à autre alors ! fit Yvon en souriant.

Que dirait M. Jacques, pensait-il, s’il savait qu’en ce moment, l’homme de la Maison Grise était à moitié ivre, dans sa cuisine ?…

— Dans tous les cas, Yvon, reprit Lionel Jacques en souriant, je n’ai pâti ni de faim, ni de soif, pendant ton absence.

— Tant mieux !… J’avoue que j’étais quelque peu inquiet à votre sujet, M. Jacques… Tenez, ajouta le jeune homme, il y a, dans ce paquet, toutes les commissions dont vous m’aviez chargé.

— Merci, mon garçon !

— Désirez-vous prendre connaissance du contenu du paquet tout de suite ?

— Non. Après le souper, ce sera assez tôt ; cela nous occupera et nous amusera, pendant la veillée.

— Je vous quitte donc. C’est l’heure du souper, et M. Villemont m’a bien recommandé (ordonné, je pourrais dire) de ne pas déranger le règlement de la Maison Grise, fit Yvon en riant. Au revoir, M. Jacques !

L’hermite n’avait pas l’air d’être bien solide sur ses jambes, ce soir-là, et son langage était empâté, résultat de sa trop grande intimité avec la bouteille de cognac. Il ne desserra pas les dents, tout d’abord et près de la moitié du repas se passa silencieusement.

Tout à coup, Yvon dit :

— Je pensais ne pas vous trouver à la maison, à mon retour, M. Villemont ; je vous croyais à la ville.

— À la ville ?… À W…, vous voulez dire ?

— Mais… oui…

— Je quitte rarement la Maison Grise, M. Ducastel, répondit l’hermite. Qu’est-ce qui vous a fait croire…

— La présence de Guido à W… ; voilà ce qui m’a porté à croire que vous n’étiez pas loin.

M. Villemont pâlit légèrement ; mais il se hâta de dire :

— Vous vous êtes trompé, M. Ducastel ; Guido ne pouvait pas être à W…

— Il y était, mon cher monsieur ! affirma le jeune homme, d’un ton froid.

— Impossible !

— Allons donc ! Le chien est venu aboyer autour de mon cheval, et d’ailleurs…

— Guido n’est pas le seul collie des environs, vous savez jeune homme.

— Oh ! Je le sais bien !… C’est pourquoi je suis descendu de cheval pour m’assurer que c’était bien lui… C’était votre chien, M. Villemont ; j’ai vu son nom gravé sur son collier.

Une expression de malaise parut sur le visage de l’homme de la Maison Grise puis il dit, en hésitant quelque peu.

— Guido se sera échappé.

— Vous tenez donc votre chien enfermé quelque part, toute la journée ?

— Peut-être… Et puis, après ?

— C’est une honte ! C’est de la cruauté ! s’écria Yvon. La pauvre bête !

M. Ducastel, fit M. Villemont, d’un ton fort mécontent, dois-je vous répéter que je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires ?

— C’est une honte ! C’est de la cruauté, je le répète, moi aussi !

— Guido m’appartient ; j’en fais ce qui me plaît.

— Ah ! Mais ! Tiens ! J’y pense ! Comment votre chien aurait-il pu parcourir toute la distance, d’ici à la ville ?… C’est impossible ! Il doit y avoir pour le moins, huit bons milles, de la Maison Grise à W… !

— Vous ne possédez par une notion très exacte des distances, à ce que je vois ! répondit l’hermite, en riant.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, d’ici à W…, il y a exactement, à vol d’oiseau, deux milles et trois-quarts.

— Vous badinez !

— Je n’ai jamais été si sérieux de ma vie… Le Sentier de Nulle Part, le chemin le plus direct, de la ville ici, n’est que de deux milles.

— Ce n’est pas croyable ! s’exclama Yvon.

— On le croirait plus long, à cause de certains détours… D’ailleurs, rien ne paraît interminable comme un sentier sans perspective. Quant à l’autre chemin, celui que vous avez pris aujourd’hui, il est plus long (vous avez dû vous en apercevoir) car il fait un crochet, pour éviter l’amoncellement de rochers.

— Ma foi ! Les renseignements que vous venez de me donner…

— Expliquent la présence de Guido, à W…„ n’est-ce pas ? Qu’un chien fasse une course de deux ou trois milles, il n’y a rien là qui doive surprendre.

— Bien sûr ! fit Yvon… Sans ces explications que vous venez de me donner, M. Villemont, j’aurais été porté à croire que Guido accompagnait quelqu’un à la ville aujourd’hui, acheva-t-il avec un rire insouciant.

S’il n’avait été occupé à préparer le plateau pour son malade, le jeune homme eut été grandement surpris de voir l’impression que ces dernières paroles avaient produites sur l’hermite ; il avait pâli et rougi, tour à tour, tandis que la bouche grande ouverte, il regardait Yvon. Une expression de réelle crainte se lisait dans ses yeux.

La veillée passa agréablement pour nos deux amis. Le colis qu’Yvon avait apporté de la ville contenait bien des choses utiles : entr’autres, une robe de chambre pour le malade.

— Demain, j’essayerai de vous installer dans votre fauteuil, M. Jacques, dit le jeune homme, et c’est alors que vous apprécierez votre robe de chambre.

Il me semble que vous aurez l’air moins malade, lorsque vous pourrez quitter votre lit.

— Ce que je désire surtout, c’est de quitter définitivement cette maison, Yvon. Quand sera-ce ?

— Bientôt, je l’espère… dans huit jours au plus, probablement. J’ai fait des arrangements avec M. Francœur ; il me prêtera son express, et couché là-dedans, vous voyagerez comme un prince. Les Francœur vous invitent fort cordialement à passer le temps de votre convalescence chez eux.

— Quels braves gens ! s’écria Lionel Jacques. Mais, tu le penses bien, mon garçon, je préfère, de beaucoup retourner chez moi, en partant d’ici, et je t’invite, fort cordialement, moi aussi, à passer chez moi et avec moi le reste de ton congé.

— Merci, M. Jacques !

— Iras-tu à la ville demain ?

— Oh ! non ! Après demain seulement… Demain, je me propose de faire de petites excursions, dans les environs. Je veux escalader un rocher, qu’on aperçoit, de la cuisine, et qui a nom le « Dard de Lucifer », m’a dit M. Villemont ; de cette éminence, je verrai…

— Des rochers et des rochers ; pierres de sable, pierres granitiques, pierres à chaux ; ces dernières se dressent, comme des spectres, au milieu des autres, sombres de nuance. Ha ha ha ! Que diras-tu de cela, M. le superstitieux, le chercheur de mystères ? dit Lionel Jacques en riant de bon cœur ; à ce rire, Yvon fit chorus.

— Tiens ! s’exclama-t-il soudain. J’allais oublier l’un de mes achats ! Ce disant, il retira de la poche intérieure de son habit un paquet enveloppé de fort papier brun.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Lionel Jacques.

— Voyez, M. Jacques !

— Un verrou ?

— Oui, un verrou… et je vais le poser tout de suite.

Se dirigeant vers la porte de leur chambre, Yvon en tourna la poignée ; mais, ainsi qu’il s’y était attendu, la porte ne s’ouvrit pas.

S’emparant d’un tourne-vis, un autre de ses achats, il eut bientôt vissé en place le verrou, qui paraissait solide, résistable, puis, se tournant vers son compagnon, il demanda en souriant :

— Qu’en pensez-vous, M. Jacques ?

— Je pense que tu as eu une bonne idée, Yvon, car, quoique je sache bien qu’il n’y a rien à craindre de la part de notre hôte, nous nous sentirons plus chez-nous, grâce à ce verrou.

À causer et à lire, le temps passe vite ; si vite que, notre jeune ami fut grandement étonné, en regardant l’heure à sa montre, de constater qu’il était près de onze heures.

— Onze heures, M. Jacques ! s’exclama-t-il. C’est un peu tard, pour un malade… Vous serez tellement fatigué, demain que vous ne pourrez pas quitter votre lit, pour vous asseoir dans votre fauteuil, comme vous le désirez.

— Il faudrait que je sois mort, pour cela, répondit Lionel Jacques en riant ; j’ai tellement hâte de me lever !

Le malade étant installé pour la nuit, Yvon se retira dans ses quartiers. Il n’avait pas du tout sommeil cependant ; mais comme il était déjà tard et qu’il craignait de déranger son compagnon, il éteignit sa lampe, et s’asseyant près de la fenêtre, il regarde dehors.

La lune répandait ses rayons diaprés sur tout le paysage désolé, prêtant des formes irréelles aux rochers environnants… Quelle tranquillité ! Quel silence !… De temps à autre, une nuée de chauve-souris descendait vers le sol, effleurant, en passant, la fenêtre à laquelle Yvon était assis, et quoique cette fenêtre fut munie d’une moustiquaire, notre jeune ami ne pouvait s’empêcher d’ébaucher un mouvement de recul, chaque fois que ces dégoûtantes bêtes s’approchaient de trop près.

Les pierres à chaux, dont Lionel Jacques avait parlé, se distinguaient, d’endroits en endroits, au milieu d’autres rochers, de nuances sombres. Mais contrairement à ce qu’avait dit, en riant, l’ex-gérant de banque, Yvon n’était pas du tout superstitieux. Il trouvait cela seulement curieux ces pierres blanches se détachant ici et là ; on eût dit des sentinelles, préposées à la garde de ces régions isolées.

Soudain, Yvon se frotta les yeux… puis il regarda… là-bas… Entre deux énormes rochers gris, presque noirs… que voyait-il ?…

Encore une fois, il se frotta les yeux… encore une fois, il regarda… L’une des pierres à chaux semblait s’animer… elle marchait… ou plutôt, elle paraissait glisser… ou flotter… sur le sol inégal, fait de fragments de rocs… en laissant, derrière elle, une longue traînée blanche… Un moment, un seul, un visage exquisément beau apparut aux yeux étonnés et éblouis du jeune homme… puis deux bras s’élevèrent vers le ciel, en un geste suppliant… après quoi, la vision (si c’en était une) disparut, comme si les gros rochers gris l’eussent engloutie…

— Effet de l’imagination… se dit Yvon. Illusion d’optique… Un de ces tours que nous joue la lune parfois.

Mais il fut lent à s’endormir, cette nuit-là. Le visage qu’il avait entrevu lui apparaissait sans cesse…. Sans cesse aussi, il revoyait deux bras, blancs comme de l’albâtre, s’élever vers le ciel en un geste suppliant.

— Illusion d’optique… se répétait-il, comme pour se donner le change.

Pourtant, il eut joyeusement donné quelques heures de sa vie pour avoir, encore une fois, la vision de ce visage exquisément beau, qui lui était apparu, sous les rayons diaprés de la lune.