L’homme de la maison grise/01/05

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 21-23).


Chapitre V

YVON SE FAIT CONNAÎTRE


La conversation ci-haut avait eu lieu tandis que les deux hommes étaient attablés à une table bien mise, sur laquelle les argenteries et les porcelaines fines ne manquaient pas, non plus que les mets succulents et exquis.

Tout en causant, Yvon avait observé son hôte et il s’était demandé pourquoi il cultivait tant de barbe, quand ses traits étaient si réguliers, presque parfaits même. Il y avait peut-être quelque chose d’un peu cruel dans l’expression des yeux et de la bouche, et c’était peut-être pour cela que M. Villemont tenait à cacher sa lèvre supérieure par exemple, sous l’ombrage d’une épaisse moustache. Quant à ses yeux… oui, ils étaient décidément cruels, sous leurs sourcils broussailleux, qui se rejoignaient presque au milieu du front…

Mais, pourquoi cet homme qui, malgré sa voix rude, ses reparties brutales, parfois, paraissait posséder de l’éducation et du savoir-vivre, pourquoi se demandait Yvon, choisissait-il de vivre en hermite ainsi ?… Pourquoi n’habitait-il que l’arrière de sa maison ?… Était-ce réellement pour qu’on crût que la maison était abandonnée, et pour encourager, en quelque sorte, la superstition des gens ; celle qui existe toujours (à l’état latent chez quelques-uns peut-être mais qui existe quand même) en face d’une maison délaissée ?…

Toujours est-il que notre jeune ami ne pouvait contrôler un certain sentiment de malaise, en présence de son hôte, et il ne fut pas fâché, une fois le repas fini, de se lever de table.

— Je déjeune à huit heures précises, dit M. Villemont, au moment où Yvon se disposait à retourner à sa chambre à coucher, muni d’un cabaret, contenant le souper de Lionel Jacques.

— À huit heures… c’est entendu, répondit le jeune homme.

— Comme j’ai le sommeil léger et que j’aime à me lever tard, continua M. Villemont, je vous prierai d’attendre après le déjeuner pour soigner votre cheval. Le moindre piétinement m’éveille ; conséquemment, veuillez ne pas quitter votre chambre avant huit heures.

— C’est fort bien, Monsieur.

— Vous laisserez le plateau à la porte de votre chambre ; j’irai le chercher, lorsque je serai prêt à laver la vaisselle. Bonsoir, fit l’homme de la Maison Grise.

— Bonsoir, M. Villemont ! répondit le jeune homme, qui eut peine à réprimer une grande envie de rire ; évidemment, leur hôte ne voulait pas être dérangé et il ne tenait pas à la compagnie de son visiteur… forcé.

En pénétrant dans leur chambre à coucher, Yvon s’enquiérit tout de suite de l’état de son malade…

— Souffrez-vous moins, Monsieur ? demanda-t-il.

— Un peu moins, répondit Lionel Jacques. Ce liniment que vous m’avez appliqué a calmé les douleurs atroces que je ressentais. Décidément, notre hôte est bon médecin ajouta-t-il, en souriant.

— C’est un type assez singulier que notre hôte, qui a nom M. Villemont.

— Un type singulier, dites-vous ?…

— Eh ! bien, oui… Il doit y avoir quelque mystère dans la vie de cet homme…

— Ha ha ha ! rit Lionel Jacques. La jeunesse aime le mystère, c’est entendu : elle le recherche ; elle croit le découvrir partout.

— Peut-être… fit Yvon, riant lui aussi.

Malgré ce qu’il en avait dit, Lionel Jacques mangea de bon appétit, au grand contentement de son compagnon.

— Mon jeune ami, dit le malade, au moment où Yvon lui enlevait le plateau sur lequel il lui avait apporté son souper, vous êtes vraiment trop bon de vous dévouer ainsi pour moi… un inconnu…

— Un inconnu ?… répondit Yvon en souriant. Pas tout à fait… M. Jacques !

— Hein ? Comment ? Vous savez mon nom ?

M. Lionel Jacques… autrefois Gérant de banque…

— Mais… Je…

— Regardez-moi bien, M. Jacques et vous allez me reconnaître tout de suite, j’en suis convaincu.

Ce-disant, il approcha la lampe de son visage et aussitôt, Lionel Jacques s’écria :

— Ducastel ! C’est Yvon Ducastel !

— Oui, c’est Yvon Ducastel, autrefois assistant caissier de la banque dont vous étiez le Gérant.

— Ô mon garçon ! s’exclama le malade. Qui eut cru te retrouver ici !

— Moi aussi, j’ai été on ne peut plus étonné, en vous reconnaissant, sur la route, tout à l’heure. Dire que vous habitez la Nouvelle-Écosse… les environs de W… !

— Depuis un an seulement je demeure ici, Ducastel.

— Tout de même, je ne comprends pas comment il se fait que je ne vous aie jamais rencontré, M. Jacques… Demeurez-vous à W… même ? Non. c’est impossible !

— Je ne demeure pas dans la ville, quoique que non loin. Mais, dis-moi, Yvon…

— Je vous raconterai, demain, tout ce qui s’est passé depuis… depuis ce que j’appellerai toujours mon… mon grand sauvetage, dit le jeune homme, d’une voix émue.

— J’ai hâte, bien hâte !

— Ce soir, vous êtes trop fatigué vous avez trop besoin de repos… Mais, M. Jacques, n’est-ce pas que vous n’êtes plus étonné des soins que je vous prodigue ?… Vous vous rappelez de ce jour où… où vous m’avez sauvé de… de moi-même ?

— Allons ! Allons ! Ne parle pas de cela, mon garçon ! Dis-moi plutôt… tout t’a bien réussi depuis… depuis lors ?

— Admirablement, puisque je suis devenu, à l’âge de vingt-cinq ans, « M. l’inspecteur »…, inspecteur des houillères de W…, répondit Yvon en souriant.

— C’est splendide cela !

— C’est… infiniment plus que je ne méritais, je crois.

— Ne parle pas ainsi, Yvon : cela me fait de la peine vraiment.

— Je ne parlerai plus du tout, car il faut que vous dormiez, M. Jacques ; nous reprendrons notre conversation demain, si vous le désirez.

— Si je le désire ? Certes ! Mais, je vais t’obéir et essayer de dormir… Est-il nécessaire de te dire combien je me réjouis de te revoir, si heureux et si prospère, mon cher enfant ?

— Cher, cher M. Jacques ! Merci ! s’écria Yvon. Ce que je suis aujourd’hui… ce que je deviendrai demain, c’est à vous que je le dois… J’ai suivi les conseils pleins de sagesse que vous m’avez donnés… ce soir où nous nous sommes séparés, et je ne le regretterai jamais… Je remercie Dieu de vous avoir retrouvé sur mon chemin ! acheva-t-il, tandis que ses yeux se mouillaient de larmes.

Évidemment, il s’était passé quelque chose d’important, de dramatique peut-être, jadis, entre Lionel Jacques, l’ex-Gérant de banque, et Yvon Ducastel, l’ex-assistant-caissier.