L’homme de la maison grise/00/03

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 9-11).


Chapitre III

UN MONSTRE


Quelques semaines après la condamnation de son mari, Stéphanne quitta le village où elle était née, où elle avait toujours vécu. Femme d’incendiaire, elle fuyait le déshonneur attaché au nom qu’elles portaient, elle et son enfant.

Gagnant sa vie péniblement, à faire de la couture, Stéphanne tomba malade d’une maladie de cœur, qui l’emporterait bientôt. Pour elle, il lui importait peu de mourir ; elle avait assez souffert ; elle n’aspirait qu’au repos… Mais il y avait Stéphanette, qui venait d’atteindre ses deux ans !…

Le médecin qui soignait Stéphanne, par charité, bien entendu, lui avait promis de s’occuper de la petite et de la placer chez une personne charitable, qu’il connaissait bien.

Assise sur une chaise peu confortable, à la tête de son lit, la jeune femme se répétait à elle-même les paroles du bon médecin… La certitude que l’avenir de sa fille était assuré lui faciliterait, à elle, Stéphanne, le passage de la vie à l’éternité… Sa Stéphanette chérie ! Sa mignonne ! Si belle, avec ses cheveux d’or bouclés, ses yeux bleus très foncés, ses traits fins et délicats… Quel sort serait le sien ?… Meilleur, plus doux que celui de sa malheureuse mère… Le Dieu bon veillerait sur la pauvre petite orpheline, que sa seule protectrice ici-bas serait bientôt obligée de quitter ; n’était-il pas le Père de l’orphelin, de l’abandonné ?…

Brusquement, la porte de la maison venait de s’ouvrir et un homme parut sur le seuil. Un triste sourire parut, un instant, sur les lèvres si pâles de la jeune mère.

— Le docteur… murmura-t-elle.

Mais celui qui venait d’entrer avec si peu de cérémonie, s’avança dans l’unique pièce de la maison, jusqu’à la chaise où Stéphanne était assise… Aussitôt, un cri d’horreur, de désespoir, s’échappa de la poitrine de la pauvre malade :

M. de Montvilliers ! Ô Ciel ! C’est M. de Montvilliers !

— Eh ! oui, chère Madame Livernois, c’est Félix de Montvilliers…

— Allez vous-en, s’écria Stéphanne.

— Tout à l’heure, tout à l’heure, chère Madame, répondit-il… Ah ! reprit-il, la fortune, à ce que je vois, ne nous a pas souri, ni à l’un ni à l’autre, puisque je vous retrouve pauvre, malade… moribonde peut-être… tandis que moi, de mon côté, je suis presque ruiné… financièrement, je veux dire, car ma santé est toujours de ces plus florissantes, Dieu merci !

— Que voulez-vous ?… Que venez-vous faire ici ? demanda Stéphanne, à moitié morte de peur… sans trop savoir pourquoi.

— Ce que je veux ?… Ce que je viens faire ?… Je veux faire réparation d’honneur, tout d’abord, en vous disant que votre mari n’était pas coupable du crime dont il a été accusé et qu’il expie, en ce moment, au pénitencier… Le coupable, c’est « L’Loucheux », un homme que j’ai grassement payé pour…

— Misérable ! Lâche ! Monstre à face humaine ! cria la pauvre femme, dont les lèvres se couvrirent soudain d’une mousse rosée.

— Je me suis vengé, voyez-vous, Mme Livernois… Et aujourd’hui, puisqu’évidemment vos heures sont comptées, je suis venu chercher votre fille.

— Chercher… chercher… ma… fille ! s’exclama Stéphanne, au comble de l’épouvante.

— Oui… Je vais emmener votre petite fille avec moi, Madame reprit le monstre, et, plus tard, je déciderai de son sort… de son avenir… Viens ! ajouta-t-il, en saisissant brutalement le bras de Stéphannette qui, elle, se cramponnait à sa mère.

— Non ! Non ! Méchant homme veut emmener ’Nette !… ’Nette a peur du méchant homme, maman ! sanglotait l’enfant, folle de terreur.

— Vous ne ferez pas cela ! Sûrement, vous ne ferez pas cela ! pleurait Stéphanne. Oh ! M. de Montvilliers ! Grâce ! Pitié ! Ma Stéphannette ! Mon enfant bien-aimée !

— C’est inutile de m’implorer ainsi, répliqua Félix de Montvilliers rudement ; vous dépensez, en vain, bien en vain, ce qu’il vous reste de forces… de souffle plutôt, je devrais dire…

— Grâce ! Grâce ! Pitié ! Pitié !

— J’ai vu un temps où je me serais laissé stupidement toucher par les larmes, les supplications d’une femme ; mais ce temps est passé depuis longtemps… depuis ce jour… que vous savez… Ah ! ce jour-là… vous en souvenez-vous, Mme Livernois ?… vous aviez les rieurs de votre côté ; tous ces villageois qui, y compris votre mari… Mais, assez de cela ! Je le répète, je suis venu chercher la petite !

— Vous ne l’aurez pas ! Elle m’appartient ! Je vous défie bien de l’arracher de mes bras ! dit la pauvre moribonde, en étreignant son enfant contre son cœur.

— Nous verrons bien ! fit le misérable, avec un ricanement vraiment diabolique.

Il arracha l’enfant des faibles bras de sa mère, puis il se dirigea vers la porte de sortie.

— Ma fille ! Rendez-moi ma fille ! implora Stéphanne.

Trop faible pour se tenir debout, elle se traînait sur ses genoux, tandis que ses mains, que l’agonie glaçait déjà, se cramponnaient à Félix de Montvilliers.

— Les rôles sont changés, n’est-ce pas, Madame ? dit le vilain. C’est vous qui pâlissez et souffrez aujourd’hui… et mon tour est venu de me moquer de vous !

— Pour amour de Dieu, rendez-moi… ma… ma fille… ma… ma… Stéphannette chérie !

Mais ces dernières paroles s’éteignirent dans un râle… Stéphanne venait de rouler par terre… Son cœur trop torturé s’était brisé… Elle était morte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux ans plus tard, Jacques Livernois ayant été libéré, apprit que sa femme était morte et que sa fille avait disparu. Les recherches les plus minutieuses avaient été faîtes, lors de la disparition de la petite ; mais elle était restée introuvable…

Jacques Livernois, désespéré de tant de malheurs, disparut, lui aussi, subitement, du village où il avait vécu, et personne, de ceux qui l’avaient connu, ne le revit plus jamais, n’entendit plus jamais parler de lui.

FIN DU PROLOGUE