Éditions Édouard Garand (61p. 35-38).

XII

OÙ FLANDRIN COMMENCE À SE VENGER


Il était six heures lorsque Flandrin vint frapper à la porte du gouverneur. Là, un portier l’informa que Son Excellence et Madame étaient parties en berline pour se rendre chez Monsieur de Fénélon, et que les maîtres de la maison ne seraient pas de retour avant le commencement de la nuit.

Flandrin se voyait assez désappointé lorsqu’il songea à s’informer de Broussol. Mais déjà le portier s’écriait :

— Ah ! ça, allais-je oublier cette importante communication ? Décidément, je perds la tête… Voici, capitaine, ce que m’a dit de vous confier le lieutenant de police de Son Excellence.

— Ah ! ah ! maître-portier, allez-vous m’apprendre que cet homme toujours vêtu de noir est le lieutenant de police de Monsieur le gouverneur ?

— Et quoi, vous ne le saviez pas ? fit le portier avec surprise.

— On ne peut pas tout savoir, maître-portier, même quand on est capitaine !

— Je vous l’accorde, Capitaine. Eh bien ! oui, le lieutenant de police de Son Excellence vous fait dire ceci. Écoutez bien :

« Vous direz au Capitaine Flandrin que je l’attendrai à l’auberge de la Coupe d’Or. »

— S’il en est ainsi, dit Flandrin, je cours à l’auberge de la Coupe d’Or.

Il laissa tomber une pièce de monnaie dans la main du portier qui lui retourna une belle révérence, et partit.

L’aubergiste reçut notre ami avec les marques du plus grand respect et le conduisit aussitôt dans une petite salle disposée entre les cuisines et la salle de billard.

Comme Flandrin arrivait à l’auberge, celle-ci lui parut plus animée encore que la matinée de ce jour. Jeunes bourgeois et jeunes dames de la société s’étaient réunis au billard d’où partaient les éclats de rires les plus frais et les plus joyeux. La salle commune était toute pleine : là, d’ouvriers buvant, ici, de gens, fils d’artisans ou de petits bourgeois, jouaient le jeu d’argent. On pouvait même apercevoir dans un coin retiré de hauts bourgeois et commerçants faisant rouler des pièces d’or sur le tapis bleu ou vert. Quoique, comme de nos jours, le jeu de l’argent à cette époque fut prohibé, on n’en jouait pas moins et fort gros jeu souvent. Et souvent aussi de jeunes et jolies femmes risquaient gros sur le tapis. Mais aussi faut-il dire qu’en ces temps reculés et dans un pays nouveau d’une population négligeable par son nombre les amusements étaient peu variés. On s’amusait comme on pouvait. On fêtait en famille ou entre amis, on dansait, on étalait les cartes, on jetait les dés, et l’on jouait beaucoup à l’argent.

Flandrin, en entrant, vit d’un seul coup d’œil toute la scène, et il s’en amusa, puisqu’il aimait les joyeuses réunions et l’entrain. Mais ce qu’il vit mieux, ce fut une fort jolie et séduisante silhouette qui lui décocha de loin un bel œil accompagné d’un beau sourire. C’était cette blonde servante qui dans la matinée, lui avait demandé de surveiller l’aubergiste. Flandrin, toujours galant, rendit l’œil et le sourire et suivit l’aubergiste.

Dans la salle où il fut introduit se trouvaient deux personnages qui, effectivement, attendaient notre ami. Flandrin reconnut de suite l’un de ces hommes : c’était le lieutenant de police. L’autre personnage, de mine très grave et d’air important, était inconnu à notre ami. Cet homme, vêtu somptueusement de satin et de soie aux couleurs très voyantes, était assis à l’extrémité d’une table et devant des parchemins et une écritoire. Le personnage précieux, à l’entrée de Flandrin, pigea une prise de tabac dans une tabatière d’argent, introduisit savamment le tabac dans ses narines et dit :

— Je parie que voici notre homme.

— C’est bien notre homme, Maître, répondit le lieutenant de police… c’est le Capitaine Flandrin Pinchot, ancien maître-geôlier de Monsieur le Comte de Frontenac.

Le personnage frisé et parfumé jeta un coup d’œil perçant à Flandrin et dit avec un geste digne :

— Prenez ce siège, mon ami.

Flandrin, gêné par l’attitude précieuse et grave de l’inconnu, prit le siège indiqué et attendit.

L’homme au bout de la table tripota silencieusement de ses grasses mains, très blanches aussi et très soignées, des paperasses. Ou il lisait ce qu’il y avait d’écrit sur les parchemins ou il pensait, Flandrin qui l’observait, n’aurait su dire au juste.

Broussol profita de ce court moment de silence pour dire :

— Capitaine Flandrin, vous êtes en présence de Maître du Belleau, notaire-royal et particulièrement notaire de Son Excellence de Ville-Marie.

Flandrin ouvrit des yeux émerveillés. Déjà son cerveau travaillait activement, car si lui, Flandrin, était mis en présence d’un notaire-royal et d’un notaire faisant le service particulier du gouverneur, il devait s’agir de choses très importantes. Mais, là, ne se doutalt-il point un peu de quoi il allait s’agir ? Sans doute. Et Flandrin, fortement saisi par une immense joie qu’il contint, toutefois, en son intérieur, se dit :

— Je gage que Son Excellence, très satisfaite déjà de mes services, va me faire tenir sur parchemin et par-devant notaire-royal mon capitainat.

Oui, Flandrin, qui n’avait jamais rien désiré ou ambitionné autant qu’un capitainat, et cette qualité fût-elle même sans revenus, crut très fort qu’il allait être créé capitaine officiellement. Il n’en fallait pas plus pour le faire exulter. Déjà l’avenir lui promettait gloire et honneurs. Et puis, du rang de capitaine, qui savait ? ne pourrait-il pas plus tard monter plus haut ? Le tout en ce monde, pensait-il, c’est d’avoir un point de départ solide. De là, avec de l’audace, du nerf, de la volonté et un peu de savoir-faire, on peut atteindre à toutes les hauteurs. Et, alors, pourquoi lui, Flandrin, ne pourrait-il pas un jour s’entendre appeler « Excellence » tout comme un autre ? On comprend tous les rêves insensés qui s’ébauchaient dans l’esprit imaginatif de Flandrin. Mais il dut revenir vite de ces beaux rêves en entendant la voix du notaire-royal.

— Écoutez bien, Capitaine Flandrin, ce que je vais lire. Quant à vous, Monsieur, qui êtes le témoin assigné, ajouta le notaire en regardant Broussol, vous êtes prié d’écouter attentivement aussi.

Et il se mit à lire lentement et avec de nombreuses pauses. Chaque fois qu’il faisait l’une de ces pauses sa voix paraissait plonger tout au fond de son immense abdomen, tant l’inflexion était prononcée.

« Par-devant Maître du Belleau, Notaire-royal et au service particulier de Son Excellence de Ville-Marie, le sieur François Perrot, vivant et résidant en la cité de Ville-Marie, a comparu ce jourd’hui :

« Capitaine Mandrin Pinchot, ancien maître-geôlier au Château Saint-Louis, en la cité de Québec et anciennement aux gages de Son Excellence Monsieur le Comte de Buade Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, et maintenant, ledit Capitaine Flandrin Pinchot, vivant et résidant en la cité de Ville-Marie et aux gages, à titre d’agent particulier, de Monsieur le lieutenant de police de Ville-Marie.

« A déclaré, ci-bas et sous sa signature et devant la présence du témoin assigné, que, depuis un an et plus Son Excellence, Monsieur le Comte de Frontenac, et ce au mépris de ses propres ordonnances et édits, et au vu et su dudit Capitaine Flandrin Pinchot, s’adonne en catimini et par l’intermédiaire d’agents louches, mâles et femelles, dont les noms et adresses sont consignés au mémoire ci-Joint, à la vente de l’eau-de-vie aux Sauvages dans les bols, desquels dits Sauvages il retire des pelleteries pour en faire ensuite clandestin trafic en France et pour recevoir un prix exorbitant, rendant de la sorte, en France, le prix des Fourrures trop élevé et ralentissant un grand commerce, lequel, autrement, serait plus profitable pour les besoins du négoce en général et pour les besoins particulier de Sa Haute Majesté, notre très vénéré Roi.

« A déclaré encore, ci-bas et sous sa signature, ledit Capitaine Flandrin Pinchot et dans la présence du témoin assigné, que Monsieur de Frontenac, pour écarter de sa personne et de son entourage les soupçons et pour voiler d’obscurité ses négoces illicites, accuse et dénonce de ces mêmes négoces et trafics des personnages haut placés dans la Nouvelle-France et qui sont les meilleurs serviteurs de Sa Haute Majesté, notre estimé Roi, et ce, Monsieur de Frontenac faisant pour dessein d’acquérir auprès de Sa Haute Majesté un prestige qui lui permette, ensuite, de se livrer comme il l’entendra et à toute saison qui lui conviendra à ses trafics et négoces clandestins. En foi de quoi, déclare présentement, ce dix-neuvième jour de juin, le mardi en relevée, et en l’An de Gloire de notre Souverain Mil Six cent soixante-quatorze.

« Et ont signé,

FLANDRIN PINCHOT,
LE NOTAIRE-ROYAL,
Le témoin assigné BROUSSOL,
lieutenant de police. »


Oui, mais là, après cette « lecture faite », Flandrin n’avait pas signé encore, quoique l’eût dit le notaire. Et Flandrin ne signerait pas, du moins il ne se sentait aucunement le désir de signer une telle chose. Pour l’instant, d’ailleurs, il avait l’esprit assez perdu. Il regardait le notaire et son parchemin avec des yeux d’une grandeur remarquable et ouvrait une bouche énorme. Car, au fond, Flandrin n’y comprenait goutte ; ou, s’il comprenait un tant soit peu, sa « comprenure » le stupéfiait littéralement.

Le notaire lui décocha un coup d’œil aigu. Comprit-il la pensée et la stupéfaction de Flandrin ? En tout cas, il reporta aussitôt son regard sur Broussol à qui il fit un signe d’intelligence. Et Broussol saisit la signification de ce signe. Il dit à Flandrin :

— N’oubliez pas, Capitaine, que vous avez juré de vous venger de l’injustice de Monsieur de Frontenac à votre égard. Rappelez-vous que je vous ai promis cette vengeance, et sachez qu’en voici le commencement !

Le lieutenant de police avait prononcé ces paroles avec un accent dur, un accent qui commandait et qui voulait.

Flandrin se défigea. Il eut le sentiment que l’homme qui venait de lui parler avait raison ; et quoiqu’il eût répugnance à exercer sa vengeance de cette façon, c’est-à-dire en dénonçant le gouverneur du pays comme il aurait pu dénoncer le premier coquin venu, Flandrin sentit qu’une pointe de haine contre Frontenac le piquait. L’occasion venait de prouver que, tout modeste capitaine qu’il était, il pouvait porter de terribles coups aux plus grands personnages. Flandrin, comme tout autre mortel, possédait sa petite dose de vanité et d’orgueil. Rien qu’à songer qu’il lui était possible de prendre une bonne revanche contre un homme de l’importance de Frontenac, son orgueil s’enflait rapidement. Il éprouva même une furieuse joie de savoir qu’il pouvait d’un trait de plume porter ce coup de Jarnac à l’homme qui l’avait injustement destitué de ses fonctions et l’avait, pour ainsi dire jeté sur le pavé sans sou ni maille. Mais sa joie n’était pas complète, ou plutôt elle était tronquée, Flandrin, on s’en doute, se trouvait terriblement déçu par la composition légale de ce parchemin, tellement il s’était attendu en se réjouissant à une reconnaissance officielle de son « capitainat ». Comme ses rêves avaient été vite démolis ! Il lui restait toujours, il est vrai, la satisfaction de s’entendre appeler « Capitaine », et surtout de voir écrit en toutes lettres sur le parchemin « Capitaine Flandrin Pinchot ». Au fond, n’était-ce pas là une reconnaissance officielle et publique de sa qualité ? Sans doute, comme tous les hommes qui ont convoité une qualité, un honneur ou un titre, Pinchot aurait souhaité de se voir consacrer capitaine devant la foule du peuple, et comme autrefois les chevaliers, il eût désiré qu’on lui touchât l’épaule d’une lame d’épée ? Tout de même, sauf l’honneur d’une confirmation de sa qualité devant la face de la ville, Flandrin était reconnu comme « capitaine ». Tout le monde l’appelait ainsi. Le gouverneur lui-même disait « Capitaine Flandrin » ; cela valait presque un parchemin. Au surplus, Pinchot n’avait qu’à savoir s’y prendre avec le gouverneur de Ville-Marie, et ce ne serait pas long qu’il décrocherait le parchemin tant souhaité.

Donc, s’il tenait toujours à son parchemin, il ne pouvait refuser de signer de son nom le parchemin qu’on venait de lui lire, par ce geste il se rapprochait encore des bonnes grâces du sieur Perrot. Ensuite, puisqu’on était en guerre, il fallait se battre quoi qu’il dût en résulter. Notre ami accepta donc la plume que lui présentait le notaire et il signa son nom. Broussol signa ensuite. Le notaire-royal, en dernier lieu, apposa une haute signature carrée un peu à la manière de LOUIS… Car jamais l’espèce humaine n’a tant singé qu’aux époques des grands rois !

Maintenant une pièce légale — et une terrible pièce encore — venait de naître, et ceux qui l’avaient mise au monde (et entre autres François Perrot qui l’avait conçue) ne se sentaient pas trop sûrs de leur coup ; car tous connaissaient le formidable adversaire auquel ils tentaient de se heurter, c’est-à-dire le Comte de Frontenac. Flandrin lui-même, après avoir mis son nom sur le parchemin, sentit qu’une vague inquiétude s’emparait de sa personne. Et quel homme, d’ailleurs, fût-il le plus fort, le plus audacieux, n’a pas tremblé un peu sur un coup de dés ? Et il faut bien reconnaître ici que l’acte de Perrot et des subordonnés était uniquement un coup de dés qui pouvait leur être funeste.

Mais l’acte était consommé et il n’y avait plus qu’à en attendre les effets ou les contre-coups.

Le notaire mit le précieux parchemin dans une belle serviette de cuir et s’en alla tranquillement.

Quand il eut quitté la salle le lieutenant de police demanda à Flandrin :

— Avez-vous pu, Capitaine, découvrir le domicile de ces deux femmes…

— Au fait, sourit Flandrin, vous me parlez de la fille de feu Maître Jean et de sa servante Mélie ? Eh bien ! vous ne le croirez pas plus que je ne l’ai cru moi-même : elles habitent la maison du sieur Bizard.

Broussol sursauta à cette nouvelle.

— Vous êtes certain ? fit-il d’une voix qui tremblait.

— J’en suis certain, pourvu que j’arrive à me convaincre que je n’ai pas rêvé. C’est pourquoi je suis revenu de suite sur mes pas et accouru chez monsieur le gouverneur pour vous faire part de cette nouvelle et pour vous demander en même temps si vous avez réussi à mettre la main sur cette Lucie.

— Nous avons manqué notre coup avec cette femme, elle n’était pas dans la maison de Bizard. Mais demain peut-être, sinon ce soir, la trouverons-nous là.

— Je vous le souhaite, mais sachez que c’est une coquine qui réussit toujours à se tirer des ailes. Si nous voulons mettre la main dessus, il faudra y aller avec circonspection.

— Demain, nous prendrons des mesures en conséquence, et je jure bien que nous mettrons la main dessus comme vous dites.

Agité et l’air inquiet, Broussol, après avoir proféré ces paroles, se leva brusquement pour se retirer.

— Allons, monsieur, cria Flandrin, ne partez pas si vite. Vu que j’ai faim et soif, je vous invite à boire et manger avec moi. Je vais appeler l’aubergiste.

— Non, non. Merci, capitaine, je suis forcé de vous refuser. Des affaires urgentes m’attendent ailleurs.

Il s’en alla.

Flandrin décida de se faire servir à souper dans cette salle où il serait tout à son aise pour réfléchir sur les choses qui l’importunaient ou le tracassaient. Il appela l’aubergiste et commanda eaux-de-vie, vins et mets abondants.

— Car, ajouta-t-il, mes occupations de ce jour ne m’ont pas permis de boire à ma soif ni de manger à ma faim.

L’aubergiste ne voulut pas manquer de se rendre à des besoins et désirs si justement formulés, et en moins de dix minutes, avec la dextérité et la rapidité qu’y mit le maître de la maison, Flandrin se trouvait abondamment servi.

— Voulez-vous, demanda l’accommodant aubergiste, que je mette à vos ordres, Capitaine, pour vos besoins futurs une de mes plus jolies servantes ?

— Non, merci bien. Une jolie fille m’ôterait certainement l’appétit en même temps que la faculté de réfléchir sur des choses importantes qui ne peuvent souffrir de retard.

Tout cela était raisonnable et n’exigeait nulle discussion. Flandrin demeura donc seul. Il but, mangea et… pensa. Au reste, il y avait longtemps qu’il sentait ce besoin d’être seul pour faire une revue nette des incidents de cette mémorable journée. Il avait, au surplus, la tête pleine de toutes espèces de visions.

Le souvenir de sa femme lui était revenu en même temps que celui de son petit et du collégien Louison, lequel il avait laissé à Québec sous les soins particuliers de la dame Babeux. Quelque chers, doux et même cruels que lui fussent ces souvenirs, Flandrin n’était pas sans autres « remembrances » et images ou visions. Toutes ces choses, va sans dire, se confondaient, flottaient vaguement, dansaient, tourbillonnaient sous l’atmosphère surchauffée de son cerveau… surchauffée d’abord par les soucis et les énigmes, ensuite par l’eau-de-vie que notre ami s’était administrée en premier lieu avec une étonnante liberté.

L’image qui le hantait avec le plus de ténacité était toujours celle de son ancienne amante, l’énigmatique et perfide Lucie. Décidément, cette femme lui donnait à la fin du fil à retordre. Comme il aurait voulu la savoir et la voir au fond d’un cachot, et mieux encore entre les quatre planches d’une bière. Car à la fin aussi cette femme lui faisait peur. Et voilà qu’elle était encore au large cette panthère ! N’arriverait-on donc jamais à la prendre et la museler ? De jour en jour elle devenait plus dangereuse. C’était une véritable vipère que cette femme, comme le pensait Pinchot, et une vipère qui rampe sans bruit dans l’ombre et les herbes finit toujours par vous piquer et quelquefois vous empoisonner. Avec les reptiles on ne se sent en sûreté qu’une fois qu’ils ont été écrasés à mort. Donc, sachant cette femme libre, Flandrin ne pouvait se sentir très à l’aise, sachant surtout qu’elle avait déjà attenté à ses jours et qu’elle pouvait à tout instant recommencer. Ah oui ! quel tour de coquine ne pouvait-elle pas encore lui jouer à lui, Flandrin ! Elle avait l’art de se faufiler partout inaperçue, insoupçonnée. Son cerveau diabolique lui suggérait toutes espèces de moyens plus diaboliques encore pour tromper les autres et autant pour se tirer, elle, d’une mauvaise affaire. Par surcroît, elle avait pour l’appuyer et la seconder deux canailles de la plus mauvaise eau et dont il importait de se méfier sans cesse. C’est pourquoi Flandrin se jurait bien à la première occasion d’éventrer les canailles. Oui, mais c’est cette occasion qu’il fallait saisir, et Flandrin ignorait que les deux chenapans en question, Polyte et Zéphyr Savoyard, galopaient, à cette minute même sur la route de Québec porteurs d’une missive rédigée par Lucie et adressée à M. de Frontenac. Disons de suite que cette missive dénonçait le gouverneur Perrot comme un vil et clandestin trafiquant d’eau-de-vie et de pelleteries avec les Sauvages. Lucie n’avait-elle pas, en effet, surpris quatre Indiens ivres morts dans les sous-sols du gouverneur, et quatre Indiens à qui Perrot avait sans aucun doute extorqué quantité de pelleteries de valeur.

Une autre vision dans le cerveau de Flandrin venait se poser sur le même plan que celle de Lucie : c’était l’image de la fille de Maître Jean. Sans doute, Flandrin ne s’étonnait pas outre mesure de savoir la fille de Maître Jean en la cité de Ville-Marie. Mais là où l’étonnement naissait chez Flandrin, c’était de savoir ou de penser que la fille de Maître Jean habitait la même maison que Lucie. Il se demandait bien en vain par quel enchaînement de circonstances cette étonnante chose avait pu se produire.

Au bout du compte tout paraissait aller de mal en pis pour Flandrin. Depuis le matin il n’avait abouti à rien. Il avait été joué ou mystifié tout le jour. Le matin on lui avait demandé de surveiller quatre personnes, et il n’avait pu en surveiller aucune. Maintenant survenaient deux autres personnes, Lucie et cette fille de Maître Jean, à surveiller. La besogne se faisait de plus en plus formidable et difficile, et par quel bout l’attaquerait-il ?

— Je n’ai toujours pas le don ou la science d’ubiquité, se disait Flandrin. Je ne peux pas être ici et là en même temps, et il faudra bien que je prenne mes gens l’un après l’autre seulement. J’ai bien envie de commencer par la fille de Maître Jean, et ce soir même. Je veux en avoir le cœur net. Cette jeune femme me fait un curieux effet, même de loin. Elle m’attire malgré moi sans que je la connaisse mieux. Elle-même doit ignorer que j’existe, à moins que Mélie lui ait parlé de moi. Dans ce cas, j’aimerais bien à savoir ce qu’elle pense de ma personne. Ayant été un ami de son père, elle ne pourrait avoir à mon égard que des sentiments de sympathie. Oui, ce soir, à la nuit noire plutôt, j’irai…

Ceci décidé, Flandrin vit son souvenir faire un pas en arrière pour revenir à ce parchemin que lui, Flandrin avait signé par-devant notaire. La pensée de Flandrin ne paraissait pas encore bien stable dans cette affaire. Il se demandait toujours s’il avait bien agi ou non. Et puis, il subissait toujours aussi le contrecoup de la déception qui l’avait frappé en découvrant qu’il n’allait pas encore tâter son certificat de capitaine. Certes, il espérait bien gagner à la fin ses épaulettes auprès de Perrot. Tout de même, dût la chose se produire avec certitude, Flandrin aurait préféré être capitaine sous M. de Frontenac qui était bien plus grand seigneur que François Perrot. Enfin, on ne prend que ce que l’on peut attraper ! Et puis restait à Flandrin une satisfaction, celle de voir que sa vengeance commençait. Au fond, pour dire toute la vérité, Flandrin ne tenait plus beaucoup à se venger de M. de Frontenac. Il y avait trois autres personnages qui attisaient beaucoup plus sa rancune et c’étaient cette coquine de Lucie et ses deux acolytes. Et, en y pensant encore, Flandrin regrettait un peu d’avoir mis son nom sur ce parchemin qui dénonçait M. de Frontenac. Cela lui paraissait, en fin de compte, une bien piètre vengeance dont il tirait plus piètre satisfaction encore. Non, il n’était pas satisfait à cause même de l’inquiétude qui le rongeait. Qui sait, pensait-il, si M. de Frontenac, malgré la terrible coalition qui se formait contre lui, ne serait pas en dernier lieu le plus fort ? Flandrin n’était pas loin de le penser, et il était à craindre qu’un jour ou l’autre, de ce fait, une redoutable tuile ne lui tombât sur la tête.

Abrégeons en disant que notre ami passa plus d’une heure en compagnie de son assiette et de ses pensée. Puis, alourdi, il se leva pour quitter la salle. Il venait de décider d’aller rôder par les rues de la ville avant que fût venue l’heure de se rendre à la maison de Bizard.

Nous le laisserons aller à sa distraction pour revenir, nous, à Broussol, le mystérieux lieutenant de police.