Éditions Édouard Garand (61p. 23-27).

VIII

COMMENT LES MENDIANTS PEUVENT AVEC AVANTAGES QUELQUEFOIS SE MUER EN TRAFIQUANTS DE PELLETERIES.


Après avoir soufflé les bougies de son candélabre, elle murmura :

— Ce doit être ce mendiant qui vient me vendre ses pelleteries. C’est l’heure du rendez-vous que je lui ai assigné ici… il est deux heures précises.

À ce moment même la pendule de la salle tintait les deux coups de relevée.

Elle courut à un grand miroir. Les affaires lui faisaient oublier Flandrin. Devant le miroir elle put refaire son sourire, recomposer ses traits, chasser de son visage une expression dure qui s’y était fixée en revenant de la cave. Son masque devint charmant comme à l’ordinaire. Elle tripota sa haute coiffure d’or qu’elle avait par mégarde heurtée à une solive de la cave : la belle coiffure penchait un peu à la gauche, et Lucie de deux coups de doigts sut la rectifier. Tout allait donc bien, hormis une légère pâleur qui s’obstinait à voiler les rougeurs de son teint. Vivement la jeune femme plongea une main dans une poche intérieure de sa jupe… une poche fort habilement dissimulée dans un godet et qui paraissait profonde. De cette poche elle tira une petite boîte d’écaille presque pleine d’une poudre rosée. Elle mit de cette poudre sur un coin de son mouchoir et l’étendit sur son visage. L’effet fut magique : la pâleur disparut, et le rouge des joues revint aussi frais et aussi pur. Elle sourit. Enfin, elle arrangea la dentelle qui entourait le décolleté de son cou, toucha de l’index sa mouche à la tempe gauche, puis se contempla quelques secondes. Elle se trouva belle et séduisante, par conséquent elle pouvait recevoir sans avoir à rougir de sa personne, dût même un roi lui venir rendre visite.

Elle alla à la porte qu’elle ouvrit avec une lenteur étudiée. Mais là, elle tressaillit… elle ne parut pas reconnaître le visiteur qu’elle attendait.

— Madame, disait déjà celui-ci dans un langage choisi, après avoir enlevé un beau feutre noir emplumé et tandis qu’il se courbait en une révérence très profonde… Madame, j’espère que je ne vous ai pas fait attendre, pas même une seconde. Pour le joli sexe, que j’admire avant tout, je ne me pardonnerais pas une telle faute et moins encore auprès d’une jeune femme d’une aussi séduisante beauté que la vôtre.

Et le visiteur se courbait encore, à croire qu’il allait toucher du front la pierre du perron. C’était un homme superbement vêtu d’un beau justaucorps de satin brun tombant sur une culotte de soie noire. Un bourgeois !… Et un bourgeois, quoique âgé, aux plus belles manières. Oui, c’était un bourgeois au lieu d’un vil et repoussant loqueteux que la jeune femme s’attendait de voir. Sa surprise pouvait donc s’expliquer sans argumentations.

— Mais qui êtes-vous… mons… ? interrogea Lucie.

Elle fut sur le point, de dire « monsieur  » sinon « monseigneur ». Au surplus, elle voyait derrière le visiteur un laquais en belle livrée et porteur d’un ballot quelconque. Le laquais, bien stylé, s’inclinait respectueusement derrière celui qu’il accompagnait.

Cependant le visiteur revenait lentement et gracieusement de sa longue courbette ; et alors, dans les beaux habits et les dentelles qui les paraient au col et aux manches, sous la magnifique perruque noire qui tombait sur les épaules de l’homme en flots onduleux, la jeune femme crut reconnaître son homme : le mendiant Brimbalon de la basse-ville de Québec.

C’était extraordinaire.

Incapable de parler sur le coup, la jeune femme s’effaça pour laisser entrer le « personnage », lequel entra effectivement après avoir fait signe au valet de le suivre.

Une fois dans la salle, le visiteur commanda au laquais de déposer près de la porte le ballot qu’il portait et lui donna congé. Alors seulement la jeune femme referma la porte. Puis elle demeura debout, près de cette porte et resta figée par la stupeur que lui causait la transformation du mendiant.

Lui n’eut pas de peine à deviner ce qui se passait dans l’esprit de la jeune femme. Il sourit avec une certaine malice et dit :

— Je vois, Madame, que votre surprise vous fait omettre de m’offrir un siège… Si vous le permettez, je donnerai à mes vieilles jambes le repos dont elles ont besoin.

Il alla prendre un fauteuil et s’y assit avec un sans-façon qui pouvait friser l’impertinence. Lucie semblait incapable de sortir de son hébétude. D’ailleurs, depuis un moment elle ne voyait ni n’entendait rien. Elle était toute prise par le travail ardu de sa pensée. Elle se tourmentait pour arriver à reconnaître la véritable identité de son visiteur dont les manières ne le cédaient en rien à celles des plus grands bourgeois de la capitale de la Nouvelle-France ou même de ceux de Ville-Marie.

Très souriant et sans la moindre gêne, le père Brimbalon, puisque c’était lui, reprit :

— Belle et gracieuse dame, je veux bien vous donner l’explication que me demande avec tant d’insistance l’éclair de vos jolis yeux. Vous m’avez pris pour un mendiant, mais je ne suis point un mendiant…

— Mais qu’êtes-vous donc alors ? put enfin demander la jeune femme en allant prendre un siège assez éloigné de son visiteur.

— Mon Dieu ! un commerçant… rien qu’un honnête commerçant en pelleteries ni plus ni moins — sauf bien entendu le nom et le rang — que sa grandissime Excellence Monsieur le Comte de Buade Frontenac, gouverneur…

— Que dites-vous ? s’écria la jeune femme en sursautant de surprise à l’allusion émise par le mendiant.

— Je dis ce que vous ne pouvez pas ignorer… c’est-à-dire tout ce que reproche à Son Excellence de Québec Son Excellence de Ville-Marie que notre bon et saint Seigneur-Dieu garde et honore longtemps. Oui bien, belle dame, après le refus que me fit essuyer… Ah ! pardon ! je vous ai dit l’histoire hier, et j’allais par oubli me redire. Je reviendrai sans plus à ma personne, votre très dévoué serviteur… Je suis donc un honorable commerçant en pelleteries. Seulement, après avoir acquis des valeurs comme celles que vous savez et qui vont faire dans l’instant l’objet de notre marché, j’ai usé d’un truc pour n’en pas être dépouillé par les maraudeurs et les malandrins : je me déguise en mendiant.

— Ah ! ah !

— Oui, oui, excellente dame et surtout séduisante dame, je vous avoue que les malandrins ne sont jamais tentés de se jeter sur les dépouilles l’un pauvre mendiant.

— Mais… ces pelleteries, où sont-elles ?

— Là, madame, dans ce ballot. Ne l’avez-vous pas deviné ? Hier, je les portais dans ma besace ; mais aujourd’hui, en affaires que je suis avec une dame distinguée et surtout belle et exquise, je reprends mon rôle de bourgeois aisé.

— Ah ! vous êtes aisé ?

— Dame ! assez. Ne le voyez-vous pas ?

— Oui, sourit moqueusement la jeune femme, je vois bien que vous avez l’air tout à fait à votre aise.

— À l’aise avec les dames, avec les jolies dames surtout, comme à l’aise avec les écus. Voilà donc, madame, dans ce ballot…

— Mais votre nom… vous ne me l’avez pas dit ?

— Je ne saurais refuser de répondre à cette trop juste question, puisque entre gens d’affaires il importe de se connaître. Je m’appelle Louis-Jean Racine, sieur de Brimbalon.

— Seriez-vous apparenté au poète qui actuellement soulève l’admiration de la France entière, et j’oserais dire du monde entier, surtout depuis qu’il a produit, en 1668, sa fameuse tragédie « Andromaque » ?

— En réalité, madame, je suis un parent de ce grand et très illustre poète. Nous sommes cousins, lui et moi, sauf que moi, madame, je ne suis point Janséniste.

Et le mendiant décochait à la jeune femme un coup d’œil sarcastique, car il voulait par là faire allusion au protecteur de la jeune femme, M. de Frontenac.

Mais de suite il reprenait pour éviter de mettre en éveil la méfiance ou les suspicions de son hôtesse :

— Madame, vous avez dit la vérité en qualifiant « fameuse » l’Andromaque de mon cousin, je m’y connais.

— Quoi ! vous étiez là ?

— Pardon ! madame, j’étais à la représentation qu’en fit donner Monsieur l’intendant Talon en l’hiver de 1670 à Québec. Toute la ville fut présente, sauf, bien entendu, la mendicité et la racaille. Ah ! madame, quel poète que mon cousin !… Savez-vous que nous, des hommes, nous avons pleuré… nous avons même pleuré plus que ces dames !

Le mendiant s’exprimait avec une si belle facilité et il savait y mettre tant de sincérité, que Lucie croyait entendre la vérité. Elle était toute prête à admirer cet homme qui se disait cousin du grand et superbe Racine.

Mais déjà le mendiant, crainte que d’autres questions de son hôtesse sur ce sujet ne lui devinrent un embarras, reprenait le sujet d’affaires.

— Ainsi, madame, si vous le voulez bien et puisque les affaires, quoi qu’on dise, valent mieux que la poésie, nous parlerons de mes marchandises.

— C’est bien, monsieur, parlons-en. Mais avant, je vous prierai de les étaler là devant moi, car je tiens à voir avant d’entreprendre aucun marché.

— Vous allez être satisfaite, madame.

Le mendiant alla chercher le ballot, le défit et se mit à étaler sous les yeux de la jeune femme des pelleteries de toute beauté.

D’abord, deux peaux de renards noirs, puis un renard blanc, trois « argentés » et six roux. Vinrent ensuite dix castors du plus beau lustre, puis cinq visons et trois peaux très noires d’oursons.

Agenouillé devant la marchandise, le mendiant disait :

— Madame, vous avez sous les yeux les plus belles pelleteries, non seulement du Canada, mais de tous les pays du monde. Voyez le velouté de ces renards noirs… Voyez le super-soyeux de ce blanc… Ah ! ce renard blanc, madame… Tenez ! passez-le autour de votre beau cou… je vous assure que c’est d’un duvet plus fin que celui de l’hermine. Je vous dis de suite que c’est un bijou… essayez-le, madame, essayez-le ! Vous pourrez le faire façonner en tour de cou… hein ! ne sera-ce pas joli et très élégant ? Je vous jure que toutes les femmes du monde entier vous jalouseront, sans parler des beaux galants… Songez encore qu’en portant ce renard blanc, vous portez une fortune, car, croyez-moi, elle est la plus rare des pelleteries comme la plus riche. N’oubliez pas qu’on ne prend qu’un renard blanc dans sa vie, quand on le prend. Et il y a ces renards gris-argent qui sont d’une beauté à nulle autre pareille, vous n’oseriez le nier. Il y a ces roux qui sont aussi de grande beauté et de haute valeur. Et regardez bien ces castors, trouvez-moi les pareils, sans vous commander ! Et ces visons… Ma foi ! ils sont inestimables pour des visons ! Et, enfin, ces oursons, madame, rien de tels comme appuis-pieds. En hiver, durant les grandes froidures, vos mignons pieds posés sur ces peaux se tiendront chauds et vous n’aurez nullement à craindre les refroidissements. Une jeune et belle femme, permettez-moi de vous le dire, madame, puisque l’âge et la vie m’en ont donné l’expérience et la preuve, doit toujours garder ses pieds chauds, si elle veut conserver jeunesse et beauté. Bref, madame, vous ne sauriez trouver plus splendides pelleteries que celles que j’ai l’honneur de vous offrir.

La jeune femme regardait les pelleteries attentivement et paraissait en établir mentalement la valeur commerciale. Elle n’écoutait pas le mendiant, elle ne l’entendait peut-être pas. Toutes les puissances de sa pensée se concentraient sur la marchandise qu’on venait lui offrir en échange d’écus.

Le mendiant la vit immobile avec des yeux brillants fixés sur les pelleteries. Il sourit, croyant que la jeune femme était réellement avide de ces peaux, et il pensa qu’il pourrait demander les prix les plus exorbitants. Il dit encore, dans l’espoir de stimuler si possible l’avidité de son hôtesse :

— Voyez-vous, madame, une fois ces magnifiques pelleteries façonnées, il ne saurait y avoir au monde de plus exquises fourrures. Oh ! que de jolies et jeunes femmes s’extasieraient devant de tels joyaux ! Si je le voulais, je pourrais avoir une fortune de ces peaux. Mais, je vous l’ai dit, je suis honnête commerçant. Je ne veux pas duper. J’offre ma marchandise et je fais mon prix.

— Combien en demandez-vous ? interrogea brusquement la jeune femme.

— Combien ?… Ah ! voilà… D’abord, pour les renards noirs…

— Combien pour le lot, interrompit Lucie, peu m’importe le détail ?

Le mendiant se mit à rire.

— Ah ! ah ! vous aimez à vite aller en affaires. Quelle bonne fortune pour moi, c’est aussi mon genre, et nous allons nous entendre. Voyons, chère madame, vu que vous êtes jolie et que votre beauté et votre grâce m’impressionnent plus qu’il ne serait convenable de le dire, et vu aussi l’émotion que je subis devant vous — ce qui me fait un peu perdre mes habitudes d’affaires — je vous laisse tout ça… et notez bien que je vous rabats cinquante pour cent de l’offre que j’ai faite à Son Excellence Monsieur de Frontenac… Oui, madame, je vous laisse tout ça, et je m’en honore, quasi pour rien. Tenez ! je veux être large avec une jeune et belle femme…

— Combien ! Combien ! fit impatiemment Lucie qui, au fond, se moquait joliment des compliments surmultipliés du vieux mendiant, fut-il même gentilhomme. Car, disons-le, la jeune femme ne cessait pas de chercher à tirer le meilleur profit qu’elle pourrait faire de ces pelleteries.

De son côté, le mendiant vit ses calculs dérangés par l’impatience de sa cliente. Il voulut faire un chiffre qui serait pris au bond et n’entrainerait nulle discussion.

— Combien ! Combien ! répéta la jeune femme avec plus d’impatience.

— Pour le lot, madame ? Voici : c’est vingt-cinq mille livres !

— Trop cher !

— Ho ! madame ! madame ! que dites-vous ! s’écria le mendiant avec un air scandalisé. Trop cher… quand ce renard blanc à lui seul vaut dix mille livres comme un denier ? Touchez ce renard blanc… c’est une fortune, je vous dis. Une reine en donnerait bien vingt mille livres. À vous, qui êtes plus jolie qu’une reine, je ne demande que dix mille.

La jeune femme sourit et, cette fois, daigna prendre en ses mains le renard. Comme elle pensait déjà, mais sans le dire ni le faire voir, c’était là une pelleterie rare, de beauté et de valeur sans pareilles. Elle savait à quoi s’en tenir et savait estimer parfaitement la valeur d’une pelleterie ; elle s’avouait aussi que le mendiant ne s’y connaissait pas moins qu’elle. Maintenant elle croyait dur comme fer que ce Brimbalon, cousin du poète Racine, était un véritable commerçant et non point un mendiant. Seulement, restait à savoir si véritablement Brimbalon était un honnête commerçant, comme il s’en était vanté.

Ici, il convient de rectifier la pensée de la jeune femme sur le compte du sieur de Brimbalon. Celui-ci, comme on s’en doute, avait inventé toute une histoire sur sa personnalité. Il n’était rien qu’un mendiant, mais un mendiant à l’aise sinon fortuné, et, va sans dire, il avait emprunté le nom de Racine et ne pouvait avoir aucun lien de parenté avec Jean Racine, grand poète et gentilhomme de la chambre du Roi. Si, enfin, le mendiant Brimbalon paraissait s’y connaître en pelleteries, voici l’explication qu’il en fournit lui-même. En effet, tandis que la jeune femme palpait la peau du renard blanc et se demandait à quel prix elle pouvait l’estimer, le mendiant se disait non sans un sourire de satisfaction :

— Je l’ai joliment emberlificotée, la donzelle. Elle a la conviction que je suis, non un mendiant comme elle l’avait d’abord pensé, mais un honnête et véritable commerçant. Je ne serais pas étonné de lui voir cracher dix mille livres pour ce renard blanc qui en vaut à peine cent. C’est très drôle ce métier. Ce qui n’est pas moins drôle, c’est que la délicieuse donzelle me croit le cousin du poète Racine… Ah ! oui, je pourrai rire longtemps de cette bonne farce. Tiens ! j’en tournerai quelques vers que je dédierai à Monsieur Racine. Autre chose qui ne manque pas de pétillant, c’est que ma « princesse » me prend pour un vrai connaisseur en pelleteries et fourrures. Ah ! au fait, je m’y connais, mais depuis quinze jours seulement, et cela grâce à mon ami trappeur qu’une nuit la princesse a bien failli envoyer au diable d’un coup de poignard. Oui, bien, mon ami trappeur m’a mis au fait de la marchandise. À présent, je veux être pendu tout comme Mathurin le Bourreau, si la donzelle ne me donne pas de tout le lot au moins dix mille livres. Je pourrais même en forçant la note et la gracieuseté…

Ici, le mendiant fut coupé court dans sa dissertation intérieure par la jeune femme qui lui dit :

— Monsieur Racine de Brimbalon, cette fourrure vaut à peine mille livres…

— Hein ! que dites-vous ?

Et le mendiant fit un bond d’horreur si expressive, que la jeune femme ne put retenir un bel éclat de rire.

— Je vous dis, reprit-elle lentement et avec un sérieux qui émut très fort, le mendiant, que cette pelleterie telle qu’elle, brute comme elle est, ne vaut pas plus de cent livres.

— Pas plus de cent livres !… Mais vous venez de dire mille livres…

— C’était pour rire.

— Ah ! mon Dieu ! madame, coupez-moi le cou de suite… vous m’accablez. Tenez ! si vous ne me soutenez pas, je vais m’évanouir… Quoi ! pas plus de cent livres pour ce joyau de reine ? Ah ! vous voulez rire encore, c’est certain.

— Je suis sérieuse… très sérieuse.

— De grâce… de grâce, madame, ne me faites pas pleurer, je vous en prie ! Tenez — je vois bien que nous ne pouvons pas nous entendre, je reprends ma marchandise et je cours voir Son Excellence de Ville-Marie. Lui… Elle… Son Excellence, enfin…

— Attendez ! attendez ! dit la jeune femme avec quelque précipitation.

— Pour me montrer galant à votre égard, je veux bien attendre, madame.

— Faisons un prix net, voulez-vous ? Je vous offre pour le tout dix mille livres or sonnant.

— Ô Seigneur du saint Paradis ! madame… Oh ! par sainte Brimballe, ma patronne ! que dites-vous… que dites-vous !

— Je vous dis que c’est mon prix… et à prendre ou à laisser !

— Hein ! laisser mes pelleteries ? jamais !

— Décidément, vous êtes juif, Monsieur Brimbalon.

— Madame, je vous en prie, ne me calomniez pas. Je vous assure que j’ai payé ces pelleteries quinze mille…

— Vous avez payé trop cher.

— Trop cher ? Je vous crois bien, s’il me faut perdre cinq mille dessus.

— Tant pis pour vous, je n’y peux rien. Sans doute, je les aime bien vos pelleteries, mais je ne saurais payer plus que ce qu’elles valent. C’est bien, emportez-les, et allez à Son Excellence de Ville-Marie, vous allez certainement la faire rire.

— Vous pensez ?

— Je le crois.

Le mendiant gratta son front, pinça son nez, palpa son menton et parut réfléchir tout en remettant en ballot sa marchandise.

Tout à coup il coupa court à sa besogne et dit :

— Tenez ! madame, nous allons nous entendre, puisque vous êtes jolie et gracieuse. Si vous daignez me promettre de faire encore affaires avec moi à l’occasion, je vous laisserai le tout pour douze mille.

— Non ! Dix mille… ou emportez !

— Voyons ! madame, soyez aussi compatissante et généreuse que vous êtes belle et bonne ! Ah ! si j’étais jeune… un peu plus jeune seulement, je vous gagnerais…

— Pensez-vous ? fit Lucie en éclatant de rire.

— Je le crois. Mais que voulez-vous, je porte mon âge et marche rapidement à la décrépitude. À chaque jour nouveau je refroidis, et je me doute bien que je glacerais votre jeune et chaud sang. Me voilà donc forcé de me laisser gagner. Oui, madame, belle et séduisante dame, vous me gagnez parfaitement. Mais si, encore, vous vouliez bien avoir la bonne grâce de me laisser baiser seulement le bout de vos petits doigts…

— Qu’à cela ne tienne, Monsieur Brimbalon… attendez !

Souriante et moqueuse à la fois, la jeune femme se leva pour aller à un petit secrétaire d’où elle revint l’instant d’après avec une pochette de cuir.

— Voici les dix mille livres, dit-elle en tendant la pochette.

Le mendiant saisit avidement la pochette. Mais la jeune femme, sans perdre son sourire quelque peu moqueur, ne la lâcha pas de suite. Le mendiant regarda son hôtesse, vit son sourire et l’éclat de ses yeux, comprit. Il fit entendre un petit ricanement et se courbant avec une sorte de préciosité, il baisa lentement la jolie main.

— Ah ! oui, madame, vous m’avez bien gagné ! s’écria-t-il tout ravi.

Le marché était fait, et, apparemment, à la satisfaction des deux partis.

Quelques minutes plus tard, le mendiant se dirigeait d’un pas leste vers un cabaret de la rue Notre-Dame et se disait :

— Décidément, il vaut mieux trafiquer des pelleteries que de mendier, ça paye mieux, et, double avantage, il nous est donné de baiser les plus jolies mains du monde. Mais marché conclu n’est pas toujours fini… Il va s’agir de tirer mon profit de ce marché. Voyons, comment m’y prendrai-je avec mon ami trappeur ? Là, l’affaire est plus difficile, sinon plus délicate. Avec une femme, et une femme jeune et belle surtout, toute roublarde qu’elle peut être, on finit, en sachant s’y prendre, par gagner son point. Avec un mâle, c’est autre chose. Si le mâle manque de roublardise, il ne manque pas de méfiance, et souvent il est plus bête qu’un porc. Mon ami trappeur n’est pas plus malin, c’est vrai, qu’un lièvre, et il est aussi bête que le mouton… que dis-je ? que tous les moutons de Panurge. Donc, s’il n’est pas malin et s’il est si bête, mon ami trappeur, c’est à moi de l’attraper. Car qui n’attrape pas se fait tôt ou tard attraper. Tiens ! c’est simple, je dirai à mon ami trappeur que la terrible sirène n’a pas voulu me donner de mes pelleteries plus de deux mille, c’est-à-dire mille livres pour lui qui a trappé ces magnifiques bêtes, et mille pour moi qui les ai écoulées… Voyons ! est-ce que je ne réalise pas du coup neuf mille livres ? Bonté divine ! au diable la besace ! Je me fais définitivement commerçant en pelleteries. Il ne me faudra qu’un an ou deux de ce commerce pour devenir fortuné. Et autre chose, je change mon maudit nom de Brimbalon en celui de Richard ! Voilà ! Donc, tout va de mieux en mieux. Au fond, la vie se résume à deux points essentiels : vivre d’abord et bien vivre… puis mourir et mourir comme on peut ! Oui, mais l’histoire n’est pas encore finie : il ne fera pas trop bon pour moi de demeurer plus longtemps en ce Ville-Marie. Il faudra que je décampe dès demain matin au plus tard avec mon batelier. Au reste, j’en sais assez long sur le compte de Son Excellence de Ville-Marie et je ne doute point que Son Excellence de Québec ne me donne dix mille pour les renseignements précieux que je lui verserai dans les ouïes. Allons ! allons !…

Tout guilleret et sautillant, à demi chaviré par la joie qui l’étouffait, appesanti peut-être aussi par le gain qu’il venait de faire, notre mendiant Brimbalon pénétra en titubant dans un cabaret.