L’histoire explicative et la sociologie

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 247-253).

L’HISTOIRE EXPLICATIVE ET LA SOCIOLOGIE


Il ne suffit pas de quelques aperçus flottants, vapeurs de l’expérience commune, pour démontrer, en même temps que l’existence propre de phénomènes sociaux, la nécessité d’une sociologie.

Tournons-nous donc vers ceux qui, faisant profession de ne pas substituer leurs « idées » au réel, mais de « laisser parler les faits », étudient depuis déjà longtemps, avec un esprit « scientifique », tout ce qui s’est passé dans les sociétés humaines : interrogeons les historiens. L’œuvre des historiens exclut-elle, ou appelle-t-elle, rend-elle inutile ou indispensable l’œuvre des sociologues ?

Pour en décider il faut comprendre à quel prix peut être obtenue, des faits historiques, une véritable explication.

On pourrait croire, au premier abord, que l’historien se soucie peu d’expliquer, mais seulement de décrire exactement, et comme l’on dit, de faire revivre tel quel le passé. Tant d’efforts, et de natures si diverses — rassemblement et classement des documents, restitution et interprétation des textes, critique de sincérité et critique d’exactitude — doivent être dépensés pour ramener les faits historiques à la lumière du jour, dans la situation où la plupart des faits étudiés par les autres sciences se présentent d’eux-mêmes à l’observation ! Après un pareil labeur, il semble que l’historien moderne ait le droit de se reposer sur les pierres qu’il a arrachées au passé, sans s’inquiéter encore de les ordonner en un édifice intelligible. Bornons systématiquement notre ambition. À d’autres les explications hasardeuses ; à nous les constatations sûres.

Une pareille attitude d’esprit n’a qu’un inconvénient, c’est d’être à peu près intenable. L’intelligence humaine est ainsi faite qu’elle ne peut guère constater sans essayer de comprendre. Par ses opérations élémentaires elles-mêmes elle organise spontanément les matériaux qui lui sont apportés. Les philosophes vous le prouveraient aisément : « Percevoir c’est encore se souvenir » — et c’est déjà concevoir. Si cela est vrai des perceptions du présent, élaborations inconscientes et spontanées de notre propre esprit, comment ne le serait-ce pas de ces perceptions du passé qui sont l’œuvre historique, élaborations conscientes et méthodiques de l’historien ? Sans les faire comprendre il ne saurait faire revivre les événements. Cette synthèse qui doit, suivant Michelet, ressusciter les siècles veut être précédée, il le reconnaît, d’une analyse des différentes forces dont le concours explique leur marche. Ceux-là mêmes qu’on nomme les représentants de l’école narrative le déclarent. Selon Thiers, l’ordre de narration le plus beau, parce qu’il est le plus naturel, est celui qui a pu saisir « le lien mystérieux qui unit les événements, la manière dont ils se sont engendrés les uns les autres ». Pour constituer une histoire, une série de faits sans lien, totalement indépendants, comme les coups d’une partie de dés, ne suffit pas ; il y faut une série de faits reliés, et dépendant les uns des autres, comme les coups d’une partie d’échecs. Appelons érudit celui qui apporte et juxtapose les documents ; mais réservons le nom d’historien à qui les met en œuvre. C’est l’avis de deux représentants de la jeune école historique, qui dans un livre récent définissent ainsi l’histoire : « Elle n’est pas la connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits, elle est une étude explicative de la réalité ».

Il est établi que l’histoire veut être explicative : qu’est-ce donc qu’une explication ?

Une faille se produit dans la surface de la terre : comment l’expliquer ? Je sais d’une part que toute lame mince, soumise à des pressions inégales, tend à se rompre. Je sais d’autre part que la surface terrestre n’est en réalité qu’une coquille d’œufs, une croûte, une lame mince enfin, suspendue entre l’atmosphère qui pèse sur elle et le novau du feu central qui, en se refroidissant, se contracte sous elle. En vertu de cette contraction, il arrive que sur certains points cette surface porte à faux ; en vertu de la pression, elle se brise sur ces mèmes points ; d’où les failles. — Un tissu soumis à l’action du chlore est décoloré : pourquoi ? Je sais d’une part que les matières colorantes sont ordinairement composées de bases ; et d’autre part que le chlore montre pour les bases une grande affinité : d’où la décoloration. Dans l’un et l’autre cas, pour m’expliquer le fait particulier, j’ai remonté aux lois générales suivant lesquelles il a dû se produire : ici les lois de la combinaison des acides avec les bases, là, les lois de la chaleur cet de la pesanteur. Ainsi procèdent toutes les sciences de la nature ; elles ne tiennent un fait pour expliqué que lorsqu’elles l’ont réduit aux lois qu’elles ont une fois obtenues par l’assimilation des cas, l’abstraction des caractères et la généralisation des rapports. Expliquer, c’est relier le particulier au général ; c’est déduire le fait de la loi.

Est-ce ainsi que procédera l’histoire ? Assimilation, abstraction, généralisation, choses suspectes aux historiens de nos jours ! Ils en ont tant vu, dans ce siècle, de majestueuses constructions qui s’élevaient au commandement d’un système, pour s’effondrer au contact d’un fait ! Ils en gardent une défiance instinctive à l’égard de tout ce qui pourrait rappeler la philosophie de l’histoire. Quand ils veulent s’insulter gravement, ils s’appellent idéologues. Ils renvoient aux « philosophes » les abstractions, toujours artificielles, les assimilations, toujours superficielles. « Le grand précepte qu’il faut donner aux historiens, disait déjà Thierry, c’est de distinguer au lieu de confondre ». On croyait que les sciences avaient pour objet de relever les similitudes ? « Les différences », voilà, suivant M. Seignobos, l’objet propre de l’histoire. Vous répétez qu’il n’y a pas de science sans généralisation ? « La généralisation et pour l’historien la plus active de toutes les causes d’erreur ». Les vraies raisons d’un fait, cherchons-les dans les circonstances spéciales qui lui ont donné naissance. Analysons-en avec minutie les « particularités curieuses ». « Soyons complets » dira M. Chuquet, et nous verrons disparaître le merveilleux historique : c’est par l’examen du détail, non par l’énoncé de quelque formule abstraite que les succès les plus surprenants vous seront expliqués. Ainsi, de la constatation à l’explication, pas de saut brusque : une constatation vague pose un problème, une constatation précise apporte naturellement la solution. La clef d’un fait historique, c’est un autre fait historique. En un mot, si nous confrontons les raisons de l’historien avec les raisons du physicien, du chimiste, du géologue, il semble que nous nous trouvions en présence de deux types d’explications irréductibles : une explication par le général, abstraite, rattachant le fait à une loi — une explication par le particulier, concrète, rattachant le fait à un autre fait. Où est l’explication véritable ?

Mais, d’abord, cette opposition est-elle bien fondée ? Considérons de plus près les démarches des sciences de la nature, et nous constaterons que, pour expliquer le réel, elles ne le déduisent nullement de lois générales une fois posées. Chacune d’elles accepte des « données », grâce auxquelles elle constate, non pas seulement l’existence de la série de phénomènes dont elle veut étudier les lois, mais leur quantité, leur situation dans l’espace, leur apparition dans le temps, bien plus, les modifications qu’ils peuvent supporter de la part de séries différentes et concourantes. En ce sens, l’astronomie elle-même enregistre des hasards. Les planètes de notre système solaire décrivent une ellipse : mais croit-on que cela dérive directement des lois de l’attraction ? Encore fallait-il que les distances et les masses de ces astres fussent ce qu’elles sont, en fait, sans que nous puissions dire pourquoi. De même, la connaissance des lois des combinaisons chimiques ne nous apprend pas pourquoi il y a tel nombre de corps simples et non tel autre, ni pourquoi parmi tant de corps composés possibles, les uns sont réalisés et non les autres. De même encore, des lois de la chaleur et de la pesanteur, nous ne pourrions conclure aux particularités, bien plus à l’existence même de l’atmosphère, du feu central, de la croûte terrestre. Ce sont là des faits, qui se laisseront peut-être rattacher à d’autres faits, tels que l’existence d’une nébuleuse, mais qui ne se laissent pas déduire des propriétés générales de la matière. En ce sens, Renan avait raison : toutes les sciences sont des histoires ; toute explication scientifique du réel suppose des données historiques.

La force explicative appartiendrait-elle donc, tant dans l’histoire du monde que dans l’histoire des hommes, au fait, et non à la loi ? Un homme est mort subitement parce que, passant dans une certaine rue, il a reçu une tuile sur la tête. Je dis que cette coïncidence même n’est véritablement explicative que pour qui connaît les lois générales suivant lesquelles elle a dû produire son effet. Ce sont les lois de la barologie qui seules expliquent la force avec laquelle la tuile devait choquer le crâne ;  : ce sont les lois de la physiologie qui seules expliquent la rapidité avec laquelle un pareil choc sur le crâne devait entraîner mort d’homme. Il en est de même de tous les accidents qui déterminent, nous dit-on, l’évolution des astres et celle des sociétés humaines. Ou bien la relation de ces accidents est une pure narration, qui nous apprend que tel fait a précédé tel autre, mais sans nous expliquer celui-ci par celui-là. Ou bien cette relation cache une explication véritable ; c’est qu’alors elle nous fait savoir, on nous laisse deviner comment, c’est-à-dire, suivant quelles lois générales, le premier fait a engendré le second. La chute d’une pierre n’explique une avalanche, le contact d’une étincelle n’explique une explosion que pour qui connaît les lois de la pesanteur ou celles des combinaisons chimiques. La connaissance des faits ne supplée pas à la connaissance des lois. En d’autres termes, entre les deux types d’explications opposés, l’historique et le scientifique, nous n’avions pas à choisir. Toute explication du réel comporte une part, d’ailleurs variable, d’histoire, et une part de science. Qu’il s’agisse de phénomènes chimiques, géologiques, ou sociaux, il faut pour qu’ils soient compris, et non pas seulement constatés, que soient énoncées d’une part, les circonstances particulières, et d’autre part, les lois générales de leur production : c’est du choc du fait avec la loi que jaillit la lumière.

L’histoire proprement dite, pour avoir à enregistrer des données plus nombreuses et plus complexes que toutes les autres sciences, n’en est pas moins soumise aux mêmes conditions logiques. Elle aussi, pour relier les faits qu’elle constate, a besoin de supposer des lois. On nous dit : « toute l’histoire des événements est un enchaînement évident et incontesté d’accidents, dont chacun est cause déterminante d’un autre. Le coup de lance de Montgomery est cause de la mort de Henri II, et cette mort est cause de l’avènement des Guises au pouvoir, qui est cause du soulèvement du parti protestant ». Mais comment puis-je affirmer qu’un fait est cause d’un autre si je ne soupçonne la manière dont il l’a engendré, c’est-à-dire, si je ne conçois, plus ou moins vaguement, les rapports généraux qui rendent son action intelligible ? Le coup de lance de Montgomery rend raison de la mort de Henri Il, à qui connaît les lois suivant lesquelles la lésion profonde d’un organe essentiel entraîne l’arrêt de toutes les fonctions vitales ; de même, pour que l’avènement des Guises m’explique le soulèvement des protestants, il faut que je conçoive les lois de l’association des idées et des sentiments, suivant lesquelles la haine ou la crainte des Guises devait conduire les protestants jusqu’à l’action guerrière. La mélodie des faits qui se suivent comme des notes isolées, manquerait de sens et d’unité, n’était l’accompagnement continu et profond des idées générales.

Et, à vrai dire, si l’historien formule rarement les idées dont il use, c’est qu’elles sont pour la plupart très simples et, sinon très claires, du moins très familières tant aux lecteurs qu’à l’auteur. Lorsqu’un historien, pour expliquer la conduite de Napoléon, esquisse un portrait du grand aventurier, et met en relief, en même temps que son ambition, son esprit à la fois prévoyant et impulsif, il n’a pas besoin d’interrompre à chaque instant la description pour nous rappeler, en maximes générales, les effets naturels de l’impulsivité, de la prévoyance, de l’ambition. Ce sont de ces notions qu’on comprend à demi mot, parce qu’elles sont du ressort de cette psychologie individuelle dont chacun d’entre nous possède les éléments : elles n’en sont pas moins comme les muscles et les nerfs des explications historiques.

Mais, est-ce seulement de cette psychologie individuelle que l’histoire a besoin ? Lorsque M. Hanotaux, résumant à grands traits notre histoire nationale, y discerne l’action de trois principes, le fédératif, l’unitaire et le libéral, et explique leur coexistence par le mélange des races gauloises, latines et germaines, que suppose une pareille explication ? L’admission préalable de certaines thèses d’ethnologie, suivant lesquelles les cerveaux gaulois, latins ou germains seraient prédestinés, par leur constitution même, aux idées fédéralistes, unitaires ou libérales. Et ces thèses, à leur tour, supposent la thèse plus générale de l’anthropologie, suivant laquelle la structure anatomique des hommes, leur brachycéphalie ou leur dolicocéphalie détermine leurs idées. Toutes les fois qu’un historien, à l’exemple des Thierry et des H. Martin, explique un fait, événement ou institution, par les qualités des races, il invoque, qu’il s’en doute ou non, les lois de l’anthropologie.

Mais l’histoire ainsi comprise est encore, au dire de Michelet « trop peu matérielle. Sans une base géographique, le peuple, l’acteur historique, semble marcher en l’air, comme dans la peinture chinoise où le sol manque. Le sol n’est pas seulement le théâtre de l’action. Par la nourriture, le climat, etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l’oiseau. Telle la patrie, tel l’homme ». À la fois poète et philosophe, Michelet exprime ainsi, en un style imagé, les idées-mères de toute explication qui cherche, dans la terre même, une des raisons qui déterminent la conduite de ceux qu’elle porte. Lorsqu’un historien, par exemple, commençant son récit par une description du théâtre des événements, signale, avec Curtius, l’influence de la montagne sur le caractère conservateur de Sparte, ou l’influence de la mer sur le caractère démocratique d’Athènes, il fait appel, inconsciemment ou consciemment, à des propositions générales, celles-là mêmes qui définissent les effets matériels ou moraux que telle forme terrestre doit, toutes choses égales d’ailleurs, exercer partout où elle se rencontre.

Ces exemples suffisent à le prouver : l’historien, lorsqu’il explique véritablement un fait, remonte, qu’il le veuille ou non, à quelque proposition générale. En ce sens, il ne faut pas opposer, comme semblait le faire M. Seignobos, à la connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits, l’étude explicative de la réalité : l’une suppose l’autre. Et si la vérité d’une explication historique dépend d’abord de l’exactitude des faits rapportés, elle ne dépend pas moins de la certitude des lois invoquées. Pour franchir les siècles, s’il faut à l’historien les semelles de plomb du document, il lui faut aussi l’aile de feu des idées.

Or, Messieurs, parmi ces formules directrices de l’histoire, je dis qu’il en est de proprement sociologiques. Je dis que, pour expliquer nombre de faits particuliers, les historiens sont amenés à invoquer l’action, non pas seulement des formes corporelles ou des formes terrestres, mais des formes sociales, de celles-là même dont l’intuition du peuple pressentait justement la réalité et l’efficacité.

Rappelez-vous le tableau que présente Guizot du caractère féodal : l’oisiveté du seigneur dans son château, par suite, son esprit d’aventures, qui le pousse à chercher bataille sur les grand’routes, son amour des contes et des chants, qui rendent les veillées moins longues, son respect de la femme, compagne de la solitude et gardienne du foyer, son attachement aux traditions, legs des ancêtres ; tous ces traits rassemblés, de quoi l’historien les fait-il dépendre ? D’un phénomène social, « l’isolement », l’absence de rapprochement fréquent et continu entre les masses d’hommes. La notion des propriétés des sociétés clairsemées, opposées aux propriétés des sociétés denses, voilà la majeure de ce raisonnement. Et, Guizot, s’en rend si bien compte, qu’il éprouve le besoin d’exprimer lui-même le postulat essentiel de toute explication sociologique. « Toutes les fois qu’un homme est placé dans une certaine position, la partie de sa nature morale qui correspond à cette position se développe forcément en lui ». Nous ouvririons les ouvrages de Tocqueville, et principalement ce troisième volume de la Démocratie en Amérique, dans lequel il mesure analytiquement l’influence de la forme démocratique, non pas seulement sur les idées politiques, mais sur les sentiments familiaux, sur les croyances religieuses, sur les habitudes industrielles, sur les goûts littéraires eux-mêmes, que nous x verrions fourmiller de la sorte les aphorismes sociologiques.

Dira-t-on que nous nous faisons la partie belle ? que nous avons justement choisi, parmi les historiens, ceux qui, de l’aveu commun, sont des sociologues déguisés ? Appelons-en d’autres en témoignage. Comme Guizot l’influence de la vie du château, Renan notera l’influence de la vie de la tente sur l’esprit des tribus du désert. Ou encore, pour expliquer comment l’Empire romain devrait être, en somme, moins oppressif que les cités antiques, il énoncera cette loi sociologique : « Un pouvoir absolu est d’autant plus vexatoire qu’il s’exerce dans un cercle plus restreint ». Du milieu des tranquilles récits de Thiers lui-même, nous verrons parfois surgir quelque maxime générale touchant les caractères éternels qui sont propres à la populace, ou à la tyrannie : « Qui donc eût pu prévoir, s’écrie l’historien de Napoléon, que le sage de 1800 serait l’insensé de 1812 et de 1813 ? Oui, on aurait pu le prévoir, en se rappelant que la toute puissance porte en soi une folie incurable, et la tentation de tout faire quand on peut tout faire, même le mal après le bien ». Fustel de Coulanges, qui se défiait pourtant, nous dit-on, des lois sociologiques, n’hésitera pas de son côté à formuler celle-ci : « Les inégalités sociales sont toujours en proportion inverse de la force de l’autorité ».

Ces propositions générales sont tellement nécessaires aux explications particulières que, jusque dans Îles relations des historiens les plus soucieux des faits et les plus défiants des idées, on les voit affleurer. C’est ainsi que M. Chuquet, cherchant le secret de la force de nos armées révolutionnaires, rappellera le mot de Mallet du Pan, disant des conventionnels : « Isolés, c’étaient des pygmées ; réunis, des géants » et constatera que l’enthousiasme collectif de la nation corrigeait l’infériorité individuelle de nos soldats. C’est ainsi que M. Langlois, parlant de l’Université bolonaise, au Moyen-Age, remarquera qu’une aristocratie de docteurs, recrutée par coopération, tend à la routine, et il ne pourra retenir cet aphorisme : « C’est l’instinct naturel des corps, comme des individus qui ne se renouvellent plus, de se replier sur eux-mêmes et de défendre leur repos ». En un mot, les historiens les plus circonspects font de perpétuelles allusions aux propriétés générales des formes, tant éphémères que durables, de l’association, Ils ont beau se défendre d’assimiler, d’abstraire et de généraliser ; presqu’à chaque page, nous pourrions prendre ceux qui se défient le plus de la sociologie en flagrant délit de sociologie inconsciente.

Mais, précisément parce que, dans la plupart des cas, les historiens ne sont sociologues qu’à leur corps défendant, sans le savoir ou sans Île vouloir, on comprend que leur sociologie doive être, dans la plupart des cas, rudimentaire. Précisément, parce qu’ils se défient a priori de l’assimilation, de l’abstraction, de la généralisation, ils risquent d’assimiler, d’abstraire, de généraliser sans méthode, ou encore d’accepter toutes faites les idées déjà constituées par l’expérience commune. Qu’est-ce à dire, sinon que, le plus souvent, la sociologie qui les inspire n’est que notre sociologie populaire ? Dans les aphorismes que nous avons extraits des histoires, n’avez-vous pas reconnu quelques-uns des siens ? C’est qu’elle se tient en effet derrière chacun de nous prête à nous passer, au premier fait, ses instruments de connaissance habituels. Derrière l’historien, les idées générales, prêtes à lui dicter ses explications, sont comme les anges ou les génies que nous voyons cachés dans l’ombre, derrière les prophètes de Rembrandt ou de Michel-Ange. Sans elles, il ne pourrait écrire. Mais, comme il ne se détourne pas pour les regarder en face et leur demander d’où celles viennent, il risque d’écouter les idées vulgaires, filles du hasard, aussi bien que les idées scientifiques, filles de la méthode : sa science est à la merci du sens commun, son histoire à la remorque de la sociologie populaire.

La question qui se pose donc, pour ceux qui veulent promouvoir la science de l’humanité, n’est pas : « Devons-nous cultiver ou non la sociologie » ? puisqu’il est dès à présent démontré que nous ne pouvons nous en abstenir. Mais, « devons nous le faire au hasard, inconsciemment — ou consciemment, méthodiquement, rationnellement » ?

Poser ainsi la question, c’est la résoudre. Il est trop clair qu’il faut enfin avoir le courage de ses généralisations, afin de se forcer à ne les constituer qu’avec prudence. Il est trop clair qu’il faut enfin peser, au trébuchet de la critique, la monnaie courante de l’expérience, afin de discerner les vraies et les fausses pièces. Pour les notions sociologiques communes, aussi bien que pour les notions géologiques ou météorologiques, l’heure du jugement dernier doit sonner enfin, par lequel la connaissance scientifique fera son choix, donnera place aux unes dans son royaume, et en chassera les autres à jamais. Cette sociologie populaire, dont les récits des historiens, aussi bien que les tableaux des littérateurs, ou les adages du sens commun, nous ont révélé l’existence, appelle à la vie, afin de pouvoir mourir de sa belle mort, une sociologie scientifique.

Dans le cours de cette année, en étudiant l’influence de différentes formes sociales sur ces idées déterminées qui sont les idées égalitaires, j’essaierai de vous prouver que celle sociologie, qui nous est apparue aujourd’hui comme indispensable, n’est pas tout à fait impossible[1].

  1. Extrait d’une leçon d’ouverture à la Faculté des Lettres de Montpellier qui paraîtra en brochure le 20 mars, à la librairie Chevalier-Marescq (N. de la Réd.)