Ferenczi et fils, éditeurs (p. 31-42).
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II

Bertrande de Bocquensé à sa sœur Béatrice, mère Marie des Anges, lettre brûlée aussitôt qu’écrite.

« Ma chère Béatrice,

« Tu seras étonnée de recevoir cette lettre, à une époque où je n’ai pas le droit de t’écrire, et une lettre qui ressemblera si peu aux autres.

« Toute la maison dort. J’ai attendu longtemps avant de me relever à pas de loup pour aller m’enfermer dans la bibliothèque. Heureusement que je sais par cœur quelles sont les planches qui craquent et comment ouvrir les portes sans qu’elles grincent.

« Ce qui me gênait surtout, c’était Marie-Louise, car nous continuons à partager la même chambre, et elle avait l’air, justement, de ne dormir qu’à moitié. Je la trouve trop jeune pour la mettre au courant, sans compter que je ne suis pas sûre d’elle, m’étant aperçue déjà de bien des petites choses. Et maintenant c’est ma bougie qui m’épouvante, malgré les volets et les rideaux. Si quelqu’un, passant dehors, allait voir ma lumière et le dire demain à Mademoiselle !

« Comment vais-je faire pour t’envoyer ceci, je ne le sais pas encore. Dieu m’aidera. D’abord, je ne peux pas mettre de timbre, étant sans le sou, comme d’habitude. Tu ne m’en voudras pas de la dépense que cela occasionnera, ou plutôt à Madame ta Supérieure. Il n’y a pas moyen de faire autrement. Quant à la boîte aux lettres, c’est le problème. Je ne vais jamais au village, quand par hasard j’y vais, que suivie de Marie-Louise, puisque nous ne devons pas sortir l’une sans l’autre. Je ne peux pas songer à Nanon ou à son mari. Ils seraient les premiers à me vendre.

« Mais laissons cela. Tu as choisi ta vie, chère Béatrice, et tu as bien fait, quoi qu’on en dise ici, car papa ne t’a pas pardonné, Mlle Tuache non plus, d’avoir quitté la Quinteharde. Tu dois bien te rendre compte de leur rancune, puisqu’ils ne t’écrivent jamais, pas plus que maman ; mais, elle, c’est pour obéir à Mademoiselle.

« Quant à nos lettres du jour de l’an et de Pâques, à Marie-Louise et à moi, il n’est pas difficile de deviner qu’elles sont rédigées sous surveillance.

« C’est pourquoi, n’ayant personne à qui me confier, je viens à toi, ce soir, car il se passe à la maison des choses qu’on ne nous dit pas. Mais moi, j’écoute aux portes.

« Le soir, quand on croit que nous dormons, ils parlent de leurs affaires. Je laisse Marie-Louise à son sommeil de quinze ans, et je me glisse dans les couloirs à mes risques et périls.

« Il y a deux choses terribles. On nous a fait t’écrire ces temps derniers, à Pâques, que Thibault nous avait quittés « pour un voyage d’études », ce qui ne veut rien dire, mais, n’est-ce pas, nous ne valons pas la peine, Marie-Louise et moi (ni toi), qu’on se casse la tête à chercher mieux.

« En réalité, Thibault a fui comme tu l’as fait toi-même. Seulement, au lieu d’entrer au couvent, il est parti, pas très loin d’ici, avec l’ancienne petite du forgeron, tu sais, la Simone, cette effrontée qui faisait déjà parler d’elle à seize ans, et qui est devenue, depuis six ans que tu es partie, une femme de mauvaise vie.

« Alors, ces temps derniers, Thibault s’est ouvertement « mis avec elle » (j’ai entendu maman dire ce mot-là). Ils habitent la vieille maison du bûcheron, au bois de la Coudraie, qui leur loue une chambre sans vergogne. C’est la Simone qui paie, puisque Thibault n’a pas d’argent.

« J’ai entendu par le trou de la serrure la scène qui a précédé son départ. Il ne criait pas. Personne ne parle haut chez nous. Mais ce qu’il disait presque bas n’en était que plus affreux. « J’en ai assez de vous tous et de votre cafardise, et de votre séquestration. J’ai compris au régiment qu’on pouvait vivre autrement qu’ici. Béatrice est déjà partie, elle, pas si bête ! »

« Puis il a dit exactement :

« — Pour elle, le couvent était une rigolade, à côté de l’existence qu’on mène ici ! »

« Il ne s’est pas laissé interrompre par les exclamations sourdes. Il a continué :

« — Elle a refusé de se faire abrutir par « l’inconvénient de votre mère », comme dit papa. (C’est vrai que papa continue à désigner Mademoiselle comme ça.) Elle n’a plus voulu passer sa jeunesse à faire du grec et du latin dans la salle d’en bas, ni à réciter par cœur la grammaire héraldique, ni à copier des blasons pour votre armorial, mademoiselle Tuache, qui vous vengez, avec votre manie, d’être de la roture, et fille d’un pauvre héraldiste qui peignait des blasons sur des calèches ! Ah ! ah ! il y a longtemps que je vous ai envoyée promener, moi ! » (Le dernier mot est si grossier que je préfère le traduire ainsi.)

« Il n’y avait plus que du silence pour lui répondre. Je n’entendais que ce petit rire de papa que tu connais bien.

« Notre frère a poursuivi :

« — Que Bertrande et Marie-Louise se laissent faire avec leurs yeux baissés, ça les regarde. Nous verrons si ça durera toujours. Mais moi qui n’ai pas d’autre distraction que de chasser quand, par hasard, papa me prête ses chiens, moi à qui on refuse de m’occuper des terres et des fermages parce que papa veut tout diriger seul, moi qui n’ai qu’à bâiller toute la journée, puisqu’on ne reçoit pas un journal ici, pas même La Croix, moi qui traîne entre la maladie de cœur de maman, le mutisme de papa et vos regards en dessous, vous, « l’inconvénient », qui terrorisez tout le monde en silence, moi, qui vais avoir vingt-trois ans, je considère que j’ai le droit de respirer à ma façon (pardon, Béatrice ! je répète) et je f… le camp, à votre nez, avec la garce qui me plaît et à qui je plais, et qui vaut mieux que vous, las d’hypocrites que je vomis ! »

« Je n’ai pas entendu la suite. Sa main sur la porte m’a fait fuir comme un rat. Je me suis blottie au fond du couloir noir, et je n’ai plus osé approcher, bien que la scène ait continué si longtemps que la lampe a dû manquer d’huile, car la lumière s’est éteinte sous la porte. Et, pourtant, ils chuchotaient encore. Ensuite, ils ont dû allumer une bougie, car j’ai revu passer une petite lueur. J’ai entendu maman pleurer, ça oui. Et puis, j’ai fini, bien tard, par aller me coucher.

« Mais tu vas voir la suite !

« Thibault, le lendemain, n’était plus chez nous. C’est là que Mademoiselle nous a dit qu’il était en voyage. Moi, je n’ai pas soufflé mot. Marie-Louise a dit : « ah ! » c’est tout, car elle n’a pas l’habitude de demander d’explications. Et puis, pour ce qu’elle aime Thibault qui la taquine, lui tire les cheveux et la pince tout le temps pour se distraire… (moi, il n’ose plus, depuis que je l’ai griffé à la figure).

« Donc, voilà Thibault parti. Le reste, à tout à l’heure. Je veux que tu saches d’abord la seconde chose.

« L’autre soir, j’étais aux écoutes pour savoir s’il y avait du nouveau, car je voyais bien que personne n’était couché. Béatrice ! C’était de moi qu’ils parlaient ! J’ai entendu pour commencer : « mauvais exemple… scandale ébruité… déshonneur… » Et puis : « Il faut la marier le plus vite possible ! »

« Je me suis rapprochée de la porte. Maman :

— « Ce sera déjà beau pour Philippe de Tesnes si on lui donne un petit bout de terre, lui qui n’a rien que la bicoque de sa mère. Il sera trop heureux de l’épouser.

« Ma sœur, toi qui connais comme moi Philippe de Tesnes depuis l’enfance, tu te figures mon tremblement derrière cette porte ! Ce garçon, cette brute aux cheveux rouges, qui sent la même odeur que la chèvre, qui frappe ses chiens, qui fait peur à sa mère depuis que le baron est mort et que personne n’est plus là pour le battre, qui hurle pour un rien (on dit qu’il boit) moi, épouser ça ? Moi qui voudrais cinq enfants, les avoir avec ça ?

« — Laissez-moi faire, a dit Mademoiselle. Je leur parlerai à tous deux en mon temps, et je réponds que ce mariage ira vite.

« Je n’en ai pas écouté plus. J’aurais crié. Je suis retournée dans mon lit en grelottant, et n’ai pas pu fermer l’œil une seconde.

« Béatrice, je viens te supplier : Est-ce que tu ne pourrais pas me faire entrer dans ton couvent, même avant d’être majeure ? Dire que je ne le serai que dans un an ! Tous les jours je guette ce que Mademoiselle va oser me dire. Elle n’a pas encore parlé. Pardonne-moi mes blasphèmes. Je crois que, cette fois, je la tuerai ou que je me tuerai.

« Mais attends ! Ce n’est pas tout. Voici quinze jours, le vrai scandale de Thibault a éclaté. Oh ! sans bruit. Mais j’ai tout surpris encore une fois.

« Il a écrit pour dire que, si on ne lui donnait pas immédiatement une grosse somme d’argent, il épouserait sa créature et se montrerait partout avec elle, au village, à la ville, dans les châteaux, en la présentant comme la vicomtesse Thibault de Bocquensé, ce qui sera vrai, somme toute.

« Ah ! l’histoire ! Maman sanglotait. Mademoiselle marchait de long en large dans la chambre, en murmurant : « De l’argent ? Où veut-il qu’on en trouve ? Avec les taxes, les hypothèques et tout, il sait bien qu’on est ruinés… ruinés… »

Alors, pour une fois, papa parle.

« — Voilà où vous nous menez, alors ?

« Il s’adressait à Mademoiselle, naturellement.

« — Quel maudit jour, celui où vous êtes entrée dans cette maison ! Vous avez hypnotisé ma femme, cette pauvre malade, abêti mes filles, révolté mon fils ; vous m’avez supprimé, moi, le mari, le père de famille, sous le prétexte que Mme de Bocquensé ne pouvait plus se passer de votre direction, non plus que mes enfants. Et voilà où nous en sommes, avec vos manigances de vieux satan ! Et si je vous prenais par la peau du dos pour vous jeter dehors, à la fin ?

« — Monsieur ! Monsieur ! disait Mlle Tuache, vous ne voyez pas que vous tuez la comtesse ? Regardez ! Elle se trouve mal !

« — Marie !… a crié papa, comme s’il sanglotait.

« Que se passait-il ? Je me suis sauvée encore un coup, car je prévoyais qu’on allait courir à l’armoire à pharmacie dans le couloir, ce qui est arrivé, en effet.

« Et voilà. Depuis, j’ai eu beau écouter, je n’ai plus rien surpris, plus rien entendu. Ils ont dû parler de jour, quand nous sommes dans la salle d’en bas. Mais tout à coup, hier, Mademoiselle nous a dit, à Marie-Louise et à moi :

« — Il va venir ici quelqu’un, demain. Un parent de la famille. Il n’est pas convenable qu’il vous voie. Comme nous ne savons pas son heure, car il vient dans sa voiture automobile, vous resterez enfermées dans votre chambre, et vous y déjeunerez, même. Nanon vous servira là-haut. Je vous avertirai quand vous pourrez redescendre travailler en bas.

« Tu penses bien que, Marie-Louise et moi, nous avons passé notre journée derrière les rideaux. C’est vers quatre heures et demie que nous avons vu la fameuse voiture automobile arriver dans la cour. Mais, dedans, au lieu d’un monsieur tout seul, il y avait un monsieur et une dame.

« Le monsieur tout jeune, mince, rasé, clair, avec un air que je n’ai jamais vu à personne ici, et la dame bien plus vieille, grande, maigre, habillée de belles affaires, et… la figure peinte ! Je l’ai mieux vue quand ils sont repartis. Une femme comme ça ici ! Qu’est-ce qui se passe encore ? Si jamais je le sais, je tâcherai de te le dire.

« Ma bougie arrive à sa fin. Je me dépêche de t’embrasser. Quand tu écriras pour le jour de l’An, dans huit mois, tâche de glisser un mot pour moi qui me fera comprendre que tu as lu cette lettre que je n’écris qu’en claquant des dents de froid, et surtout de peur.

« Ta petite sœur bien loin de l’état de grâce, je n’ai pas besoin de te le souligner.

« Bertrande. »