L’héritage maudit/Chapitre VIII

, o. f. m.
La Tempérance (p. 43-49).


VIII

Après l’installation à leur modeste logis de la rue Craig, Cyprien avait pris possession de son étal. Déjà connu au marché par ses fréquents voyages, il ne tarda pas à se créer une nombreuse clientèle. Pour répondre aux exigences de ce métier nouveau, son amour du travail semblait renaître, et, à la maison, la tendresse pour sa femme et ses enfants. Les ménages où le bonheur sourit sont comme les peuples heureux : ils n’ont pas d’histoire. Ce fut toute une année de douce paix pour Céline qui, le soir, entre son mari et ses enfants croyait revivre les premiers temps de son mariage.

Cependant il ne faudrait pas croire que Justin avait attendu six mois pour rendre visite à son beau-frère et lui rappeler ses anciennes promesses. De son côté, Cyprien qui avait pris à cœur sa nouvelle tâche et qui semblait goûter une certaine jouissance chez lui, n’avait pas manqué de rendre de fréquentes visites à l’hôtel " Quickjump " où sa venue était toujours saluée avec une joie bruyante. Et comme l’hôtel n’était jamais tout à fait désert, Justin se fit un devoir rigoureux de le présenter à ses amis et aux amis de ses amis. Cyprien trouva bientôt de lui-même, des raisons d’y aller sans être invité. Il s’y rendait pour conclure un marché qu’il fallait « mouiller », pour y parler d’immeuble, pour y jaser des élections échevinales qui se préparaient, etc… Il n’y avait guère plus d’un an qu’ils étaient à la ville et déjà Céline avait perdu l’espoir de garder son mari chez elle, une seule fois par semaine,

À cette époque leur naquit un troisième enfant, dont la vue aurait dû faire réfléchir le père : un pauvre petit être rachitique, scrofuleux et vraisemblablement idiot. Contre l’espérance de Céline, toute à sa douleur et à sa peine, Cyprien en prit motif pour inaugurer une fête de huit jours.

On comprend qu’avec ce train de vie, le commerce ne pouvait plus être aussi florissant. Rarement balayé, jamais lavé, l’étal disparaissait sous les tas de produits où les nouveaux s’entassaient sur les anciens. La décomposition causée par la chaleur, exhalait une odeur infecte. Les acheteurs passaient devant la porte en se bouchant le nez, et entraient chez le voisin. Ceux qui entraient tout de même, c’étaient des amis de fête, qui se succédaient à tour de rôle dans le petit bureau de Cyprien où les attendait le bien-aimé flacon, déposé dans le coffre-fort où il n’y avait d’ailleurs pas autre chose à prendre.

Inutile d’ajouter qu’à la maison, la gêne se faisait sentir depuis assez longtemps. Certes Céline recevait régulièrement le montant dû pour le fermage de sa terre, mais, aussi régulièrement, son mari lui enlevait de gré ou de force, pour le placer, disait-il, dans l’immeuble où il rapporterait cent pour un. Dans le même temps, et toujours pour la même raison, Cyprien commença à diminuer la somme qu’il laissait à sa femme chaque semaine pour les besoins de la maison. Ce n’était pas encore la misère, mais c’était une pauvreté humiliante.

Qui aurait vu alors Céline, pâle, amaigrie, la tristesse de l’angoisse peinte sur la figure n’aurait pas reconnu la fraîche jeune fille du père Braise. Si, devant son mari et ses enfants, elle savait se composer un maintien et une figure paisibles, en secret elle pleurait, ne trouvant de consolation que dans ses efforts de tous les jours pour pratiquer la doctrine héroïque enseignée par Mère Sainte-Émélie, et dans une prière sans trêve où elle puisait la force de ne pas succomber au découragement.

L’avenir était, en effet, sombre pour elle. En prévision de l’hiver qui approchait, elle s’était décidée à entreprendre un travail de couture pour un magasin de gros. Pour l’exécuter plus à son aise, elle avait dû envoyer ses deux enfants, Jules et Mariette, au Jardin de l’Enfance, ne gardant près d’elle que son petit malade près duquel sa tâche lui paraissait moins dure.

L’hiver humide et malsain des logis obscurs et étroits, passa avec son cortège de grippes, de rhumes et de rougeole… Céline put faire face à toutes les dépenses ; mais au prix de quelle humiliation elle mendiait à son mari le pain de chaque jour ! Vers la fin d’avril, le loyer des trois derniers mois n’avait pas été payé. Le propriétaire craignant la fuite de ses locataires crut bon de les menacer de la saisie : Céline fut chargée d’annoncer cette nouvelle à son mari.

Le soir au souper, la jeune femme mit Cyprien au courant de leur situation. Entrant en fureur, celui-ci prend son assiette et la lance à la tête de Céline. Le projectile la frappe à l’arcade sourcilière, y laisse une forte entaille d’où le sang jaillit ; puis dans sa course, fait voler en mille éclats le verre de la lampe, et sort enfin par la fenêtre en brisant un carreau. Un cri étrange, perçant, impossible à décrire, s’élève au milieu de ces bruits divers, et Céline qui se bande la tête avec son mouchoir aperçoit à la lueur fumeuse de la mèche sautillante, Mariette tombée de son siège, se tordant en proie à d’horribles convulsions.

Prompte comme la pensée, elle se précipite sur l’enfant, lui soulève la tête et essuie l’écume rosée qui apparaissait sur ses lèvres. Puis elle se tourne vers Cyprien pour le prier de la porter sur son lit ; celui-ci avait disparu.

Ayant relevé et couché elle-même la petite Miette, elle court chez la voisine qui se hâte d’aller chercher le médecin. Celui-ci ne tarde pas à arriver. Il examine longuement l’enfant malade, prononce un nom de maladie (en ique) tout à fait inintelligible à Céline, donne les soins les plus urgents, en prescrit d’autres, et part en exprimant le désir de voir le père de l’enfant à sa visite du lendemain.

Dans le cours de la nuit, des crises terribles se succédèrent presque sans interruption. Au petit jour, épuisée et inerte, la petite tomba dans un sommeil léthargique semblable à la mort. Près de son lit, appuyée sur la table où la lampe brûlait encore, Céline vaincue par la fatigue avait succombé au sommeil, lorsque Cyprien entra en titubant, et, sans même leur jeter un coup d’œil, alla s’écraser sur son lit en grognant comme une brute.

À sa visite matinale, le médecin laissa deviner à Céline que Mariette ne souffrirait pas longtemps. Il allait partir en prescrivant une potion calmante, lorsque Cyprien, à demi vêtu, la figure toute bouffie, les yeux sanguinolents et encore hébétés de son ivresse de la veille, parut dans la porte.

— C’est vous le père de cet enfant ? demanda le médecin en rajustant son binocle rétif.

— Oui, docteur.

— Je n’ai pas besoin de vous demander si vous buvez, ça se voit.

— ! ! !

— Vous pouvez contempler votre ouvrage. Votre brutalité d’hier soir n’a fait qu’accélérer la marche de la maladie de votre enfant. Vous lui aviez donné la vie… vous la tuez deux fois…

— Vous badinez, Docteur.

— Un médecin ne badine jamais dans l’exercice de sa profession.

— Si vous me disiez que… l’accident d’hier soir est la cause de la mort, je pourrais peut-être vous croire, mais autrement, ce n’est pas possible. Voyez comme je suis solide ; je n’ai jamais été malade de ma vie.

— Cela n’empêche pas tout de même que la mort vous guette pour vous étouffer un jour ou l’autre. En attendant, ce sont vos enfants qui paient. Jetez un coup d’œil sur cet autre petit martyr dans son berceau ; le bourreau, je vous le répète, c’est vous, c’est vous.

— Je ne comprends pas.

— Accompagnez-moi chez le pharmacien d’où vous rapporterez la potion calmante que j’ai prescrite pour votre enfant ; je vous expliquerai la chose en route.

Se tournant alors vers Céline, le médecin ajouta quelques nouvelles recommandations et les deux hommes sortirent. Lorsque Cyprien rentra une demi-heure après, il paraissait tout bouleversé et honteux, n’osant pas même regarder Céline en face. C’est dans un état plutôt affaissé qu’il passa la journée à la maison pour aider à sa femme.

La petite mourut le lendemain. Devant le petit cadavre, le père sembla retrouver un peu de cœur ; il pleura même aux funérailles. De retour à la maison, Céline déjà épuisée par les privations de toutes sortes, avait dû prendre le lit. Cyprien fut frappé de l’état lamentable où elle était réduite. C’est alors qu’il lui fit des promesses de s’amender, de ne plus boire, et bien d’autres encore.

Dès que sa femme put se lever, elle lui demanda comme preuve de ses bonnes dispositions de suivre la retraite qui commençait à la paroisse. Il se rendit régulièrement à tous les exercices, et alla jusqu’à prendre la croix de tempérance. Bref, tout portait Céline à croire que cette fois il était bien converti.

Le propriétaire avait été payé en secret par Maria ; et comme on était au 30 avril, Céline demanda et obtint de son mari, de quitter ce logis qui leur rappelait à tous deux de si amers souvenirs. Ils allèrent s’installer rue Maisonneuve.

Plus encore que les bons soins donnés à Céline par les dévouées Sœurs de la Providence, la paix et l’espérance d’un avenir meilleur avaient guéri la jeune femme. Devant la félicité qu’il nous semble toucher du doigt, on oublie facilement toutes les angoisses qui l’ont préparée. Il en est toujours ainsi : s’il en était autrement, le bonheur parfait n’existerait pas sur la terre, et l’on sait qu’il est déjà rare.