L’héritage maudit/Chapitre V

, o. f. m.
La Tempérance (p. 28-33).

V

Dès que Cyprien fut mis au courant de la situation, il se porta sans retard comme fermier, et ne tarda pas à prendre, comme tel, possession de ses droits. Les semences étaient terminées lorsque les négociations s’achevèrent. Aussi Cyprien se hâta-t-il de remercier France, alléguant les raisons bien plausibles d’ailleurs, qu’il était jeune, plein de forces, et qu’il n’avait pas les moyens de payer un homme à l’année.

France fit promptement ses préparatifs de départ. Et dire que lui aussi, il avait pensé prendre le bien à ferme ! Mais un garçon ne prend pas une terre à cultiver sans avoir, dans un avenir assez rapproché, l’espoir d’y conduire une épouse. Et nous savons que tel n’était pas le cas de France. Il partit donc, et malgré que Céline ignorât ses sentiments à son égard, ses adieux peu prolixes devaient rester comme un petit point lumineux dans la mémoire de la jeune fille.

Cyprien s’était mis au travail avec bonne humeur et entrain. Pour poser nettement à la face de la paroisse sa candidature à la main de Céline, qui le trouvait « fin comme toute », chaque dimanche il allait la reconduire chez elle après la grand’messe. Le soir, il ne manquait pas de venir passer trois heures entre Céline et tante Mérance, plus près de celle-là que de celle-ci, naturellement. Averti par sa mère avant son départ sans doute, on ne l’avait pas revu à la « bebotte » de Jean Bois. Il s’était même repris à suivre les réunions hebdomadaires que le vicaire tenait pour les jeunes gens de la paroisse ; et il avait la précaution d’en rapporter les sujets de conférences et de les commenter au cours de ses soirées avec Céline. Si l’exposition de ces théories paraissait hors de propos à Céline, c’était autant de coups habiles, et dirigés avec un art machiavélique, qui venaient battre en brèche les préventions que tante Mérance avait toujours plus ou moins conservées contre Cyprien.

Les récoltes de l’automne ayant été exceptionnellement abondantes, Cyprien résolut de frapper un coup de maître. Après avoir obtenu l’adhésion de Céline, il allégua que la situation d’un fermier était insoutenable sur une terre qu’il n’habitait pas. Puis s’autorisant de l’espérance donnée par le père Braise, il demanda Céline en mariage.

Des pourparlers s’établirent entre lui et le tuteur qui le renvoyait à Céline, maintenant majeure. Celle-ci le renvoyait à tante Mérance qui avait des idées fixes sur l’opportunité des mariages à la vapeur.

Malgré la hâte d’atteindre à son but dès après les fêtes, le mariage fut retardé jusqu’aux jours gras, afin que la première année du deuil de Céline s’écoulât tout entière.

La cérémonie se fit très simplement. On n’invita que les plus proches parents pour le déjeûner, à l’issu duquel, les nouveaux époux partirent pour Montréal, afin d’y passer les premiers jours de leur lune de miel chez la sœur de Cyprien.

Quelques jours après leur départ, la veuve Lachance qui avait promis une grand’messe aux bonnes Âmes si Cyprien se convertissait, profita du premier vendredi du mois pour aller au presbytère s’acquitter de sa promesse. En lui ouvrant la porte, Cédulie, la ménagère, ne peut retenir un cri de surprise :

— Mais c’est madame Lachance, je compte bien.

— Eh oui, Melle Cédulie.

— Donnez-vous donc la peine d’entrer. M. le curé a une visite pour le quart d’heure ; si vous voulez l’espérer un instant. Passez donc dans la salle.

— Bien honnête, Melle Cédulie.

— Vous êtes venue pour le premier vendredi, ça m’en a tout l’air. Loin de l’église comme vous êtes, et avec les chemins en « bouette » que nous avons, je vous trouve bien dévotieuse. C’est ce que je disais à Melle Félicité pas plus tard que tantôt.

— Les chemins sont collants en effet, mais on n’a rien sans peine dans ce bas monde.

Tout en parlant, Cédulie avait posé une serviette sur le coin de la table, y avait déposé tasse et soucoupe, sucrier et plateau de biscuits, etc… Madame Lachance croyant qu’elle préparait le petit déjeûner de son maître, fit mine de quitter sa place.

— Bougez pas ! madame Lachance, bougez pas ! dit la ménagère avec autorité ; vous êtes comme la marguiller-en-charge dans le banc-d’œuvre : à votre place. Si ça une miette de bon sens de venir de si loin communier à jeun à votre âge. Tenez ! goûtez-moi ces biscuits-là avec cette tasse de café brûlant ; ça vous accottera l’estomac au moins pour vous en retourner.

— Mais Melle Cédulie… M. le Curé ?

— D’abord, il n’y a pas de Melle Cédulie, c’est Cédulie tout court. Puis M. le curé, il sera content… tout court aussi : c’est pas un sauvage.

— Vous êtes bien charitable tout de même.

— On connaît son monde, tout simplement. Comment trouvez-vous ces biscuits-là madame Lachance ?

— Ils fondent dans la bouche, quoi !

— C’pas ? Eh bien ! vous me croirez peut-être pas, mais M. le vicaire ne peut pas les sentir.

— Dans le monde…

— On ne sait pas ce qu’on souffre dans notre position madame Lachance ; on ne saura jamais ! C’est comme les oignons d’ailleurs ; il leur fait une petite grimace à lui tout seul. Mais, c’est égal vous savez, j’en ai deux mannes pleines à ras-bords dans le grenier ; tant pis…

— Ce pauvre M. le vicaire, lui qui est si bon pour nos jeunes gens, et si dévoué pour mon Cyprien.

— Je ne dis pas, mais… Au fait, Cyprien, il est marié tout de même, et avec un rôdeux de bon parti encore. Une fille pas jargaude en toute que Céline ; et la figure faite au pinceau avec ça. Je n’aime pas beaucoup ses frisettes, comme je disais hier à Melle Marcelline ; rien de pareil pour démoraliser un pays que des frisettes. Et puis elle a les moyens, la fille du père Braise.

— C’est certainement un parti extra pour mon garçon.

— Et votre Cyprien — soit dit sans vous flatter, madame Lachance — c’est un beau garçon, pas ordinaire. Après tout, cela fait un beau couple, rachevé. Il faut espérer qu’ils seront heureux.

À cet instant, M. le curé entr’ouvrit la porte et madame Lachance, après avoir remercié Cédulie, entra dans le bureau. Pendant que celle-ci remettait les choses en place, elle se disait :

— Cyprien et Céline font un beau petit ménage, fini. Ils sont jeunes ; ils ont les moyens ; pourquoi donc qu’ils ne seraient pas heureux, je vous demande ?

Pour Cédulie qui n’avait jamais été belle, qui n’avait pas les moyens, et qui n’était plus jeune, les époux réunissaient les plus sûrs éléments de bonheur.