Éditions Édouard Garand (p. 9-11).

IV


Depuis bientôt six mois qu’elle évolue dans ce monde en miniature qu’est un foyer pour jeunes filles, Paule s’est grandement transformée sans pourtant rien perdre des extraordinaires qualités soit naturelles soit acquises qu’elle a apportées ici. Son calme reposant, son abnégation et son endurance restent les mêmes, mais elle cause avec plus d’abandon maintenant et sa rigidité première a fait place à un sourire intérieur plein de charme. Car Paule est heureuse ; elle l’est même trop, ce qui l’empêche de se prendre au sérieux et de vivre autrement qu’en attendant. Petite Ève moderne, comme l’autre belle et en pleine possession de ses facultés, elle découvre le monde. Tout l’intéresse, tout lui agrée, rien ne peut rebuter ses ravissements d’ingénue.

Il plaît à Élisabeth de la voir se mêler aux pensionnaires qui n’en reviennent pas de sa beauté, moins encore de sa sagesse, mais surtout de la durée de celle-ci. Ces demoiselles ne comprendront jamais comment, avec l’instruction que décèle la correction de son langage, elle ne cherche pas à sortir de la médiocrité de sa condition présente. Et Élisabeth n’est pas peu fière de savoir que sa protégée répond aux tentatrices qu’elle « aime mieux travailler à la maison qu’au dehors ».

En adoptant, au nom de l’Œuvre, cette orpheline, la directrice pensait se charger d’une âme faible que son premier et tardif contact avec la vie allait enivrer dangereusement. Elle se sentait toute prête à lutter pour la protéger mais voilà que, pour elle aussi, Paule est un sujet d’étonnement. Elle a dû vite reconnaître que c’est une coopératrice qu’elle s’est donnée auprès des âmes de jeunes filles dont elle a assumé la charge. La pupille d’Élisabeth assainit tout, sur son passage et ses exemples son seul aspect même valent des milliers de paroles. Elle laisse après elle comme un sillage de pureté et de joie simple quand le siècle est justement au besoin immodéré de luxe et aux amères récriminations.

Ce bien qui, aujourd’hui, germe sous les pas de l’enfant, avec une abondance quasi miraculeuse, ce sont les patients efforts de la grand’mère qui l’ont semé ; Élisabeth l’admet avec gratitude. Paule n’est encore que le prolongement de son aïeule, mais la forte éducation qui a façonné son âme naturellement droite et ferme paraît bien l’avoir trempé pour la vie et Élisabeth ne craint plus le mal pour son enfant d’adoption. Ce qui, désormais la hante, c’est l’avenir avec son mystère, poésie des jeunes vies, mais sujet d’inquiétude pour les aînés. En quel sens se métamorphosera Paule, dans deux ans, trois ans ?…

À l’exception, peut-être, de la petite récureuse des couteaux qui la jalouse, le personnel est tout à la dévotion de cette belle enfant sans morgue qui vient de prendre place dans ses rangs et Mme Deslandes qui est plus spécialement chargée d’elle ne manque aucune occasion d’afficher son intimité avec la jeune fille. C’est en effet sous sa direction que Paule marque au fil rouge, ou reprise, ou coud à petits points, de neuf heures à quatre, tous les jours, le samedi et le dimanche exceptés. C’est un labeur qui n’a rien d’excessif. La fillette est arrivée bien pâle au Foyer, et sa croissance est si rapide qu’Élisabeth craint par-dessus tout de la fatiguer. Aussi exige-t-elle qu’elle se couche tôt, le soir, et la plupart du temps, elle la laisse aussi dormir tard le matin. C’est elle, qui de même, a déterminé les heures plutôt courtes de son travail.

Mme Deslandes a compris à demi-mot. Aussi, non seulement s’ingénie-t-elle à ne confier à Paule que le plus léger de la besogne mais aussi veille-t-elle à lui faire la vie gaie, intéressante. Elle, autrefois silencieuse à sa besogne solitaire, babille désormais sans discontinuer, de neuf heures à quatre. Lorsque les mots ne viennent plus, elle chante avec ce qui lui reste de sa voix juste et agréable d’autrefois.

Paule prend d’ailleurs un réel intérêt à lui entendre raconter sa jeunesse vécue tout entière à Hochelaga.

Mariée tard, à un homme dépourvu de santé, mais honnête et pieux, elle avait passé ses années de mariage dans les plus nobles occupations : à se dévouer, d’abord, à son mari, ainsi que l’exigeait le devoir de son état, ensuite à servir Dieu dans la personne des pauvres, enfin, à nourrir de son mieux l’intelligence avide qui lui avait été octroyé en partage. Ils possédaient peu de parents, elle ayant été élevée par une mère veuve et lui étant français natif de France, mais en revanche, des amis d’estime que tout Hochelaga pouvait leur envier. Ç’avait été le curé Brissette, fondateur de la paroisse et qui n’avait fait que passer ; son successeur, le chanoine Adam lequel n’était pas encore chanoine, à cette époque, c’est vrai, mais déjà financier émérite, homme d’organisation et d’aspirations très hautes. Sa digne mère, dont il était tout le portrait, n’entreprenait jamais ses tournées de secours aux pauvres sans s’être auparavant concertée avec elle, Mme Deslandes.

— Ma chère petite, nous demeurions pour ainsi dire sur le presbytère : le jardin seul nous séparait.

L’échevin du quartier fréquentait aussi chez les Deslandes et le docteur Thibault, l’original praticien et Fontaine, le riche philanthrope, qu’on avait élu président de la Saint-Vincent de Paul, et Brillon le grand manufacturier, un ancien camarade d’école de M. Deslandes qui avait été élevé au pays. Sous un prétexte ou sous un autre, ces messieurs aimaient à s’attarder chez l’épicier dont la langue de pleine sève, élégamment rehaussée par l’accent de France fouettait leur esprit. Et de quoi l’on causait, alors… Charité chrétienne, œuvres sociales, ou encore littérature, science et art. Rien que cela. Timide à cette époque, et défiante d’elle-même, Mme Deslandes osait rarement émettre les réflexions qui lui brûlaient les lèvres. Mais combien elle jouissait à écouter et à s’assimiler cette nourriture des dieux !

Souvent, à l’évocation de ces fiers souvenirs, une larme roulait sur la joue tombante et impassible de la vieille dame. Mme Deslandes n’en avait pas honte ; elle ne craignait pas, non plus, que Paule la jugeât vaine ou glorieuse, d’après ces confidences. Mais il lui arrivait de s’interrompre tout d’un coup pour poser un doigt averti sur la main de sa jeune compagne

— Ceci parle, déclarait-elle.

Et, comme la jeune fille levait un regard étonné ;

— Enfin, je me comprends, essayait-elle de se dérober, car à ce sujet aussi Élisabeth avait fait des recommandations.

Toutefois, le vin étant tiré, il fallait bien le boire et, s’exécutant :

— Cette main, déclarait-elle, me parle d’ascendants affinés et qui devaient être de la bonne classe. Vos parents n’ont jamais gagné leur vie du travail de leurs dix doigts, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, murmurait Paule.

Son désir eût été, précisément, d’en apprendre long, à ce sujet, maintenant surtout qu’elle vivait en société, comme tout le monde. Par sa grand’mère, elle avait su que, riche autrefois, son père avait gaspillé sa fortune et que sa mère ne possédait rien. C’était tout. Cependant, si elles ne dissipaient pas son ignorance, les insinuations de Mme Deslandes flattaient ses convictions secrètes.

À quatre heures, donc, Paule recevait son congé. Elle avait coutume de se rendre alors à l’église, y réciter son chapelet. À cinq heures et demie, c’était le souper du personnel ; à six heures celui des pensionnaires commençait.

Volontiers, alors, Paule s’attardait dans la salle d’entrée dite de récréation, si animée aux heures des repas et le soir principalement. La grande pièce, tout le jour endormie, se transformait à ces moments-là en cabinet des échos, les petites travailleuses du dehors que sont les pensionnaires du Foyer s’y racontant avec verve les potins du jour, les incidents de la rue ou du bureau ou de l’atelier, les nouvelles à sensation, voire même les fluctuations de la politique mondiale. On se retrouvait avec un plaisir bruyant ; on se détaillait entre amie, le programme de la soirée ; et, avant de regagner leur chambre, après souder, il en était toujours quelques-unes qui s’installaient au piano pour jouer, chanter, faire tourner une valse. Paule prenait un plaisir d’enfant à tout observer ; elle se sentait neuve et insatiable.

Certains soirs consacrés par l’habitude, celles qu’on savait courtisées se faisaient plus belles que de coutume et, mêlées quand même à leurs sœurs moins intéressantes, un peu nerveuses, elles attendaient jusqu’à ce que la portière fût venue leur dire :

— Vous êtes demandée au salon.

Cette simple petite phrase ne pouvait frapper les oreilles de Paule sans qu’un émoi s’emparât de tout son être. Elle se voyait, à quelques années de là, appelée elle aussi par un monsieur grave, venu tout exprès pour elle et qui, l’ayant fait asseoir en face de lui, tendrement, se pencherait sur son âme. Elle eût aimé une forte affection d’homme dans sa vie livrée depuis le commencement, aux seules influences féminines, et, bien que le sachant coupable, c’est avec un attendrissement très doux que, toujours, elle avait rêvé de son père inconnu.

Parfois c’est à Élisabeth elle-même qu’on venait dire : « Vous êtes demandée »… Ce visiteur des bons soirs, Paule l’avait, par deux fois, aperçu : il lui avait paru jeune, gentil, et ses yeux noirs riaient.

Un jour ayant le bonheur rare de causer avec sa grande amie et les circonstances aidant, Paule lui avait ingénument demandé si elle épouserait bientôt cet amoureux présumé. Avec un nuage rose aux joues, toutefois, Élisabeth s’en était énergiquement défendue.

— C’est un petit cousin à moi, avait-elle raconté. Lorsqu’il ne trouve pas mieux ailleurs, il vient me voir. C’est un orphelin à qui manque beaucoup la tendresse d’une mère. Pourquoi, avait-elle ajouté, songer au mariage pour moi ? Ma vie est fixée et je ne saurais l’imaginer meilleure. En auriez-vous entendues qui s’effrayaient de l’austérité de ma tâche ?… Elles ignorent, sans doute, que je suis l’aînée d’une nombreuse famille et que j’ai été élevée chrétiennement et presque dans la gêne. C’est une grande grâce d’être accoutumée jeune à se renoncer. Ne l’oubliez jamais, petite Paule.

À huit heures et demie, au plus tard, Paule se retirait dans sa chambre. Située au rez-de-chaussée et grande comme une cellule de moine, celle-ci donnait sur une cour pavée également minuscule et que clôturaient en hauteur, les bâtiments voisins. Au milieu, sur un socle de ciment, reposait une grande statue de la Vierge du Rosaire, toute craquelée et grise ; c’était la patronne de la maison.

La cour recevait peu de soleil mais, en revanche, les soirs d’été surtout, elle se chuchotait à elle-même mille choses ; c’étaient les bruits fragmentés d’alentour qui venaient expirer dans son puits profond. La plainte d’un violon solitaire s’y mêlait au vacarme lointain de la rue ; le rire d’une enfant, un duo de voix humaines à l’appel sauvage des trompes d’autos. Au carillon des grandes fêtes, la cour s’emplissait du bruit des cloches et c’était plus beau encore. Accourues rapide de quelque clocher voisin, les ondes sonores se laissaient choir jusqu’aux pieds de la Vierge où elles se roulaient dans un délire de joie chantantes, heureuses et inlassables. Paule vibrait alors elle-même, autant que l’airain de leur robe ; elle riait à leur bonheur et il lui semblait qu’elles ne dussent plus jamais se taire. Mais, à la minute fixée par la règle, leur allégresse diminuait, se retenait, se changeait en un murmure vibrant, tout plein d’espoir encore et qui s’éteignait vite. L’aérien concert se trouvait aussi aboli que s’il n’avait jamais été.

L’unique fenêtre de la chambre donnait sur cette cour et elle était précédée d’une marche large prise dans l’épaisseur de la muraille. Louisette qui visitait quelquefois l’orpheline y avait placé un coussin et l’heureuse Paule aimait à s’étendre là, comme sur une chaise longue, pour y lire ou se reposer en méditant. Elle ramenait sur elle les blancs rideaux de marquisette et, en même temps que sa chambre prenait, à travers ce voile, un aspect embrumé de chose fantaisiste, elle-même se sentait comme transportée dans la cour vide et soupirante.

Avant de se coucher, Paule déjà en longue robe de nuit s’enveloppait d’un kimono fleuri de lilas sur fond blanc qui lui venait aussi de Louisette et, debout devant la glace, elle défaisait ses cheveux. Ils étaient déjà longs quoiqu’elle les eût portés ras jusqu’à l’âge de quatorze ans et soyeux et parfaitement lisses. Elle les peignait, les secouait, les flattait de la main s’emparait de mille manières et elle s’éblouissait du royal manteau lumineux qu’ils faisaient à ses épaules.

Mais en même temps que ce flot d’or, l’eau pure de la glace lui renvoyait encore son visage très beau et calme, ses mains parfaites restées blanches comme les lis, enfin, toute sa personne harmonieuse perdue sous les longs plis de ses vêtements et que le kimono à grosses grappes couvrait de neige et de fleurs. « Je suis belle » ! se disait Paule.

Ne se quittant point du regard, elle s’enivrait de ses gestes silencieux et, s’étudiant avec une ardeur froide, délicieuse à refouler, elle se sentait prise d’une incroyable tendresse pour cette adolescente aux grands yeux d’azur sombre qui était elle-même.

Sur la table-guéridon, le bon réveil tictaquait avec un peu d’effarement. Paule le consultait du regard car, pour rien au monde elle n’eût laissé passer l’heure fixée par Élisabeth pour son repos. Lorsque cette heure s’annonçait, elle nattait ses cheveux qui glissaient, souples entre ses doigts déliés et, après avoir contemplé le visage nouveau qu’ils lui faisaient ainsi, elle s’agenouillait auprès de son lit et priait durant quelques minutes.

Mais avant le sommeil l’enchantement revenait et, couchée maintenant. Paule songeait que si la beauté lui avait été dévolue en partage, elle l’avait longtemps ignoré. Toutefois, il n’était pas trop tard pour l’apprendre et elle ne regrettait ni sa naïveté passée ni la science grisante d’aujourd’hui. Elle avait pu comparer, depuis six mois : elle n’en avait point encore découvertes qui lui fussent supérieures.

Heureuse, elle appuyait ses mains caressantes à son front et sentant tout proches de ses lèvres ses bras frais, elle les baisait. « Je suis belle » se redisait-elle, extasiée, et sous les flots d’ombre légère qui emplissaient la chambre, elle s’endormait bientôt de son lourd sommeil d’enfant.