Éditions Édouard Garand (p. 44-46).

XIX


C’en est fait. La paix nouvelle de Paule déjà est compromise ; des nuages projettent leur ombre sur son ciel qui était redevenu et, comme à Montréal il n’y a pas si longtemps, l’hostilité gronde autour de son nom.

C’est Marthe et c’est le docteur. Elle devrait dire que c’est surtout Henri…

Le jeune homme la recherche visiblement et sa conduite irrite son père. Sans hésiter, c’est à celui-ci que Paule donne raison ; mais elle voudrait bien, par exemple, connaître les motifs de cette mésestime qu’il lui témoigne, à elle… Est-ce que, par hasard, il aurait découvert la véritable identité de celui qui est venu prendre femme si loin et qu’on a convenu d’appeler Norbert Roché ? C’en a tout l’air.

Le docteur continue de visiter sa cliente et de lui prodiguer ses soins, mais ses manières, vis à vis d’elle, ont changé. C’est avec une hauteur méprisante qu’il la traite, désormais, et cette attitude impitoyable paralyse la jeune fille.

Quant à Marthe, quelles que soit ses raisons, une véritable rage la possède d’humilier sa jeune amie. Les traits blessants, les allusions envenimées qu’avec son petit air énigmatique Fernande s’applique a atténuer ont vite dégoûté Paule et elle ne retournera plus dans cette maison qui, si souvent, lui a donné l’illusion du foyer paternel.

Naturellement, elle évite également Henri, le plus qu’elle peut. Parfois, elle est même tentée d’en vouloir au jeune médecin lui-même ; surtout, elle redoute l’évolution de ses sentiments. Elle ne veut pas que cela se produise. Non, jamais ! Elle n’accepterait l’amour d’aucun homme. Il est vrai qu’elle a laissé Édouard lui témoigner une tendresse paternelle, une affection de grand frère, mais c’était après lui avoir fait part de ses projets d’avenir et, d’ailleurs, elle a assez déploré sa faiblesse !…

Dorénavant, c’est au couvent qu’elle appartient toute entière. Les lourdes portes qui se referment sur les petites postulantes, les longs corridors, et les belles salles nues, comme elle disait elle-même à sœur Éloi, tout cela la sollicite de nouveau ; non pas qu’elle y ait jamais renoncé, mais depuis son arrivée à St Antoine, elle s’en reposait pour ainsi dire. Il lui semble que le jour où il lui sera donné de pénétrer dans l’un de ces asiles sera pour elle le jour béni entre tous.

En attendant, il lui vient des velléités de révolte contre la rigueur de son destin. Pourquoi tout le monde se retourne-t-il finalement contre elle ?… Est-elle si mauvaise que cela ? Quels sont donc ces crimes qu’elle a à expier ?

Le but ordinaire de ses promenades, c’est maintenant la maison des Fonds où demeurent ces petits-cousins de sa mère dont on lui a signalé l’existence. Elle, est fort sourde et son infirmité la fait à la fois taciturne et ombrageuse. Lui, un petit vieux malin et qui ne tient pas en place est plus souvent sur la grève qu’au coin du feu. Mais il y a aussi Rosanna… Haute comme un chou, laide et terne, toujours prête à accepter la dernière place et à subir sans répliquer les avanies du sort. Rosanna sème à la journée les reparties brillantes de l’esprit le plus savoureux quand elle ne fait pas montre de traits de délicatesse dont elle a d’ailleurs, un peu honte.

Dès le premier jour, une sorte de camaraderie s’est établie, entre elle et Paule, basée sur une confiance réciproque absolue.

Un après-midi du commencement de septembre Paule gravissait lentement la côte qui conduit des Fonds au village quand la rencontre toujours redoutée se produisit : Henri lui apparaissait tout à coup et, à sa vue, elle tressaillit des pieds à la tête.

Conscient de l’émoi qu’il lui causait et peut-être de la qualité de cet émoi, il s’approcha d’elle avec un franc sourire et, envoyant rouler son chapeau dans la poussière, il engagea aussitôt la conversation.

Il l’avait entretenue, un jour, des Méridionaux qui « ont du soleil dans les veines ». C’est lui qui, aujourd’hui, paraissait en être saturé, ivre de soleil. À tout moment et sans cause, le rire lui montait aux dents. Dans son visage mobile, les yeux ardents, les yeux de feu riaient aussi.

Au premier mouvement de retraite qu’esquissa la jeune fille, il protesta avec une véhémence qui prouva que ce geste ne le prenait point au dépourvu.

— Vous n’allez pas vous sauver déjà, mademoiselle ?… Est-ce que je vous fais peur ? Jouissez donc en paix de cet arrêt au milieu de vos jours. Regardez la nature en fête ; savourez le calme de l’air, les chants d’oiseaux, l’été qui se prolonge…

Le rire, encore une fois, giclait entre ses dents.

— N’avez-vous jamais fait de folie, Mlle Roché ? demanda-t-il. Non ? Que je vous plains. Une pareille austérité n’est pas de votre âge. Quant à moi, ajouta-t-il, je me sens mûr, aujourd’hui, pour n’importe quelle énormité.

Il la vit pâlir, la trop sérieuse enfant et, avant qu’elle ne lui échappât par une course éperdue, peut-être, il lui saisit vivement les poignets.

— Laissez-moi, balbutia Paule ; je veux m’en aller.

— Promettez-moi de rester jusqu’à ce que je vous aie tout dit, ordonna-t-il. Autrement, je vous garde.

Affolée, elle lui assura qu’elle promettait et il desserra son étreinte. Mais il la tenait toujours sous le feu de son regard.

— Vous ne savez donc pas, reprit-il sans autre préambule, que… je vous aime ? Oui, je vous aime ! J’ose vous aimer…

Paule secoua la tête, ses yeux effrayés ne sachant où se poser.

— Il ne faut pas ! dit-elle enfin, avec force.

D’une poussée de tout son être, se révolta :

— Pourquoi ?

— Parce que je ne me marierai jamais. Je suis décidée, et depuis longtemps, à entrer au couvent.

Il s’éteignit, pour ainsi dire ; sans motif, ses yeux se tournèrent du côté du fleuve et Paule ne voyait plus devant elle qu’un pauvre homme pareil à tant d’autres qu’on croise dans les rues des villes ou sur les routes des campagnes.

Il eut encore un soubresaut, cependant, et ce fut pour demander :

— Ce n’est pas sérieux, ce que vous venez de dire là ?

— Très sérieux affirma-t-elle.

Mais la dernière syllabe s’étrangla dans sa gorge en même temps qu’elle subissait un choc intérieur violent : une conviction s’imposait soudain à elle qu’elle courait après une chimère en désirant le couvent où elle n’entrerait jamais.

— Alors, reprenait Henri, sans soupçonner l’émotion nouvelle de sa compagne, il ne me reste plus qu’à vous demander pardon de mon audace…

Il ramassa son chapeau et le secoua sur son genou.

— Au moins, reprit-il, j’emporterai deux consolations : c’est que nous nous quittons amis et puis… vous ne serez jamais à un autre !

Un dernier éclair avait jailli de ses yeux. En saluant, il s’éloigna.

Paule resta le regard absent et, durant deux jours, Mme Deslandes la sentit si lointaine qu’elle songeait sérieusement à avertir le docteur d’abord, Mlle Dufresne ensuite. Mais le troisième jour, une lettre arriva de la Pension qui eut le don de ramener à elle l’endormie.

Les demoiselles Rastel mandaient aux exilées que l’avocat Létourneau, souffrant depuis assez longtemps d’un épuisement nerveux, désirait un repos dans son village natal et qu’en conséquence force serait bien de lui livrer la maison pour le 15 octobre. Paule était priée de dire ce qu’elle décidait pour elle-même. Les portes de la Pension lui restaient ouvertes pour peu que le docteur Beaudette la jugeât assez remise pour supporter à nouveau la ville. Si elle préférait prolonger son séjour à l’air pur et vivifiant de la campagne, nul doute qu’on ne trouvât à la caser, soit à St Antoine même, soit ailleurs. On aviserait aussitôt sa décision connue.

Paule médita longtemps sur cette lettre. Si son visage demeurait impassible, le combat n’en était pas moins tumultueux, au fond d’elle-même. Comme quelques semaines auparavant, elle se demandait : « Quel parti leur agréerait le mieux ? »

Sa récente aventure avec Henri la rendait peureuse vis à vis de l’autre et l’idée de se retrouver sous le même toit pour lui, exposée à le rencontrer à tout moment et en butte à leurs soupçons à elles lui devint vite insupportable. Elle se convainquit que ni Raymonde ni Noëlla ne pouvaient désirer cet état de choses et qu’il ne lui restait qu’à opter pour la campagne : ce qu’elle fit.

Si elle avait été majeure, ce n’est pas la campagne mais le couvent qu’elle aurait réclamé. Seulement, sœur Éloi l’en avait avertie, sa grand’mère elle-même avait désiré qu’elle ne fixât point son avenir avant d’avoir atteint sa majorité — tout au moins ses vingt ans.

Ce fut d’un air dubitatif que Mme Deslandes reçut les ouvertures de Paule.

— Êtes-vous sûre, demanda-t-elle, de ne point vous ennuyer, ici, cet hiver ? Vous ne savez pas ce qu’est l’hiver à la campagne.

— Mais, répliqua la jeune fille, c’était l’hiver, lorsque nous sommes arrivées.

— Tout nouveau tout beau, Mlle Paule. Et puis, le printemps était tout proche, sans compter que le repos et un calme absolu étaient précisément ce qu’il vous fallait, alors. Enfin, conclut-elle, nous en parlerons au docteur, si vous voulez bien. Outre qu’il connaît mieux que personne ce qui peut vous être salutaire, il pourra sans doute nous indiquer les logements à louer s’il y en a.

À sa première apparition, le docteur fut donc mis au courant et consulté. D’un ton sec, il répondit d’abord que des maisons à louer, il n’en connaissait point à St Antoine. Puis, passant à la question de santé, il déclara que, évidemment, la campagne restait l’idéal pour sa patiente.

— Toutefois, ajouta-t-il, si elle devait s’y ennuyer et retomber sur elle-même, ce serait mauvais. Dans le cas contraire, je le répète, sa santé ne peut que s’améliorer encore. Tenez-vous absolument à ne point quitter St Antoine ? demanda-t-il. Une autre campagne, dans le genre de celle-ci, vous conviendrait-elle aussi bien ?

Et, ne recevant point d’objection de leur part :

— Mon gendre, dit-il, possède à Ste Luce de Rimouski une petite maison ; rien de bien drôle : une maisonnette en bois, d’ailleurs à moitié meublée et qu’il vous abandonnerait pour un bien modique loyer… Peut-être même qu’il ne voudra accepter aucune redevance car, je le répète, il ne s’agit pas d’un palais. Mais c’est au bord de la mer : c’est sain, fortifiant…

— Ste Luce de Rimouski ? répétait Mme Deslandes. Où est-ce, au juste ? Comment s’y rend-on ?

— C’est à environ 175 milles d’ici, renseigna le docteur. Quant au trajet, il est facile : vous prenez le train de 4 heures à St Appollinaire — le train d’Halifax par lequel vous êtes venues de Montréal — et vous vous rendez tout droit à Luceville où vous arrivez à minuit moins quart. De Luceville à Ste Luce, il y a un mille que vous faites à pied ou en voiture, selon vos dispositions…

— Nous arrivons à minuit seulement ! se récriait Mme Deslandes, aussi excitée que si elle se voyait déjà en route. Mlle Paule, qu’en pensez-vous ?

— Je suis toute prête à partir, répondit simplement la jeune fille.

— Quelle intrépidité !… s’écria le docteur de son ancienne voix joviale. Voilà ce que j’appelle, moi, avoir du cœur au ventre. Parlez-moi de ça. On ne met pas deux heures à trancher une question !

Il posa sur l’épaule de Paule sa lourde main.

— Vous êtes, prononça-t-il, une brave petite fille. Donc, j’écris à mon gendre dès ce soir et comptez sur moi pour toute l’aide dont vous pourriez avoir besoin. Et surtout, ne vous croyez point engagées. Même rendues là-bas, si le pays ne vous plaît point, dites-lui adieu sans plus de formalités. D’ailleurs, promit-il, nous en recauserons.