L’expiatrice/13
XIII
Il neige. Paule s’en rend subitement compte au moment qu’Israiel referme sur elle la porte. Paresseusement, des flocons tombent du ciel ; ils sont gros comme des têtes d’épingle, légers comme le duvet et ils volettent longtemps, longtemps, dans l’air transi avant de toucher terre. C’est joli voir neiger. Cela remue des choses, dans l’âme. Et Paule reste là, sur le perron, les yeux au ciel.
Elle est charmante dans son manteau de peluche noire, avec son petit chapeau breton dont le velours est de ce bleu très sombre qu’affectionne Noëlla ; une simple aigrette d’argent l’éclaire un peu et Édouard a coutume de dire qu’ainsi habillée, Paule ressemble à une nuit d’hiver. Elle est même trop charmante, la pupille des demoiselles Rastel, car, en la voyant immobile sur ce perron, les passants s’arrêtent presque, pour la détailler, et il en est qui lui jettent des regards hardis.
Cette attention dont elle se sent l’objet la ramène aussitôt à la réalité et elle se gronde : « Ce n’est pas raisonnable. J’étais encore à rêver, malgré mes résolutions »…
D’un pas ferme, elle se dirige alors vers la rue Ste Catherine où elle prend le tramway qui s’en va à l’est.
Sœur Éloi, vous allez revoir votre petite Paule. Elle vient de terminer sa neuvaine et elle sera heureuse de vous dire qu’il fait plus paisible dans son âme et plus clair dans son esprit. Elle vous le doit un peu, bonne sœur Éloi.
Lorsqu’elle quitta le couvent de la rue Fullum, Paule était décidée de s’en revenir à pied, Édouard saurait qu’elle était sortie et, comme toujours, il l’attendait, mais elle arriverait trop tard pour recueillir son humble bonsoir, sa banale réflexion sur la température ou quelque autre sujet d’ordre général. Ainsi, lui qui composait ses joies d’éléments si menus, si peu coûteux, elle le décevrait à plaisir. Froidement, pour s’estimer mieux, elle s’apprêtait à enfoncer une épingle empoisonnée dans ce cœur d’homme ombrageux et tendre.
Et, au fond de sa conscience, les réflexions semblables se multiplient, se dressent, troublantes ; le remords de son action la tient à la gorge, comme un sanglot, pendant que les tramways qui filent semblent lui reprocher sa lenteur criminelle. Mais, à pas tranquilles, Paule poursuit toujours sa route.
La neige n’a pas duré ; seulement, sous son action, le froid s’est amolli et, de prime abord, on croirait qu’il fait doux comme au printemps tandis que l’humidité vous glace bientôt le visage.
Oui, le pauvre Édouard l’attendra en vain et elle voit d’ici sa figure déçue. Mais, est-ce que la privation ne lui sera pas aussi sensible, à elle ? Comme il l’a prise : Comme elle lui appartient, déjà ! Les autres ne l’appellent pas Mademoiselle de glace, mais justement, c’est lui qui y croit le moins à la statue de marbre qui enveloppe sa palpitante humanité. N’a-t-il pas même, dès les premiers jours, deviné qu’elle songeait au couvent ?…
Et c’était bien bon, après les sorties de fin d’après-midi, de revenir avec cette pensée que, derrière les murs gris de la Pension, quelqu’un la désirait anxieusement. Cela embellissait ses retours d’une auréole de fol bonheur. Son cœur de chair battait plus vite. Elle se répétait, avec une certitude délicieuse : « Il sera là ; peut-être dans le corridor, peut-être dans l’escalier ou le vestibule, je ne sais, mais il sera là pour moi. »
Seulement il fallait en finir et quitter ce terrain de sable mouvant où son énergie menaçait de s’enliser. « Soyez toujours, toujours et toujours maîtresse de vous », avait conseillé d’outre-tombe, l’aïeule bien-aimée.
Mais au moment où après avoir marché pendant au-delà d’une demi-heure, Paule distinguait enfin d’entre ses voisines la masse carrée de la Pension, ce délicieux émoi qu’elle avait cru perdre le saisit toute. L’objet en est différent, mais peu importe. C’est que, ce soir… Elle le retrouvera, Édouard, à la leçon, et leur tête-à-tête sera plus émouvant que de coutume. À la sécurité de ce revoir, l’inconnu ajoutera son charme fort. Il l’interrogera, de ces yeux qu’il cache à la plupart, et, avant même la leçon il voudra lui demander : « Pourquoi m’avez-vous fui ? » Et la question prolongera, entre eux, son écho palpitant. Elle répondra : « Pour m’assurer de mon indépendance, en prévision du jour où je me retirerai définitivement ». Ce coup droit le déconcertera : ce sera si peu dans sa manière. Et après… ? Après, quoi qu’il arrive, ce sera sûrement délectable, doux, profond comme le mystère et puissant comme la vie.
Voilà donc comment le sacrifice qu’elle a consenti dans toute son âcreté, la perspective de la compensation le mitige déjà. Cela la dépite. Ce n’est pas ce qu’elle voulait. Et, dans l’intransigeance de sa jeunesse entière, elle cherche ce qu’elle pourrait s’infliger de plus.
Comme elle gravissait les degrés du perron, les vitraux du vestibule s’illuminèrent ; c’était Israël qui, avant d’ouvrir, venait de tourner le commutateur.
En entrant, Paule voit briller le flambeau électrique que tient à son poing le chevalier de bronze posté au pied de l’escalier. Dans le hall, personne. Légère, l’esprit tendu, la jeune fille monte l’escalier mais, au moment de prendre le corridor elle croit y voir bouger une ombre. Il l’aurait attendue jusqu’à cette heure tardive ?… Elle n’hésite pas et, uniquement préoccupée d’assurer sa victoire, elle s’engage dans le second escalier, celui qui mène à l’étage des pensionnaires et où elle n’a encore jamais pénétré. Il y fait sombre et toutes les chambres en sont fermées. La fugitive passe en courant ; trois secondes lui suffisent pour gagner sa chambre. Arrivée là, elle se débarrasse en hâte de ses vêtements de sortie, consulte l’heure et se laisse choir sur une chaise.
Le souper ne commencera pas avant une dizaine de minutes, ce qui lui permettra de se remettre à la fois de son émotion et de sa fatigue.
La chaise était profonde ; elle avait appuyé sa tête au dossier et le sommeil la possédait déjà lorsqu’elle sursauta à des coups frappés contre sa porte. C’était Anna, l’une des bonnes : elle avertissait la jeune fille que le souper allait commencer et qu’on s’inquiétait d’elle.
— C’est bien, dit Paule, j’y vais.
Ils étaient tous à table, et en l’entendant venir, son oncle se retourna, d’un de ses mouvements très vifs qu’il avait quelque fois, et Paule vit son profil arqué, ses sourcils courts et touffus, au-dessus des yeux brun-clair. Grave et songeuse, Noëlla ne dit rien, mais sa sœur demanda :
— Qu’y avait-il donc, Paule ?
La jeune fille s’excusa.
— Je m’étais, dit-elle, endormie sur ma chaise.
Anna avait repris son service et elle déposait les plats sur la table. Paule voulut tirer à elle sa chaise, mais c’est alors que tout tourna à ses yeux et qu’après s’être accrochée d’instinct à Noëlla, sa voisine, elle tomba évanouie.
Lorsqu’elle reprit sa connaissance, elle était étendue sur le canapé du boudoir et, autour d’elle, on s’agitait. Elle entendit distinctement ces mots :
— Elle revient !… Elle a ouvert les yeux.
Elle les ferma bien vite et s’abandonna à un inénarrable repos. Elle se rappelait surtout d’avoir beaucoup marché et que l’air humide glaçait son visage. Les minutes passent, si bienfaisantes à son corps épuisé. Mais voici que par un obscur travail, les souvenirs réintègrent sa mémoire : ayant cru voir Édouard, elle est montée au corridor des messieurs qu’elle a franchi en courant et sur la pointe des pieds ; mais la crainte et l’excitation de son audace l’avaient comme surmenée et ses jambes flageolaient au moment qu’elle avait enfin atteint sa chambre. Elle s’était endormie. On avait frappé, en disant que le souper commençait, ce qui l’avait obligée à un nouvel effort d’énergie, mais au moment qu’elle allait s’asseoir à table, tout avait été emporté, à ses yeux, comme dans un mouvement de houle, sous le brouillard ; des éclairs jaunes avaient troublé sa vue et… Mais elle avait perdu connaissance !
Elle rouvre les yeux et elle reconnaît Raymonde qui lui fait respirer des sels pendant que Noëlla baigne d’eau froide sa figure. À quelque distance, son oncle se promène, les bras au dos et l’air malheureux.
— N’est-ce pas que cela va mieux ? fait Raymonde. Oui, oui, c’est fini maintenant. Voici la seconde fois qu’elle ouvre les yeux. Je te dis, Noëlla, que c’est fini : une faiblesse, voilà tout.
Anna paraît, à son tour, dans la pièce
— Le docteur, annonce-t-elle n’est pas encore revenu. Mme Villeneuve dit qu’on l’a dérangé trois fois de son repas.
Paule donne un grand coup pour sortir de sa torpeur.
— Le docteur… Pas pour moi ? murmure-t-elle.
Raymonde l’embrasse.
— Mais oui, chérie, déclare-t-elle. Il ne te fera pas de mal. Il t’aidera à revenir.
— Mais je me sens très bien remise. Qu’il ne se dérange pas. J’ai perdu connaissance, je crois ?…
— Te sens-tu mal, quelque part ? À la tête ?… Au cœur ?
— Nulle part, répond-elle, de plus en plus forte. Je me suis trop fatiguée à marcher. Je suis revenue à pied du couvent…
— Là ! Ça t’a joliment avancée, bougonne son oncle qui approche.
Sous son air froncé, il lui sourit tout de même, et Paule se redresse parmi les coussins qui la soutiennent.
— Alors, vrai, tu te sens mieux ? interroge Raymonde toujours agenouillée et qui lui prend les mains.
— Tout à fait cousine. C’est fini, oublié. Même, je me rappelle que je ne me suis même pas assise à table et pourtant, je me sentais une faim ! ! Reprenons le souper, voulez-vous ? Je me coucherai de bonne heure et demain il n’y paraîtra plus.
Raymonde se tourne vers la servante qui attend toujours.
Anna, ma bonne fille, dit-elle appelez donc encore une fois Mme Villeneuve et dites-lui que Mlle Paule est revenue de son évanouissement mais que nous attendrons le docteur demain, dans le cours de l’avant-midi. Qu’il se présente au moment qui lui conviendra.
Édouard recula de surprise quand, s’étant introduit dans le salon à l’heure accoutumée, il apprit de ses cousines qu’elles venaient de mettre Paule au lit et après quelle inquiétante aventure.
— Serait-ce… de ma faute ? balbutia-t-il.
— Comment, votre faute ? releva Noëlla, ses grands yeux fixés sur lui.
— Je l’ai peut-être trop poussée… Habitué aux garçons… Et la voyant réussir…
— N’allez pas vous faire des idées, Édouard, conseilla Raymonde. Paule n’est pas forte et cela date de loin. Nous aurions dû voir le médecin plus tôt et lui faire prescrire quelque tonique, quelque régime de vie. Enfin, le docteur Villeneuve doit venir demain avant-midi et j’espère que les accidents comme celui de ce soir ne se renouvelleront plus. Elle nous a avoué qu’elle avait fait à pied le trajet de la rue Fullum jusqu’ici. Cette imprudence suffisait à l’épuiser. Puisque vous voilà rendu, Édouard, vous passez la veillée avec nous ?…
Il déclina l’invitation, sous le prétexte de ses cours du lendemain à préparer, mais Raymonde se dit qu’il devait refuser par simple besoin de contredire, car il s’éloignait en hésitant et son visage demeurait préoccupé.
Tout à coup, elle le vit revenir vers la table et leur tendre le cahier qu’il tenait à la main.
— Auriez-vous, demanda-t-il, l’obligeance de remettre ceci à Mlle Paule ?
— C’est pressé, Édouard ? s’enquit Noëlla :
Il tressaillit et reprit aussitôt son bien. Puis, souriant malgré lui ;
— C’est une distraction murmura-t-il ; presque une absence, car le thème n’est pas corrigé. J’ai peut-être, ajouta-t-il, autant besoin de repos que mon élève ce qui m’excusera deux fois de vous fausser compagnie. M. Rastel est-il sorti ?
— Il a quelqu’un à son cabinet. Un pensionnaire, je pense. Allons, bonsoir Édouard, puisque votre décision est sans appel…
Il s’en alla lentement et, sur le seuil, il hésita. Devait-il prendre à droite ou à gauche, étant donné que par bienveillance de parenté, tous les chemins lui étaient permis, à lui et à son frère ? Des multiples avantages que lui assurait cette maison, le droit de varier sa route lui représentait l’un des plus précieux, car il détestait en bloc tous les biens, même ceux très doux que crée l’habitude.
Il s’ensuivait, ce soir, parce que cette affaire d’évanouissement l’avait démoralisé, une hésitation assez ridicule, vu l’insignifiance de l’enjeu. Mécontent, il coupa court, en tournant brusquement à droite, ce qui l’amena au petit escalier interdit aux pensionnaires.
Mais en entrant dans sa chambre, en revoyant cette grande pièce connue et apprise sur le bout de ses doigts, depuis six années qu’il l’habitait bêtement, un haut le cœur le saisit et toute sa solitude s’abattit sur ses épaules. La désertion lui avait été douce, chaque soir. Pourquoi le destin se mêlait-il de brouiller les cartes ? La petite Paule, où en était-elle ?…
Il ne pouvait raisonnablement s’inquiéter d’un évanouissement, surtout provoqué par une fatigue extraordinaire. Non, il n’avait point à s’inquiéter. Mais ce médecin que bien vite, on avait prévenu, quels ordres dicterait-il, dans son omnipotence ? D’instinct, Édouard les haïssait.
Cet après-midi, il avait fait le guet pendant au moins trente minutes, alors que la cruelle enfant se payait la fantaisie funeste de parcourir la route à pied. C’est qu’il devait lui remettre une lettre, la première qu’il eût osé lui écrire. Trompé dans son attente et nourrissant le superbe espoir de se reprendre à la leçon, il l’avait logée, cette lettre entre les feuilles du cahier que tantôt il offrait à ses cousines, par distraction. Et on lui apprenait que Paule…
Se laissant choir sur une chaise, il dévora l’affront. Ce qui, justement, l’avait séduit en cette jeune fille, c’était l’équilibre admirable des facultés la régulière santé tant du corps que de l’âme. S’il prisait la fantaisie pour lui-même, il l’appréciait mal, chez autrui, et, par-dessus tout il lui déplaisait souverainement d’être mêlé à toute affaire de mort ou de maladie. S’il espérait pour lui-même échapper toujours à l’une ou l’autre de ces calamités, ce n’était pas la question. Il ne sondait jamais ces oiseux problèmes. Il se portait bien et il lui convenait de fréquenter des gens sains. Telle était la très simple économie de son système.
Encore une fois, il jeta un regard anxieux sur ce demain gros de stupides menaces et il reste un moment accablé, promenant ses regards autour de lui, comme s’il cherchait une issue. Puis, une terrible colère le dresse debout ; son front s’empourpre, ses mains tremblent et, d’un geste violent, ouvrant un des tiroirs de son bureau, il y lance le cahier de thèmes.
Maudite destinée que la sienne !