L’essor industriel et commercial du peuple allemand, d’après M. Georges Blondel

L’essor industriel et commercial du peuple allemand, d’après M. Georges Blondel
Revue pédagogique, second semestre 189833 (p. 305-318).

L’ESSOR INDUSTRIEL ET COMMERCIAL
DU PEUPLE ALLEMAND

D’après M. Georges Blondel.[1]



M. G. Blondel, dont les études sur la crise agraire en Allemagne ont été si remarquées, vient de publier un livre rempli de documents du plus haut intérêt sur l’essor industriel et commercial vraiment extraordinaire du peuple allemand dans les vingt-cinq dernières années.

L’auteur, qui est docteur ès lettres, a dédaigné dans cet ouvrage les ornements de la rhétorique ; mais l’éloquence de ses chiffres saisit le lecteur et lui inspire une admiration mêlée de crainte pour cette nation puissante qui, glorifiée par la guerre, s’est efforcée de conquérir patiemment sur tous les grands marchés du monde une place meilleure — en attendant d’avoir la première — et qui a su mettre au service de cette ambition légitime la puissance de ses armes, le prestige de ses victoires, les qualités natives de sa race, les efforts continus de ses ministres et des éducateurs de ses enfants.

« Nous venons de vaincre sur le terrain militaire, il s’agit maintenant de combattre et de vaincre sur le terrain industriel », disait le prince Frédéric-Charles, le soir de la reddition de Metz. Ce programme a été rempli, et les conséquences de ces victoires pacifiques effraient aujourd’hui la vieille Europe.

M. Edwin Williams, dans un livre dont les nombreuses éditions ont fait grand bruit[2], pouvait résumer son étude statistique sur le commerce et l’industrie de l’Allemagne en écrivant : « La supériorité industrielle de la Grande-Bretagne, qui était jusqu’ici ua axiome courant, ne sera bientôt plus qu’un mythe. » Et la Saturday Review déclarait récemment[3] qu’un terrible duel se préparait entre l’Angleterre et l’Allemagne ; l’auteur de l’article envisageait même l’utilité d’une guerre, qui permettrait de ruiner les ports de la Baltique, le canal de Kiel, Brême et Hambourg, et il terminait par le cri : Delenda est Germania !

« La marée allemande ne submerge pas seulement notre sol, écrivait naguère un Russe, elle noie le commerce et l’industrie de notre pays. »

« Le commerce de l’Allemagne, disait M. André Lebon dans un discours prononcé à Nantes le 29 juin 1895, a augmenté dans des proportions qui vous épouvanteront… »

En effet, en 1896, le commerce de l’Allemagne, importations et exportations réunies, a été de 9 milliards 660 millions, et celui de la France n’a été que de 7 milliards 200 millions. Tandis que le commerce général du monde n’a augmenté que de 24 % depuis 1833, le commerce spécial de l’Empire allemand a augmenté de 60 %.

Et cependant, en 1872, au lendemain de la guerre désastreuse, nous étions dans une situation meilleure que le nouvel Empire ; à ce moment, le commerce de l’Allemagne venait au quatrième rang. fl est actuellement au deuxième, l’Angleterre, avec ses 15 milliards de transactions, tenant encore la première place.

Il faut remarquer, en outre, que si la France avait, en 1840. plus d’habitants que le territoire actuel de l’Empire allemand, de 1872 à 1892, malgré l’émigration, la population de l’Allemagne a augmenté de 30 %. Il naît actuellement deux Allemands quand il naît un Français, et l’Allemagne compte une population de 53,324,000 habitants, soit 16 millions de plus que la France.

Et de ce préambule, emprunté aux premières pages du livre de M. Blondel, il résulte que la marche du peuple allemand vers le progrès industriel et commercial apparaît surprenante et admirable ; mais elle doit nous inspirer des craintes comme elle en fait éprouver à l’Angleterre et à la Russie, parce que, ayant moins progressé nous-mêmes, une partie de cette prospérité est acquise à nos dépens.

M. Blondel à réuni une quantité considérable de documents qu’il a recueillir sur les lieux mêmes ou qu’il a puisés dans les rapports consulaires les plus récents et dans les statistiques officielles. Il n’est pas possible d’analyser brièvement un pareil travail, tous les détails ayant leur importance et concourant à former ce tableau imposant de l’essor industriel et commercial de l’Allemagne. Nous citerons cependant quelques chiffres, afin de donner une idée d’un progrès si rapide mais patiemment préparé, et nous ne saurions trop vivement conseiller la lecture instructive de ce livre, dans lequel nos jeunes gens et leurs professeurs trouveraient plus d’un enseignement.

Depuis 1875, le nombre des ouvriers, dans les usines de l’Allemagne, s’est accru de 61,66 %, preuve éclatante de la prospérité industrielle.

Le commerce extérieur a augmenté, dans le même temps, de 60 % et le tonnage de la navigation internationale de 128 % dans les ports de l’Empire. C’est surtout le commerce avec les pays d’outre-mer qui a prospéré.

L’extraction de la houille s’est élevée de 20 millions de tonnes à plus de 100 millions.

La production du fer a doublé. Elle est aujourd’hui de 12 millions et demi de tonnes ; les fonderies occupent 250,000 ouvriers et l’Allemagne produit quatre fois plus d’acier que la France.

Si les industries textiles, florissantes d’ailleurs, subissent un temps d’arrêt, les fabriques de confections sont extrêmement prospères. Berlin et Breslau, pour les vêtements, les fleurs et les plumes, rivalisent avec Paris et expédient dans le monde entier les copies de modèles achetés dans nos meilleures maisons.

Pour les grandes industries chimiques, l’Allemagne tient le premier rang.

La porcelaine, la verrerie, les instruments de précision, les instruments de musique sont en pleine prospérité et nous font, sur nos marchés mêmes, une concurrence redoutable.

Le réseau des chemins de fer allemands est supérieur au nôtre ; il transporte annuellement 244 millions de tonnes de marchandises, tandis que nous n’en transportons que 99 millions. De plus, avantage considérable au point de vue du transit intérieur, l’Allemagne possède un admirable ensemble de voies fluviales et de canaux, présentant une longueur de 28,000 kilomètres, réseau qu’elle accroît et perfectionne tous les jours.

C’est surtout la prospérité des ports allemands qui a pris un essor merveilleux. En 1850, Hambourg recevait 3 à 4,000 navires par an, leur tonnage était inférieur à un demi-million de tonnes et les importations de céréales, en particulier, n’atteignaient pas 3 millions de tonnes. Maintenant, Hambourg reçoit 1,520 millions de tonnes de céréales ; il y vient plus de 11,000 navires, dont le tonnage approche de 3 millions de tonnes ; 106 lignes de navigation partent de ce port, qui est devenu le troisième du monde. Le chiffre d’affaires de Hambourg est le double de celui de Marseille ; c’est aujourd’hui le premier port du continent.

Mais arrêtons-nous. Cela suffit pour montrer le danger de la concurrence allemande sur tous les marchés du globe et pour expliquer le cri d’alarme de la Saturday Review.

Ces résultats dignes d’envie sont dus à ce fait que l’Empire allemand ayant compris, au lendemain de ses victoires, la nécessité d’acquérir, après la gloire, la richesse et la prospérité que donnent les travaux de la paix, les classes dirigeantes et le gouvernement ont eu la vision nette de l’importance du commerce d’outre-mer alimenté par une industrie nationale, régénérée elle-même à l’aide des découvertes de la science moderne.

Leur grand économiste Frédéric List disait — et ses compatriotes ont adopté sa devise — : « La mer, c’est la grande artère du monde, c’est le champ de manœuvre des nations, c’est l’endroit où se déploient les forces et l’esprit d’entreprise des divers peuples. C’est le berceau de leur liberté… Une nation sans marin, c’est comme un oiseau sans ailes… Une nation sans vaisseau se réduit au rang d’ilote et de valet dans l’humanité ».

Et, d’après cette doctrine, toutes les forces vives de la nation : les pouvoirs publics, les capitalistes, les ingénieurs, ont favorisé le développement de la marine marchande, qui devait porter dans tous les. pays du monde les produits manufacturés et les commis-voyageurs de l’Allemagne. En même temps, pour perfectionner l’outillage commercial et pour fabriquer les objets d’exportation destinés à tous les peuples, il se créait des usines puissantes auxquelles les plus grands savants de l’Empire accordaient le concours fructueux et rétribué de leur science et de leurs découvertes.

Toutefois, il ne suffisait pas de concevoir un plan si grandiose, le difficile était de le réaliser. Tous les peuples civilisés, depuis Tyr et Carthage, ont eu la conception simple de la prospérité de l’État fondée sur le commerce international, mais bien peu sont arrivés à mettre leurs projets en pratique avec autant de rapidité que les Allemands.

Cette réussite tient à trois causes principales :

1° Les représentants allemands du commerce allemand sont allés traiter eux-mêmes leurs affaires sur les marchés étrangers qu’ils voulaient conquérir ;

2° Le commerce allemand, au lieu de chercher à imposer ses modèles, s’est invariablement appliqué à fabriquer ce que le client demandait ;

3° Les classes dirigeantes et les pouvoirs publics ont tourné vers l’industrie et le commerce non seulement leur attention et leurs encouragements, mais encore leurs travaux quotidiens.

Les Allemands ont apporté dans cette œuvre nationale leur nature patiente et laborieuse, leur esprit de discipline et surtout leur foi dans la réussite, parce qu’elle leur a semblé intimement liée à la grandeur de la Patrie et de la race germaines, qui s’impose sans discussion à leur conscience.

C’est l’essor du commerce d’outre-mer, qui a été le point de départ pour l’Allemagne de ses tentatives récentes de colonisation. Jusqu’en 1885, l’empire a dédaigné de rechercher des colonies lointaines et nos voisins considéraient comme un acte de folie les expéditions de la France en Tunisie et au Tonkin. Mais après avoir fondé des maisons de commerce dans les colonies des autres nations, les maisons allemandes rayonnant dans les régions voisines ont songé à établir des comptoirs sur lesquels flotterait le drapeau de l’Empire. Alors l’Empereur a compris que la création d’un domaine colonial favoriserait le commerce et l’industrie de la mère patrie, en même temps qu’elle grandirait le rôle de l’Allemagne dans le concert européen.

Ainsi que le déclarait, par exemple, M. de Bulow, parlant de l’expédition de Kiaotschau au cours de la discussion sur le dernier budget[4], l’Allemagne avait besoin « d’une porte d’entrée commerciale dans l’empire chinois, telle que la France en a une au Tonkin, l’Angleterre à Hong-Kong, la Russie à Port-Arthur ». Et il faisait remarquer que l’envoi de l’escadre n’était pas « une chose improvisée, mais le résultat d’une politique mûrement réfléchie ».

L’Allemagne ne cherche pas ainsi à faire des conquêtes glorieuses, mais à traiter de bonnes affaires commerciales. Avec un pareil programme et les éléments dont ils disposent pour le mettre en œuvre, il n’est pas douteux que nos voisins de l’Est ne trouvent au bout de leurs efforts le succès, le profit, et la considération universelle, qui accompagne toujours le travail fructueux.

C’est encore l’essor commercial qui a démontré la nécessité de renouveler et d’accroître la flotte de guerre de l’Empire. M. Blondel le met vivement en lumière dans l’appendice II placé à la fin de son livre. Et Guillaume II poursuit cette œuvre avec l’ardeur qu’il apporte à toutes ses entreprises.

En 1897, dans le discours du trône, il disait : « La flotte allemande n’a pas été augmentée d’une façon qui réponde au rapide accroissement de nos intérêts dans les pays d’outre-mer… Il est nécessaire de renforcer la flotte de guerre en Europe et d’augmenter le nombre de ; navires destinés à faire, en temps de paix, le service dans les pays étrangers. »

Et afin de vaincre les résistances soulevées par la demande des subsides considérables nécessités pour la réfection de la flotte, l’on a créé, par la publication de brochures, par l’envoi d’adresses et par de nombreux discours, un mouvement en faveur du vote des crédits réclamés par le gouvernement.

Par ce qui précède, on voit combien apparaît solide et homogène l’état économique de l’Allemagne : une industrie active, prête à fabriquer tout ce qu’on lui demande ; un commerce entreprenant, habile à utiliser les débouchés existant déjà et n’hésitant pas à en rechercher de nouveaux ; un gouvernement ferme et puissant toujours disposé à mettre son autorité au service du travail de ses sujets. Si l’Empire colonise, signe des traités, accroît sa flotte, ce n’est pas pour la seule gloire du drapeau, mais en vue de rendre plus florissants son commerce et son industrie. Ainsi que l’exprime fort bien M. Blondel[5] en parlant du discours emphatique adressé par Guillaume II à son frère partant de Kiel pour Kiaotschau, « l’Empereur n’a pas seulement parlé comme le chef d’une sorte de croisade dont les apparences mystiques peuvent nous faire sourire. Il s’est surtout montré le patron d’une grande maison de commerce ».

Pour fournir aux armateurs et aux corporations commerciales des agents d’élite, on a créé des écoles d’enseignement commercial et professionnel, qui sont aussi pratiques que fréquentées. Nous n’avons en France que onze écoles supérieures de commerce comptant un effectif total de six cent trente-cinq élèves[6] ; la seule école de Hanovre en a plus de mille avec plus de quatre-vingts professeurs, et celle de Berlin était suivie, en 1896, par plus de deux mille cinq cents étudiants.

Toutefois, ce n’est pas seulement par le nombre et l’importance de ses écoles de commerce et de ses écoles d’enseignement industriel et professionnel que l’Allemagne s’est imposée à la clientèle du monde entier ; c’est par la direction, par l’impulsion active et pratique donnée aux élèves et aux étudiants qui fréquentent ces institutions.

« C’est de ces écoles que sortent (ordinairement subventionnés par le gouvernement) ces explorateurs, qui vont dans tous les pays du monde, chargés de visiter les ports, les arsenaux, les grandes usines, les casernes, qu’on autorise, pour mieux dissimuler leur nationalité, à s’établir à l’étranger, à se faire naturaliser, à la condition qu’ils remettent aux agents consulaires et diplomatiques le détail exact de tout ce qu’ils auront appris et surpris. Il s’est formé une association pour l’enseignement commercial, que subventionne les chambres de commerce et aux efforts de laquelle le pays lui-même s’associe chaque jour davantage[7]. »

M. O. Pyfferoen, dans la collection des rapports publiés par le Ministère de l’industrie et du travail de la Belgique, en 1891, démontre la part immense due aux écoles professionnelles dans le progrès économique de l’Allemagne. Aujourd’hui, chaque métier possède, en Allemagne, ses écoles techniques : écoles des mines, de tissage, de ferronnerie, de fabrication des bronzes, etc. Et, comme le dit excellemment M. Pyfferoen, « si l’Allemagne a vaincu sur les champs de bataille du commerce, les écoles professionnelles sont les casernes où se forment les soldats qui sont les artisans de ces victoires ».

Mais il faut remarquer surtout que la jeunesse allemande est élevée en vue de la vie active ; les jeunes gens aiment les voyages et le travail ; les fils de négociants fort riches n’hésitent pas à quitter pendant quelques années le pays natal et leur famille pour mener à l’étranger la vie laborieuse et souvent pénible de l’agent commercial. À Hambourg principalement, la plupart des fils de l’aristocratie commerciale font ainsi un voyage d’études et d’affaires ; en outre, des bourses permettent aux meilleurs élèves des écoles de commerce de faire, à l’étranger ou à l’intérieur, des voyages semblables, qui complètent leur instruction[8].

Enfin l’État, par sa politique économique, a soutenu puissamment son industrie et son commerce. Et si le système des tarifs fixes, qui prévaut aujourd’hui en Allemagne, a été parfois vivement attaqué par les agrariens, il présente l’avantage de garantir aux transactions une stabilité avantageuse. Tandis que notre système douanier, ainsi que le dit spirituellement M. Blondel, entrave parfois ceux-là mêmes qu’il entend protéger, et que nos usines sont, pour ainsi dire, à la merci des crises ministérielles.

Au lieu d’examiner l’éventualité d’une guerre, qui ruinerait la marine allemande et réaliserait le delenda est Germania poussé par quelques Anglais fanatiques de leur suprématie commerciale, il me semblerait plus pratique et plus sage de marcher sur les traces de nos voisins et d’appliquer à notre tour, sur le marché d’outre-mer aussi bien que sur le continent, la méthode qui leur a si bien réussi.

Quand on le voudra, on trouvera, en France comme en Allemagne, des capitaux, des hommes instruits et intelligents, capables de donner une impulsion nouvelle à l’industrie nationale, et des jeunes gens à l’esprit ouvert pour faire des agents à l’étranger. Mais il y aura vraisemblablement une certaine difficulté à leur imposer la méthode rationnelle qui a fait la force et le succès de l’intermédiaire allemand. Cette méthode consiste, pour le commis-voyageur, non pas à s’efforcer de répandre la civilisation de sa patrie, en modifiant les habitudes et le goût des clients exotiques, mais, au contraire, à rechercher les préférences de ces acheteurs, afin de les satisfaire en y trouvant le plus de bénéfice possible.

En France, nous vantons notre bon goût et nous essayons d’imposer nos modes aux étrangers ; nous n’y réussissons qu’imparfaitement, ou plutôt nous ne nous adressons ainsi qu’à un petit nombre de privilégiés de l’éducation et de la fortune, et ce commerce, noble et distingué peut-être, est moins rémunérateur que celui de l’Allemagne, qui, modifiant sa fabrication suivant les habitudes et les préférences de ses divers clients, leur sert, avec un gros bénéfice, d’énormes quantités de marchandises souvent de qualité inférieure.

Cependant nous avons, comme les Allemands, des écoles professionnelles et des écoles commerciales ; on s’accorde à dire qu’elles rendent de réels services et qu’elles en rendront de plus marqués encore, mais elles reçoivent un trop petit nombre d’élèves pour que leur influence soit grande sur notre activité industrielle à l’intérieur et sur notre commerce à l’extérieur. D’ailleurs, une sorte de préjugé assez dédaigneux en détourne trop souvent les meilleurs sujets. C’est en France que la science du commerce a été qualifiée de science d’épicier, et cette expression, accompagnée d’une forte nuance de mépris, a porté d’autant mieux qu’elle était absurde et qu’il était, par conséquent, impossible de la discuter.

Nos écoles professionnelles et industrielles, aussi bien que nos écoles commerciales, ont des programmes judicieusement composés et, si certaines d’entre elles ne sont pas plus florissantes quant au nombre de leurs élèves, c’est que l’on ne voit pas toujours comment elles préparent les jeunes gens à obtenir d’une manière certaine des emplois honorables et rémunérés. Je ne voudrais pas juger toutes nos écoles d’après le petit nombre de renseignements que j’ai pu recueillir ; mais il arrive trop souvent, je le crains, que le professeur se déclare satisfait quand il a exposé un cours copieux et savant et que l’élève a obtenu une moyenne suffisante en interrogations,

Nos écoles industrielles, installées dans les régions où elles ont paru le plus nécessaires, rendent des services plus immédiats que les écoles commerciales. Leurs élèves, en effet, ont vécu presqu : tous dans ce milieu où ils travailleront plus tard, et il n’est pas nécessaire que les maîtres les dirigent dans le choix de leur carrière. Il suffit, dans ce cas, que l’enseignement professionnel théorique et pratique soit consciencieusement donné, les élèves feront d’eux-mêmes l’application de leur savoir à leurs travaux quotidiens.

Mais pour les écoles commerciales, il n’en est pas de même. Si les maîtres se contentent d’exposer les matières du programme et de surveiller le travail de leurs auditeurs, ils auront simplement préparé des sujets, qui seraient capables d’accompagner très utilement dans ses voyages un agent commercial vraiment digne de ce nom et de lui servir de secrétaires. Ainsi que le dit M. Blondel, les résultats que nous obtenons dans ces écoles sont un peu en façade.

Trop souvent, en effet, nous recrutons des élèves qui n’ont pas la vocation, et nous ne faisons pas assez pour la développer. Il faudrait, en un mot, se pénétrer de cette idée que l’éducation commerciale des élèves, c’est-à-dire la direction imprimée à leurs pensées et à leurs efforts vers l’examen des transactions commerciales en général et surtout vers les entreprises commerciales avec les pays étrangers, doit être la tâche principale du maître. Quant aux leçons et aux matières du programme, ce n’est là qu’un bagage nécessaire pour entreprendre l’étude pratique du commerce, étude que l’agent commercial fera quand il voyagera pour sa maison ou pour celle de son patron.

En Allemagne, les étudiants si nombreux, qui se pressent aux cours des hautes écoles de commerce, se documentent non pas seulement en vue d’un examen de fin d’année, espèce de concours de récitation qui, chez nous, confère un diplôme, mais surtout en vue de l’argumentation des brochures et des rapports sur la situation économique de l’Allemagne et des divers peuples, ou simplement pour les discussions quotidiennes provoquées par la lecture des suppléments commerciaux très importants que publient certains journaux[9].

En France, nos écoles de commerce, qui sont bien dirigées, il faut le reconnaître, auraient de nombreux élèves, comme en Allemagne, si l’on savait intéresser la jeunesse aux questions économiques et si l’on faisait mieux connaître les avantages des études commerciales.

Sans doute, les élèves de nos écoles pourvus du diplôme supérieur n’ont qu’un an de service militaire à faire ; c’est un point important qui n’est pas assez connu. On ignore également que ces élèves diplômés sont admis dans les consulats en qualité d’élèves chanceliers, et qu’ils peuvent même, quand ils sont bacheliers, concourir pour les carrières diplomatiques et consulaires. Enfin, les élèves de ces écules supérieures, munis du diplôme ou simplement du certificat d’études, sont reçus à l’école des études coloniales, ce qui leur assure, à brève échéance, une carrière dans nus colonies.

Tout cela est fort bien, mais il faudrait mieux encore : la certitude, pour une catégorie d’élèves de nos écoles de commerce, d’avoir une place rétribuée à la fin de leurs études et le privilège de faire une seule année de service militaire avec le simple certificat, s’ils étaient appelés avant vingt-cinq ans à remplir quelque fonction dans une colonie. Ne devrait-on pas, dans tous les consulats, avoir un agent diplômé d’une école supérieure de commerce : spécialement attaché à faciliter les transactions commerciales des maisons françaises ? — Ne pourrait-on pas également choisir comme instituteurs dans nos colonies lointaines des jeunes gens avant le certificat d’études commerciales ? Ils seraient en même temps agents commerciaux, dira-t-on, et vraisemblablement ils ne tarderaient pas à quitter l’enseignement. Cela ne serait pas un mal, car ils céderaient leur place à un nouveau maître, futur commerçant lui-même ; notre commerce d’outre-mer y gagnerait beaucoup et l’instruction des indigènes n’en souffrirait guère.

Mais, tant que le résultat poursuivi à l’école commerciale sera d’inculquer aux élèves la lettre d’un programme, même spécial et très bien fait, l’école aura simplement distribué une partie de ce savoir littéraire et scientifique, toujours classique, qui, sous des aspects et sous des noms différents, est donné dans tous nos établissements d’instruction.

Or, l’éducation littéraire et scientifique semble avoir pour but unique, en France, d’élever notre personnalité, d’affiner notre conscience et de la rendre plus subtile, de donner à notre esprit le sens critique, de nous mettre à même, en un mot, de vivre sans ennui dans un cercle restreint et de faire de notre personne le centre de notre horizon. Voyez ce que deviennent nos bons élèves : des militaires, des médecins, des professeurs, des avocats, c’est-à-dire des gens qui commandent, qui opinent, qui imposent leur personnalité. Et la masse de nos écoliers est façonnée sur le même plan ; beaucoup d’entre eux ont appris les langues mortes, chose excellente, mais ils seraient incapables de parier et de comprendre deux langues vivantes, ce qui est tout à fait regrettable.

Croyez-vous que ces écoliers, devenus hommes, lancés dans l’industrie ou dans le commerce, pourront s’affranchir de cette direction originelle et, oubliant de tout rapporter à leur personne, s’efforcer de se plier aux exigences du milieu qui les entoure ? Cela n’est pas probable. Ils seront peut-être capables de donner le ton, de faire l’article, mais ils ne sauront pas spontanément, instinctivement presque, exploiter les besoins, les caprices et les habitudes des clients. Pour traiter ainsi les affaires, il faut une grande souplesse de jugement, une indifférence systématique sur tout ce qui n’est pas le but final de l’entreprise, une patience que ne rebute aucune difficulté. Or, l’éducation et l’instruction des jeunes Français a pour effet, sinon pour but, de produire des qualités absolument opposées. Et sans doute, ces qualités d’esprit ont leur noblesse ; mais, au point de vue commercial, elles sont une cause certaine d’infériorité.

Ce genre d’éducation avait sa raison d’être il y a un siècle, quand seuls faisaient leurs classes les fils de famille, qui auraient cru déroger en s’adonnant au commerce. Aujourd’hui, il n’en est plus de même et nos voisins l’ont compris mieux que nous. Comme le disait avec raison le regretté M. Steeg, dans son article sur l’éducation anglo-saxonne[10]  : « Les Anglais n’ont pas hésité à conformer leurs méthodes d’éducation aux nécessités nouvelles, qui exigent qu’on fasse des hommes pratiques et énergiques et non de purs lettrés, qui connaissent de la vie seulement ce que l’on apprend dans les livres… Ces allures indépendantes, cette habitude de l’initiative, cette vie libre et familiale sont aujourd’hui le lot habituel des établissements d’éducation en Angleterre… On les retrouve aux États-Unis, dans les écoles primaires, dans les hautes écoles, dans les Universités. »

Pourquoi n’essaierions-nuus pas d’agir dans ce sens sur l’esprit de nos élèves, sans renoncer aux méthodes d’enseignement qui nous sont propres. En développant, par une éducation et une instruction convenables, cette aptitude instinctive de s’adapter au milieu ambiant, qui sommeille au fond de chacun de nous, nous arriverions insensiblement à détruire « le goût de repos, de bien-être, de douce sécurité, l’ardent désir de s’assurer la petite retraite, la paresse de volonté qui se plaît au tranquille sentier des ornières, l’amour de l’uniforme et des titres officiels » dont parlait M. Steeg, toutes ces habitudes sociales de notre race, qui arrêtent notre essor et paralysent nos qualités naturelles.

Cette éducation nouvelle doit surtout être mise en œuvre dans les écoles professionnelles. Alors chaque partie du programme prendra d’elle-même l’importance qui lui convient, les professeurs et les élèves commençant dès l’école à mesurer leurs efforts au but qu’ils se proposent. Ainsi l’on formera des agents capables de sacrifier leur chauvinisme et leur susceptibilité personnelle à la prospérité de l’œuvre qu’ils représenteront. Et si leur valeur morale est à la hauteur de leur instruction technique, ils pourront lutter avec avantage contre les représentants du commerce allemand sur tous les marchés du monde.

Et je vais plus loin : cette éducation émancipatrice devrait être mise en honneur dans les écoles primaires supérieures, qui fourniraient alors plus d’élèves aux écoles industrielles ou commerciales, et dans nos lycées et collèges, qui produiraient moins de ratés. Il faut que le jeune homme, au sortir de nos établissements d’instruction, ait l’amour du travail et de la lutte, le désir de se faire lui-même une place au soleil, le sentiment bien net qu’il a été préparé, stylé, entraîné, pour agir et porter ses efforts au loin. Malheureusement, de nos jours, on considère les études comme étant la lutte pour la vie elle-même, et les examens, avec les sanctions qui les accompagnent, comme le but final des efforts de l’étudiant : celui qui réussit est fonctionnaire ou mandarin ; celui qui échoue n’est rien, s’il n’est pas riche.

Que l’on prépare donc l’enfant ou le jeune homme à se tirer d’affaire lui-même plutôt qu’à compter sur la fortune des parents ou sur la protection d’un patron politique, et l’on aura ainsi plus fait pour notre expansion commerciale et coloniale que si l’on avait remporté des victoires militaires, fussent-elles suivies de traités de commerce avantageux.



  1. L’Essor industriel et commercial du peuple allemand, par G. Blondel. Librairie Larose, Paris.
  2. Made in Germany, chez W. Heinemann, Londres.
  3. Article du 11 septembre 1897.
  4. Budget des Affaires étrangères, février 1898.
  5. Loc. cit., p. 74.
  6. Rapport de M. Charles Roux, budget de 1898.
  7. Blondel, loc. cit., p. 121.
  8. Des bourses analogues existent en France.
  9. La revue hebdomadaire Export a pour but essentiel de faire connaître la situation des Allemands à l’étranger et de défendre dans le monde entier les intérêts de l’Allemagne. Das Echo suit un programme analogue et tous les journaux allemands publient de longs articles sur les questions industrielles et économiques.
  10. Revue pédagogique, mai 1898.