L’espion des habits rouges/11
XI
LA PATRIOTE
Une autre bataille, mais bataille silencieuse et émouvante, se livrait non loin de là : c’était la bataille des femmes canadiennes qui, avec les docteurs Cartier et Kimber, s’occupaient des blessés.
Le magasin des Pagé ressemblait à un véritable hôpital. Les brancardiers ne suffisaient plus à transporter les blessés dont plusieurs, heureusement, n’avaient que des blessures sans gravité. Mais la perte de sang, la faim et la soif avaient tellement affaibli ces blessés qu’ils étaient incapables de retourner au combat après les premiers soins reçus. Parmi les blessés un bon nombre étaient des Anglais pour lesquels les femmes canadiennes avaient autant de soins que pour les Canadiens. À la fin, les brancardiers déclarèrent qu’il leur était impossible d’enlever tous les blessés.
— Eh bien ! s’écria Félicie Coupal, nous irons en chercher nous aussi des blessés. Allons ! braves femmes canadiennes, suivez-moi !
— Oui, allons aux blessés ! approuva hautement Dame Rémillard.
— Mais vous allez vous faire tuer ! fit observer avec crainte une vieille villageoise qui apprêtait de la charpie pour les deux chirurgiens.
— Mais non, répliqua Félicie, on ne tire plus du fusil, on se bat corps-à-corps ; ce ne sont certainement pas les balles qui sont à craindre !
De vrai, on n’entendait des coups de feu qu’à de rares intervalles ; à présent les armes de combat étaient les sabres, les épées, les baïonnettes, les haches, les faux et les piques.
C’était un beau spectacle…
Félicie et quelques femmes et jeunes filles s’engagèrent bravement dans la rue et, rasant les maisons, gagnèrent le lieu du combat. À mesure que les troupes ennemies reculaient on pouvait aisément voir les morts et les blessés joncher le chemin, de sorte qu’on pouvait les relever sans approcher de trop près les combattants. Et ces braves canadiennes allèrent au secours de ceux qui imploraient de l’aide. Elles se mettaient, à deux, à trois si le blessé était trop lourd, et elles emportaient trois et quatre blessés à la fois.
Maintenant des enfants sortaient des maisons closes et considéraient avec curiosité cette scène terrible et magnifique à la fois. Puis, s’enhardissant, les plus robustes de ces enfants aidaient les femmes à porter les blessés. D’autres, moins forts, mais plus hardis, se faufilaient le long des murs des maisons et s’approchaient des combattants pour mieux regarder et voir. Mais ils n’étaient pas les seuls à regarder et voir ce spectacle : de beaucoup plus loin une jeune fille, très pâle et frissonnante, regardait aussi.
C’était Denise Rémillard !
Oh ! comme elle avait souffert, cette pauvre Denise… elle était méconnaissable !
Comme on se le rappelle, elle était demeurée après le départ de Coupal et de ses hommes immobile comme une statue sur son siège. Elle resta ainsi longtemps sans bouger.
Puis, peu à peu elle reprit vie, le sang afflua à son visage, et elle finit par ouvrir des des yeux égarés et douloureux.
Elle se vit seule… seule dans l’auberge sombre et froide, car la porte était demeurée entr’ouverte. Et les bruits du combat arrivaient à elle plus distincts.
— Oh !… on se bat encore ! murmura-t-elle avec une expression de souffrance indicible.
Elle alla, en chancelant, pousser la porte. Puis, les mains tendues, comme si elle eût eu peur de tomber, elle s’approcha d’une fenêtre et regarda dehors. Là, devant l’auberge, le chemin était désert. Elle colla l’oreille à un carreau pour écouter, apaisant d’une main les battements de sa poitrine. Et tout en prêtant l’oreille ainsi, elle pensait, elle méditait, elle récapitulait tout ce qui s’était passé non seulement ce jour-là, mais elle résumait aussi les événements de sa vie depuis deux ans.
Maintenant et pour la première fois, peut-être, elle sondait son cœur, et elle sentait qu’elle aimait Ambroise Coupal plus qu’elle n’avait aimé l’autre, André Latour. Et encore, l’avait-elle véritablement aimé cet André Latour ? Non, car à ce moment elle ne trouvait au fond de son cœur que du mépris pour ce jeune homme. Car c’était bien un espion et un traître ! Oh ! il avait dit qu’il était venu pour elle… pour la revoir ! Le menteur… il était venu pour épier les Patriotes, dénoncer les chefs à ses maîtres, les faire arrêter et jeter en prison ! Il était même venu pour renseigner ses supérieurs sur les moyens de défense des Patriotes, afin que les soldats rouges eussent une plus facile besogne ! Ah ! quelle horreur ! Et elle avait aimé cet homme, elle, Denise, fille de Saint-Denis ! Non… elle n’avait eu qu’une toquade… toquade de jeune fille instruite, belle et distinguée qu’on adule, dont on vante l’esprit et les charmes, mais qu’on fait ensuite servir à ses besoins. Mais, pour le pire, elle avait eu cette affreuse toquade de penser autrement que ne pensaient les jeunes filles canadiennes !
Orgueil, vanité, coquetterie… oh ! que tout ces piètres plaisirs coûtent cher ! Elle expiait déjà par une torture morale sans pareille ! Elle s’avouait, le rouge au front, que sa conduite avait été odieuse, qu’elle s’était abaissée au rang des créatures les plus vulgaires, les plus basses, les plus viles ! Car quoi de plus ignoble que la lâcheté et la traîtrise ! Oui, elle avait trahi les siens ! Ambroise Coupal le lui avait dit ! Félicie lui avait craché de cinglantes vérités, et elle avait eu raison ! Oh ! Denise les voyait bien maintenant toutes ces vérités ! Tandis qu’un peuple entier avait lancé une clameur d’indignation contre les ennemis de son pays, Denise avait applaudi aux affronts qu’on lui avait jetés à la face, à elle, Denise, comme à ses compatriotes ! De ces affronts elle sentait à présent la cuisante brûlure ! Oh ! comme elle avait été insensée de croire que sa race avait tort et que l’ennemi avait raison ! Oui, elle avait dix fois mérité les reproches et le mépris d’Ambroise Coupal !
La jeune fille ne se ménageait plus. Elle reconnaissait ses torts, elle admettait l’erreur dans laquelle elle avait donné tête baissée, elle s’avouait qu’elle était digne du mépris sinon de la haine de tous les vrais Canadiens ! Coupal le lui avait dit : sous les soufflets des générations futures de sa race, son cadavre à elle se retournerait dans sa fosse ! Il avait dit vrai. À bien y penser, sa conduite avait été infâme !
Ah ! comme elle regrettait sa toquade, la pauvre fille ! Mais elle voulait bien se repentir, et elle se repentait ! Mais elle voulait aussi réparer ! Réparer ? Comment… s’il était trop tard ?…
Et son cœur criait, son âme canadienne clamait, son esprit rugissait :
— Peccavi !… Peccavi !…
Une fièvre ardente la consumait… Oh ! quelles souffrances ! Et quelle honte ! Quelle infamie !
Chaque coup de feu qui résonnait dans l’espace était pour elle un dard cruel et implacable ! Elle se sentait transpercée d’outre en outre ! Chaque cri des combattants lui paraissait comme une malédiction jetée contre elle ! Chaque gémissement de blessé lui était un reproche sanglant !
Mais pourquoi les coups de feu cessaient-ils ?
Mais pourquoi ces cris furieux, ces chocs d’armes, ces claquements d’acier, ces hurlements, et parfois… oui, parfois des cris de triomphe ?
Que se passait-il ?
Ah ! l’atroce épouvante ! Quoi ! les siens étaient-ils enfin écrasés sous la masse rouge des soudards étrangers ? Soudards qu’elle avait appelés, qu’elle avait applaudis, encouragés, admirés, loués !… Était-ce la sanglante agonie de son peuple qui commençait ?
Sans s’en rendre bien compte elle poussa une clameur d’effroi et de honte !
Et elle voulut voir… voir si les soldats rouges de l’Angleterre faisaient boucherie de ses compatriotes ! Voir s’il était vrai que les troupes ennemies se livraient au carnage… et alors, pour expier, elle irait se jeter sous leurs glaives et mourir avec les autres !
Frémissante d’angoisse elle courut à la porte, l’ouvrit et s’élança vers le chemin. Elle demeura là quelques instants, comme stupéfaite et admirative.
Car elle voyait Les Patriotes et les soldats anglais mêlés et confondus. C’était une ruée épique des capotes grises contre les capotes rouges. Elle entendait les clameurs guerrières des Canadiens qui soulevaient en elle un élan qu’elle pouvait difficilement contenir. Un rayon de soleil lui fit voir d’innombrables armes, toutes sanglantes, s’élever et s’abaisser avec la rapidité des éclairs de l’orage. Et ces armes remontaient, descendaient, frappaient, perçaient, tailladaient. Des faux jetaient des lueurs qui brûlaient ses yeux. Des haches sifflaient dans l’espace, et des hommes tombaient comme tombent les arbres de la forêt sous les coups rudes du bûcheron. Et des piques éventraient ! Des fourches ensanglantées gardaient à leurs dents d’acier des lambeaux d’habits rouges !
Derrière la masse confuse de ces grands lutteurs, Denise voyait encore des cavaliers prendre la fuite dans un galop éperdu ! Des fantassins rouges en désordre retraitaient, et elle entendait leurs cris d’épouvante ! Mais elle pouvait percevoir en même temps des cris de joie et de triomphe poussés par les Patriotes… Ah ! c’était donc, enfin, la victoire de la Patrie ?… Elle n’osait le croire, tant elle redoutait que cette victoire, dont elle saisissait les premiers présages, n’échappât soudain à ceux qui la disputaient avec un si courageux acharnement à l’ennemi du pays ! Mais à mesure que les Patriotes repoussaient plus loin les troupes du gouvernement, Denise voyait aussi des morts et des blessés sur le chemin recouvert d’une boue sanglante. Et elle voyait des femmes et des enfants courir aux blessés, les soulever, les emporter. Et parmi ces femmes si superbes de courage et dévouement elle reconnaissait Félicie… la frêle, la mignonne Félicie Coupal ! Elle reconnaissait sa mère, Dame Rémillard, qui dans ses bras rouges et robustes transportait des corps inertes et sanglants !
— Oui, elle voyait tout cela…
Et pourtant, elle demeurait là encore, toujours immobile comme une statue de marbre, les yeux désorbités, les lèvres frémissantes, le sein terriblement agité.
Elle était là comme une fée apparaissant tout à coup dans sa robe blanche, avec ses longs cheveux noirs flottant sur ses épaules, pour présider à la défaite des uns et à la victoire des autres ! Mais on aurait pu la prendre aussi pour un fantôme tragique ou une image du désespoir… Néanmoins, qu’elle était belle ainsi !
Et elle regardait toujours le spectacle sublime !
C’est Nelson qu’elle apercevait maintenant, le grand Nelson armé de son épée, se portant sur tous les points du combat, encourageant, commandant, frappant à son tour… Mais Lui… L’autre… n’était-il pas là aussi ! Oh ! où était-il donc Ambroise Coupal qu’elle ne le voyait point ? Son cœur s’émut affreusement, la douleur la tordit au souvenir des adieux d’Ambroise.
Oui, ce souvenir lui venait pour la première fois… le souvenir de cette scène où, après la disparition de Latour, Ambroise Coupal avait pris une des mains inertes de la jeune fille et lui avait murmuré avec un accent, d’amertume indéfinissable :
— Pardonnez-moi, Denise, si je vous ai fait mal… Adieu ! je vais mourir… ma dernière pensée sera pour vous !
Bien que tout son corps fût insensible, Denise avait entendue ces paroles d’adieu ! Une douleur aiguë l’avait transpercée comme la lame acérée d’un stylet ! Mais de suite cette douleur avait été calmée par deux lèvres qui, pieusement, amoureusement, s’étaient posées sur sa main inerte ! Oui, elle se rappelait bien toute cette scène ! Elle se rappelait bien qu’elle voulut parler, mais qu’aucun son ne put sortir de sa gorge ! Et maintenant elle comprenait combien elle avait été aimée d’Ambroise qui, plutôt que de ne pas l’avoir pour lui, pour sa femme, préférait mourir ! Oui, il avait fait ses adieux avant d’aller mourir pour sa patrie et pour elle, Denise ! Et il était peut-être mort à présent !… Son corps inanimé était peut-être là parmi ces cadavres qui jonchaient, le chemin !…
Elle porta tout à coup ses deux mains à sa gorge de laquelle venait de sortir une sorte de rugissement sauvage ! Ses yeux, pleins d’éclairs, se dilatèrent, son sein faillit éclater sous des chocs intérieurs qui se produisaient tout à coup… Car il était là… oui, il était là Ambroise… vivant ! Elle le reconnaissait à sa taille, à sa voix vibrante… Elle reconnaissait malgré qu’il fût tout déchiré, tout maculé de sang, tout sale et tout noir de poudre… Il frappait à grands coups de sabre… il enfonçait un reste de troupes rouges… il s’ouvrait un large chemin…
— Dieu ! Dieu ! Dieu !… clama-t-elle, en levant vers le ciel des mains désespérées. Oui, Ambroise Coupal tombait enfin sous les coups de l’ennemi !
Un nuage de sang passa devant les yeux de la jeune fille. Puis, comme si une main puissante et invisible l’eût poussée en avant, elle se rua vers le lieu du combat… elle dévora l’espace…
Ces cris retentirent, cris de surprise, d’effroi :
— Denise !… Denise !… où vas-tu, malheureuse ?
Elle n’entendait pas. Elle bondissait plus légère qu’une biche aux abois. Puis, elle se heurta à la masse des combattants…
Une clameur de stupéfaction jaillit de toutes les poitrines.
Pour un moment le combat cessa… Et l’on vit la jeune fille soulever un corps sanglant et inanimé, le prendre dans ses bras, le retirer d’un tas de cadavres et de blessés…
Denise tenait maintenant serré sur elle le lourd corps d’Ambroise Coupal.
Tous les regards se posèrent sur elle avec admiration.
Qu’elle était splendide ainsi !
La fille de la race s’était réveillée, retrouvée ! Le sang n’avait pu résister plus longtemps à l’appel du sang ! Le cœur, l’âme et l’esprit avaient rompu les chaînes de l’esclavage, ils s’étaient dégagés des pièges de l’erreur ! Implacable, la canadienne se dressait devant l’ennemi ! La Patriote levait hardiment la tête ! Elle demeurait là farouche, flamboyante…
Oh ! qui donc eût osé maintenant toucher à ce corps inerte dans ses bras, mais vivant encore ! Oui, elle le sentait vivre, palpiter contre son cœur, et gare à qui eût osé le toucher ! De ses yeux ardents elle semblait défier l’ennemi de lui enlever cet homme, son amant, son époux peut-être !…
Et pourtant, un homme osa… Oui. Profitant de la stupeur des Patriotes, un bataillon anglais se reforma et prit son élan. Un jeune officier venait de se mettre à leur tête. La ruée fut rapide, vertigineuse. Les Patriotes furent culbutés… ils reculèrent. D’ailleurs ce choc les avait pris à l’improviste. Mais Denise, elle, ne bougea pas devant le bataillon qui marchait sur elle. Elle semblait défier l’ennemi avec ce corps ensanglanté qu’elle tenait toujours dans ses bras. L’officier, armé d’une longue épée, parut… Instinctivement les soldats s’arrêtèrent devant cette jeune fille qui les fascinait. Mais l’officier jeta une imprécation, leva son épée et fonça…
Denise, impassible en apparence, le regardait venir.
Elle reconnaissait bien cet officier dont les regards enflammés exprimaient une haine féroce…
C’était André Latour !
Il approchait, tandis que, une fois encore, le combat était suspendu, comme si les combattants, épuisés, eussent voulu reprendre haleine. Mais non… soldats du gouvernement et Patriotes voulaient d’un commun accord, pour ainsi dire, être spectateurs de ce qui allait se passer sous leurs yeux. Car on eût pensé que là, entre ce jeune homme et cette jeune fille, allait se décider le sort des armes ! Les deux champions allaient vider l’affaire en champ clos ! Mais, pauvre fille, elle n’avait pas d’arme contre l’autre qui brandissait son épée sanglante ! Mais son cœur de patriote et son amour étaient peut-être des armes bien autrement redoutables que cette épée d’acier !
Nelson accourait pour voir ce qui se passait d’extraordinaire. Il s’arrêta à quelques pas, épouvanté peut-être, en voyant une épée menaçante fendre l’espace. Même s’il l’eût voulu, il serait arrivé trop tard pour protéger celle ou celui que menaçait l’épée. Il regarda donc comme les autres cette scène qui stupéfiait les plus hardis.
Denise venait de proférer d’une voix qui vibra comme un airain ces paroles :
— André Latour, je t’ai donné la liberté… Mais je t’ai dit que si tu étais ici avec une arme, j’y serais aussi ! Prends garde !
Latour ne répondit que par un grondement de tigre, et il dirigea la pointe de son épée vers la poitrine déjà blessée d’Ambroise Coupal. Mais rapide comme la pensée, Denise arracha de la ceinture d’Ambroise un pistolet qui y demeurait encore chargé jusqu’à la gueule, elle ajusta Latour une seconde et fit feu…
L’autre tomba face contre terre, le cœur percé de deux balles.
Ce qui se passa après serait intraduisible. Les Patriotes, sur l’ordre de Nelson, reprenaient leur élan et recommençaient la ruée ; mais c’était cette fois la ruée de la victoire.
Pendant ce temps des femmes accouraient et entouraient Denise dont le visage était rayonnant d’exaltation.
Félicie lui sauta au cou.
— Denise ! Denise ! disait-elle en pleurant. Ah ! belle et superbe canadienne !
Elle l’embrassait avec effusion.
— Il faut le sauver ! murmura enfin Denise, éperdue, tremblante, épuisée.
— Oui, je vais t’aider. Pauvre frère…
À ce moment Dame Rémillard survenait et embrassait avidement sa fille, disant d’une voix attendrie :
— Ma Denise ! Ma Denise ! ! Oh ! comme ton pauvre père aurait été content de te voir ainsi !
Toutes ces femmes pleuraient d’attendrissement.
— Il faut le sauver ! Il faut le sauver ! répétait Denise dont les bras faisaient mal à supporter ce corps trop lourd pour elle.
Dame Rémillard s’empara d’Ambroise, le jeta sur son épaule comme aurait fait un bûcheron d’un tronc d’arbre, et l’emporta suivie de Denise soutenue par Félicie.
Et derrière elles, l’ennemi était en désordre… il retraitait… il se débandait tout à fait…