Éditions Édouard Garand (41p. 42-45).

VIII

PREMIÈRE CHARGE


On avançait sans bruit… D’ailleurs, les crépitements des fusils du côté du village pouvaient empêcher l’ennemi d’entendre l’approche des Patriotes. L’ennemi faisait du bruit lui-même en prenant ses positions dans le bois, et Coupal qui allait à la tête de sa petite troupe saisissait le bruit métallique d’armes heurtées, le cassement de branches et des commandements donnés à mi-voix par les officiers anglais.

De temps à autre Ambroise Coupal tournait la tête vers ses hommes et les comptait. Ils étaient tous là, pas un ne songeait à reculer.

Lorsque la troupe ne fut plus qu’à quelques arpents, Coupal s’arrêta. Lui et ses hommes demeuraient accroupis deux par deux ou trois par trois dans un fossé profond qui, à la saison des pluies, charriait l’eau des champs et des coteaux voisins vers la rivière.

— Mes amis, prononça le jeune homme à voix basse, nous arrivons au bout du fossé. Là, nous allons nous trouver à découvert. Pour nous protéger contre le feu des Anglais nous n’aurons que le mince rideau de broussailles qui entoure le bois. Nous ne voyons pas l’ennemi, mais lui peut nous voir. Nous quitterons le fossé et gagnerons la broussaille en rampant. Nous nous diviserons en deux groupes. Trente d’entre vous me suivront et nous tournerons le bois par l’Est, les autres par l’Ouest. Quand nous aurons atteint les deux extrémités de ce bois, je donnerai un signal, et nous nous lèverons tous en poussant des cris et des hurlements. Puis, nous nous aplatirons aussitôt, car il n’y a pas de doute que les Anglais vont nous envoyer une volée de balles. Après cela, nous nous élancerons à travers les arbres, et dame ! chacun devra y aller de soi-même et de son mieux. Tout ce que je demande, c’est de frapper sans pitié et de sortir l’ennemi de là.

— C’est ben ! dit un vieux Canadien encore solide et alerte, on n’aura rien qu’à bûcher dans le tas… Moé, j’ai ma hache !

Il brandissait une hache au taillant mince et brillant.

D’autres brandirent des faux, des piques, des fourches.

— Vous allez voir, monsieur Coupal, dit un jeune homme avec une assurance remarquable, que les Rouges vont se faufiler hors du bois en peu de temps !

Tout le monde approuva cette façon de parler qui devait sans doute correspondre avec les pensées de chacun.

— Oui, mais avec tout ça, fit un autre Patriote, je n’ai pas encore fumé une sacrée pipée de tabac depuis le matin !

— Eh bien ! bourre ta pipe, on a le temps, dit Coupal.

— Je veux ben, mais l’histoire, c’est que j’ai oublié ma blague à la maison.

— Voici la mienne, dit Coupal.

— Dans ce cas, dit un autre, moi aussi je charge ma pipe !

Coupal sourit, et pour donner l’exemple il bourra sa propre pipe et ralluma.

Il y avait là une cinquantaine de fumeurs, et tous allumèrent.

— Attendez donc un peu, dit un gros gaillard à l’arrière, les Patriotes ça fait pas seulement que fumer ça prend aussi un coup. J’en ai pas beaucoup, mais je pense bien qu’on pourra se mouiller un peu la luette. Tiens ! Coupal, c’est toi qui est le chef, bois le premier !

Et le canadien rampa vers le jeune homme et lui présenta un gros flacon d’eau-de-vie.

— À la santé des Patriotes et du Canada ! dit le clerc de notaire en ne mouillant que ses lèvres.

La bouteille fit la ronde en peu de temps, car plusieurs jeunes gens ne buvaient pas d’eau-de-vie, et d’autres n’en prirent qu’une faible gorgée, juste de quoi pour se ravigoter le sang ; de sorte que le flacon retourna à son propriétaire à peine demi vidé.

Il examina le flacon et remarqua :

— Je vois ben que vous êtes pas safres vous autres ! Eh ben ! moi non plus ! J’vas la déposer là, cette bouteille, entre ces deux mottes de terre. Car si je l’emporte avec moi les Anglais pourraient me la casser. Après l’affaire, au retour, on pourra lamper le reste. Et peut-être bien qu’elle pourra rendre service à ceux de nous autres qui pourront attraper de mauvais coups !

Tout le monde sourit.

— En marche ! commanda Coupal.

On se remit à ramper. Au-dessus du fossé montait la fumée des pipes qui aurait bien pu trahir les Patriotes. N’importe ! on arrivait au bois et en quelques bonds on pouvait atteindre l’ennemi.

Lorsqu’on fut hors du fossé, tel que l’avait ordonné Coupal, on se divisa en deux groupes qui prirent chacun de leur côté au travers des broussailles. L’ennemi ne paraissait nullement se douter de l’approche des Patriotes.

Quelques minutes plus tard Coupal lançait ce cri :

— Vive la liberté !

Au même instant soixante hommes se dressèrent debout et poussèrent une clameur qui parut sortir de mille poitrines. Puis ces soixante hommes, comme un seul, retombèrent à plat ventre sur le sol. Aussitôt une volée de balles siffla, hacha les branches des arbres et les arbrisseaux.

— En avant les gâs ! rugit la voix de Coupal.

Les cris féroces que poussèrent alors les Patriotes auraient suffi à terroriser une armée, et ce fut une ruée de démons gris qui jeta l’effroi parmi les soldats anglais. Assaillis de deux côtés à la fois, fauchés par les faux, percés par les épieux, embrochés par les fourches, étourdis par les hurlements de toutes espèces, et croyant que plusieurs centaines de Canadiens entouraient le bois, les Anglais n’eurent pas le temps de songer à la résistance. Abandonnant une vingtaine des leurs, morts ou gravement blessés, les soldats du gouvernement sortirent du bois et s’élancèrent dans une fuite désordonnée à travers champs pour rejoindre le reste des forces ennemies. Les Patriotes, dont quelques-uns n’avaient que de légères blessures, voulurent se mettre à leur poursuite, mais Coupal s’y opposa.

— Laissez, mes amis, ce serait nous exposer aux balles pour rien. On nous a demandé de déloger ces gens, notre besogne est faite. Retournons au village avec les blessés.

On releva en tout cinq anglais blessés, les autres étaient morts. Mais pas un canadien n’avait de blessure pour l’empêcher de se mouvoir. Coupal avait reçu trois blessures, une à la joue droite, une au bras gauche et une autre dans la cuisse droite, mais aucune n’était grave. Par contre, ayant toujours été au fort de la mêlée, ses vêtements avaient beaucoup plus souffert que sa peau, et son visage était maculé de sang. Mais il souriait avec ivresse, content de sa tâche.

Comme la troupe, joyeuse, s’engageait dans le fossé pour regagner le village, l’angélus sonna.

— Halte ! commanda Coupal en enlevant son feutre, l’angélus !

Une minute solennelle s’écoula. De toutes parts le silence s’était fait. Et rien de plus beau que de voir ces hommes déchirés, sanglants, terribles, qui, fronts découverts et penchés, récitaient la prière de l’angélus. Quand se fut éteint le dernier tintement de la cloche, Coupal fit reprendre la marche. Alors, les pipes furent rallumées et de joyeux refrains montèrent dans l’espace pour se confondre aux bruits de la fusillade qui avait repris au village. La faux, le pique ou la fourche sur l’épaule, les Patriotes marchaient fièrement comme s’ils fussent revenus rapportant avec eux la gloire d’immenses conquêtes. Autre Koscieuszko, autres Faucheurs de la Mort qui en ce jour allaient conquérir de chères libertés si longtemps et si vainement réclamées ! Ils pouvaient être fiers, ces Patriotes canadiens, de leur belle action ! si elle avait manqué d’envergure, elle avait été remarquable par l’élan ! Et un vieux canadien le fit de suite et justement remarquer :

— Eh ben ! on dira plus tard ce qu’on voudra, mais faut pas oublier que les Rouges étaient au moins trois cents, et nous on n’était que soixante ! Mais faut dire aussi qu’on était soixante possédés !…

Nelson, qui avait surveillé le travail de ses Canadiens, s’était grandement réjoui. Une fois encore il déjouait l’ennemi.

Après l’angélus il avait ordonné la reprise du feu, car il importait de tenir l’ennemi en haleine.

Gore avait fait installer le canon sur une petite hauteur qui bordait la route et au milieu de broussailles. Et cette fois Farfouille Lacasse et ses compagnons ne purent atteindre de leurs balles les canonniers. En quelques minutes l’étage supérieur de la maison des Saint-Germain fut presque rasé, et Nelson et ses hommes avaient dû descendre au rez-de-chaussée.

— Ah ! avait dit le docteur, si l’on pouvait enlever ce canon-là !

C’était bien l’arme la plus redoutable pour eux. Et les Patriotes voulaient bien l’enlever ou l’enclouer de quelque façon, mais ce n’était pas facile.

Nelson méditait déjà un plan, lorsqu’un messager envoyé de la distillerie par Perrault apporta la nouvelle que les Anglais tentaient une manœuvre du côté de la rivière.

— Il faut les détourner de leurs desseins, répondit Nelson, et les culbuter dans la rivière. Je vais vous envoyer des renforts. Mais avant de retourner à la distillerie, trouvez Coupal et dites-lui de vous donner trente de ses hommes, et vous lui recommanderez de se tenir prêt avec ses autres Patriotes à nous donner un coup de main pour nous emparer du canon. Je lui ferai parvenir un mot d’ordre à temps.

Le messager quitta la maison des Saint-Germain et gagna le magasin de Pagé où il trouva Coupal en train de faire panser ses blessures. Ses hommes étaient demeurés dans les cours des maisons voisines en attendant des ordres.

En apprenant que Nelson comptait sur lui pour tenter une sortie contre les troupes du gouvernement, le jeune homme fit entendre ces paroles :

— Ah ! si nous avions seulement quelques fusils !

— Des fusils ! s’écria la mère Rémillard. Je l’ai pourtant bien dit, j’en ai vingt dans ma cave, et des balles et de la poudre aussi.

— Oh ! vous avez tout cela ? s’écria le jeune homme, ravi.

— On sait bien. Allez à l’auberge, j’ai caché les fusils dans un coin de la cave. D’ailleurs Denise vous dira où ils sont, si vous ne les trouvez pas !

Ses blessures ayant été pansées, Ambroise Coupal sortit du magasin avec le messager et enjoignit à trente de ses hommes de suivre ce dernier. Puis il cria :

— Que vingt autres d’entre vous me suivent !

À l’instant même une plus vive fusillade éclatait sur le chemin du roi et des cris féroces retentissaient. Le jeune clerc de notaire courut au chemin et vit une petite bande de Patriotes aux prises avec un détachement d’infanterie. Il jeta un ordre à son monde, en fit une colonne serrée et s’élança au secours des Patriotes. Mais déjà le détachement d’infanterie, criblé de balles venant de la maison des Saint-Germain, retraitait à la hâte. Coupal était arrivé trop tard. Tout de même, lui et ses hommes aidèrent à enlever les blessés au nombre desquels se trouvait le capitaine Perrault qui avait fait une sortie pour empêcher le détachement de pénétrer dans le village.

Profitant de l’accalmie qui venait de se produire ; Nelson vint sur les lieux avec le capitaine Blanchard à qui il confia le commandement de la distillerie. Puis, comme les troupes du gouvernement rouvraient le feu, il regagna précipitamment la maison des Saint-Germain, tandis que Coupal et les trente hommes qui lui restaient emportaient les blessés. Lorsque ceux-ci eurent été mis en lieu sûr, Coupal, suivi de vingt Patriotes, se dirigea vers l’auberge de la mère Rémillard, disant :

— Il y a là vingt fusils, mes amis, allons les chercher au plus vite !

À l’autre bout du village la mousqueterie augmentait de violence.

— Patience ! cria Ambroise Coupal, nous y serons bientôt !…