Éditions Édouard Garand (41p. 34-39).

VI

OÙ L’AMOUR SEMBLE PLUS FORT QUE LE DEVOIR


Revenons à Denise Rémillard que nous avons laissée seule à l’auberge où André Latour avait été reconduit sous la surveillance de deux Patriotes.

Denise, nous le savons, s’était affaissée sur un siège après le départ presque dramatique de Félicie qui l’avait cinglée de rudes paroles. À la voir ainsi, effondrée, on l’aurait prise pour l’image du désespoir.

Que pouvait-il se passer dans l’esprit de cette fille qu’animait un cœur généreux, mais que trompait affreusement l’orgueil ? Canadienne et fille de ce peuple vaillant qui n’avait cessé de se battre pour de justes libertés, peuple si souvent et si mortellement outragé, peuple paisible ne demandant qu’à vivre de l’amour de son sol, peuple sans cupidité et sans haine, loyal et docile, loyal envers Dieu, loyal envers la couronne britannique qu’il avait reconnue sans protester comme maîtresse du pays lorsque la France en avait abandonné ses droits, oui, fille de ce peuple, Denise sentait, pour s’être détachée de ce peuple, une effroyable déchéance l’envahir.

De toutes parts retentissait l’amour du pays et des libertés si chèrement acquises, amour clamé par des centaines de voix qu’animait un sang… oui, un sang pareil à celui qui bouillonnait dans ses veines ! Ces voix énergiques qu’elle entendait, c’était sa propre voix, lui semblait-elle ! Elle percevait un souffle généreux qui était son souffle ! Là, dans ce village qui était le sien, partout sous le firmament de ce beau pays de Québec, battaient des cœurs qui avaient la résonance du sien, et cependant son cœur, sa voix, son sang ne se mêlaient pas à ceux-là ! Pourquoi ?… Tantôt, une enfant de son jeune souffle lui avait crié : « Sache, Denise Rémillard, qu’il y a encore du cœur dans la poitrine des filles de la race… »

Ah ! oui, une enfant frêle, toute petite, une fille de paysan l’avait cruellement souffletée, elle, Denise, qui se sentait si fière d’affecter des opinions qui, au fond, répugnaient à son âme canadienne ! Et, pour le pire, cette enfant qui l’avait ainsi cinglée était une amie chère, une confidente en qui elle avait toujours placé tant de confiance !… Oh ! quelle honte !… Et pourtant, nul n’avait été témoin de cette scène, mais il semblait à Denise que le pays entier avait entendu la farouche apostrophe de la brave petite canadienne ! Mais ce n’était plus cette voix de Félicie, cette voix uniquement qui heurtait le cœur de Denise, c’était maintenant sa conscience qui, autant que l’auraient pu faire mille voix accusatrices, la condamnait ! C’est ainsi que vivent les renégats, ils portent en eux une réprobation qui est leur châtiment de toutes les heures de leur existence. Comme tous les reprouvés ils ont vu un Paradis se fermer devant eux, ils ne peuvent retourner au sein du peuple des élus qu’ils ont quitté, il n’est pour eux plus de joie véritable, plus de paix, plus de tranquillité, et, entrés dans l’ombre, ils marchent dans l’ombre jusqu’à ce que l’ombre se transforme en néant pour les engloutir à tout jamais.

Et dans ces ténèbres de la réprobation, ténèbres d’une lourdeur effrayante, Denise se sentait glisser peu à peu, et là, dans l’émoi indicible qui la ballottait comme un fétu emporté sur les vagues d’un océan soulevé, elle entendait une autre voix, une voix qui dominait toutes les autres : la voix fière, vaillante et noble d’Ambroise Coupal !

Ambroise Coupal… ah ! comme ce nom faisait mal au cœur sensible de Denise ! Mais était-il vraiment possible qu’Ambroise l’aimât encore, elle, Denise ? Oui, il l’avait dit ! Félicie l’avait affirmé ! Mais si Ambroise aimait Denise, comment pouvait-il sacrifier cet amour à la défense de sa patrie et de sa race ? Quoi ! se demandait Denise avec étonnement, l’amour de la patrie peut-il et doit-il passer avant l’autre ? Est-ce possible ? Oui, oui, elle ne pouvait plus nier qu’il y avait véritablement « un amour du pays » au cœur de cette race qui était la sienne ! Car, autrement, pourrait-il exister un amour du foyer et de la famille s’il n’était pas d’amour de la patrie ?…

Denise frémissait de tout son être en songeant à ces vérités.

Et encore, sa mère qui était une Patriotes !… Et son père défunt qui, s’il eût vécu, aurait été le premier malgré l’âge, malgré la maladie, à prendre une arme, n’importe quelle ! pour aller au combat et faire barrière à l’ennemi ! Et Denise était la fille de cette mère, de ce père, l’enfant de cette chair canadienne et française pétrie par deux siècles d’âpres labeurs, de sacrifices inouïs, de combats glorieux ! Fille de race !… Ah ! l’était-elle encore ?

Oui, elle l’était ! Car elle aimait aussi son pays, son village, sa famille ! Oui… mais pas comme les autres ! Et pourtant, fille de Saint-Denis elle avait un attrait particulier pour le village natal : comme elle aimait ses bois ombreux, ses verdures si richement et harmonieusement émaillées dans la saison d’été, cette rivière dont les ondes moelleuses l’avaient si souvent portée et bercée, ces coteaux verdoyants qui faisaient onduler la vallée, ces champs qui se paraient de si riches moissons ! Que de beautés merveilleuses l’entouraient dans son Saint-Denis ! Et elle s’appelait Denise ! Oui, lorsqu’elle avait paru à la clarté de la vie, lorsqu’elle avait poussé son premier vagissement, on l’avait trouvée si rose, si épanouie, si belle déjà qu’on n’avait pas su, sur le moment, ni à quel saint ni à quelle sainte offrir cette petite chair de femme… puis, par une inspiration providentielle, on l’avait baptisée Denise ! Alors, près de son berceau on avait chuchoté :

— Qui sait ? elle sera peut-être, un jour, la gloire de son village !

Hélas ! elle en devenait la honte !

Et néanmoins, elle était encore fille de race… enfant de Saint-Denis !

Elle se leva dans un mouvement brusque et farouche.

Toutes ces pensées, surgies comme une rafale impétueuse, l’avait soulevée, aiguillonnée. Et deux minutes s’étaient à peine écoulées depuis que Félicie, la fière petite patriote, s’était enfuie pour aller au devoir, qu’elle Denise, sentait le souffle du patriotisme l’emporter à son tour. Oui, puisqu’elle était fille de race, elle irait aussi là où le devoir appelait tous les enfants du sol !

Mais à l’instant même la porte s’ouvrit et deux Patriotes poussèrent dans la salle de l’auberge André Latour, mains liées au dos, prisonnier toujours.

À cette apparition Denise sentit tout son courage s’effondrer, et, sans force, pantelante presque, elle retomba sur son siège. Elle trouva pourtant la force de sourire au prisonnier qui lui avait souri. Elle devina dans le sourire d’André un espoir, une joie ! Elle respira bruyamment. André était encore prisonnier, c’est vrai, pensa-t-elle, mais il était vivant… c’est-à-dire sauvé peut-être !

Les deux Patriotes conduisirent le jeune homme au siège qu’il avait occupé le matin, avant la venue de Nelson. Une fois qu’il fut assis, et tandis que les Patriotes bourraient leurs pipes, André Latour regarda Denise longuement et avec passion. Ce regard fit mal au cœur de la jeune fille.

— Voilà un garçon qui m’aime passionnément, pensa-t-elle, et qui peut-être souffre à cause de moi !

Elle se laissa convaincre par cette pensée, et une pitié immense l’envahit. Elle oublia instantanément tout ce qui venait de se passer entre Ambroise et elle, entre elle et Félicie. Elle oublia que les troupes anglaises marchaient contre son village, que le peuple s’armait et que tous les cœurs nobles s’apprêtaient au devoir. Mais, à quoi bon ! déjà Denise ne songeait plus qu’à André Latour prisonnier, qu’à son amour, à ses promesses, à ses idées qui l’avaient jeté aveuglément dans le parti des adversaires de sa nationalité. L’apparition d’André avait suffi pour éteindre une flamme qui l’avait embrasée un moment.

Donc, toute reprise par son amour, ou par son caprice, elle eut une inspiration.

Dehors, les clameurs reprenaient. À mesure que Nelson distribuait des armes et des munitions aux villageois et paysans, l’enthousiasme se déchaînait de nouveau. Des groupes armés et joyeux parcouraient le village en chantant des chansons du pays. Souvent des cris de « Vive la liberté »… « À bas les Rouges »… s’élevaient au-dessus des chants. Les cloches de l’église, après s’être tues un moment, reprenaient leur carillon, et plusieurs patriotes y accouraient pour faire bénir leurs armes, d’autres pour demander au prêtre l’absolution de leurs péchés. Une odeur de bataille pénétrait l’atmosphère.

Denise se leva et s’approcha des deux Patriotes qui, béatement, allumaient leurs pipes.

— Et vous, mes amis, dit-elle, vous n’allez pas vous battre ?

— Mademoiselle, répondit l’un d’eux, ce n’est pas le désir qui nous manque, mais le docteur nous a chargés de veiller sur le prisonnier jusqu’à nouvel ordre.

— Mais le docteur doit bien savoir que nous manquons d’hommes… Tenez ! confiez-moi le prisonnier !

— À vous, mademoiselle ! s’écria le Patriote avec surprise. Mais s’il allait faire un mauvais coup pour vous déserter ?

La jeune fille esquissa un sourire de dédain et de confiance à la fois.

— Il n’y a pas de danger, répliqua-t-elle, et je le surveillerai aussi bien que vous. Toutefois, pour plus de sûreté, liez-lui les pieds, posez un bandeau sur ses yeux ! Il le faut, mes amis, car nos Patriotes auront besoin de vous.

Et Denise, alla derrière le petit comptoir pour en rapporter des ficelles et un essuie-main. Subjugués par le ton tranquille et le geste autoritaire de la jeune fille, animés eux aussi par le souffle du patriotisme et désireux de se battre pour la cause sainte, les deux Patriotes obéirent. Ils lièrent les pieds de Latour, posèrent un bandeau sur ses yeux et, silencieux, s’en allèrent.

Mais l’un d’eux avant de refermer la porte, et comme s’il eût été agité par la naissance d’un remords, dit :

— Vous le veillerez bien, mademoiselle Denise, n’est-ce pas ?

— Je vous jure que vous le retrouverez ici !

L’accent de la jeune fille était si franc, si résolu, si sincère, que le Patriote, rassuré cette fois, ferma la porte et disparut.

Denise, joyeuse, demeura seule avec le prisonnier. Elle lui jeta un regard amoureux et amusé.

— Denise !… murmura le jeune homme aveuglé par le bandeau. Denise, êtes-vous devenue mon ennemie, que vous envoyez des Patriotes au combat, que vous vous faites ma gardienne ?

— André !… André !… murmura la jeune fille en tombant à genoux devant le prisonnier, m’aimez-vous autant que vous me l’avez si souvent répété ?

— Denise, c’est pour vous que je suis ici ! J’ai réclamé cette mission périlleuse pour avoir le bonheur de vous revoir !

— Merci, André… je doutais ! Oui, j’avais douté de vous ! Ah ! quel bien vous me faites !

— Vous m’aimez toujours vous aussi ?

Elle hésita. Ses yeux fixaient le bandeau. Elle rougit. Et malgré des voix terribles qui parlaient à son âme elle répondit :

— Toujours, André, je vous aime !

— Et lui… vous ne l’aimez donc pas ?

Elle tressaillit.

— Il ne m’aime point ! répliqua-t-elle.

— Oh ! alors, je peux me fier à vous… à toi, ma Denise ?

— André, je suis à toi !

— Merci, Denise ! Ah ! que je suis content ! Denise, écoute-moi. Nous sommes bien seuls ici ?…

— Seuls… oui.

— Personne ne peut nous voir ni nous entendre ?

— Personne, je te le jure !

— Denise, je veux… je veux que tu me délivres de ces liens !

— André !…

Il y eut un accent de protestation dans ce nom proféré. Certes, la jeune fille avait eu tout à l’heure cette inspiration de délivrer André, mais de la pensée à l’action il y avait un pas à faire, mais un pas qu’elle redoutait tout à coup.

— Denise, écoute-moi bien ! reprit le prisonnier. Nos troupes approchent. Nelson et ses Patriotes vont leur tendre un piège, elles vont donner dedans, elles vont être battues, repoussées, anéanties peut-être ! Denise, tout à l’heure nous serons des vaincus au lieu d’être les vainqueurs que nous voulons être ! Délivre-moi que j’aille prévenir le colonel Gore !

— Le prévenir ! bégaya la jeune fille comme distraite.

— Oui, sauver nos soldats de ce danger qui les menace, d’un désastre qui pourrait être irréparable ! Oh ! conçois-tu tout ce qu’on me devra, tout ce qu’on te devra à toi-même ? Si c’est notre jour d’amour, Denise, que ce soit aussi notre jour de gloire ! Or, les Patriotes tantôt clamaient que leur jour de gloire était venu ! Il ne faut pas que cela soit ! Que ce soit leur devoir d’attaquer nos troupes, c’est bien ; mais le nôtre est de les défendre ! Denise, notre défense consiste seulement à parer un piège ! Vite, Denise, tranchez mes liens, il n’y a pas un moment à perdre !

Palpitante, la jeune fille regardait le bandeau sans proférer une parole.

— Denise… m’entendez-vous ? cria Latour avec impatience.

— Trancher ces liens, André, bredouilla Denise, je ne peux pas !

— Tu ne peux pas !…

D’accent de ces mots révélait un étonnement inouï.

— Je me suis constituée ta gardienne, André, et je ne saurais manquer à ma parole !

— En guerre les serments et les promesses ne comptent point, c’est la ruse seule qui vaut, quand ce n’est pas la force !

— Je sais bien. Tout de même, ce serait une lâcheté de ma part, après avoir refusé de combattre pour les miens, que d’aider leurs ennemis. André, ne me demande pas un tel sacrifice !

— Malheureuse Denise ! Ne comprends-tu pas, au contraire, que tu aides les tiens tout en aidant les miens ? Supposons que nos troupes soient battues et repoussées aujourd’hui, qu’arrivera-t-il ? Elles reviendront en plus grand nombre, et elles reviendront pour venger leur défaite. Alors, aucune pitié ne les arrêtera, elles raseront le village entier, tout ce qui vit sera passé par les armes. Rien ne sera respecté, ni tes amis, Denise, ni ta mère… Et par un vain scrupule, tu laisseras accomplir cette œuvre de destruction ?

— Tais-toi, André ! Tais-toi ! Je ne peux pas… je ne pourrai pas !

Et la jeune fille s’écrasait sur ses genoux en proie à mille tortures morales.

— Oh ! je vois bien que tu ne m’aimes pas ! gronda sourdement le jeune homme.

— Je t’aime ! je t’aime ! malheureux…

— Tu n’étais donc avec nous que d’apparence, tu portais un masque, tu nous trompais ! Tu me trompes encore en me disant que tu m’aimes !

— Je t’aime ! Je t’aime, André, gémit Denise ; mais demande-moi autre chose, pas cela !

— Tu m’as menti, reprit avec colère le prisonnier, tu as menti à ma sœur qui t’aime bien, tu as menti à mon père, à ma mère, à tous nos amis, à ton pays, à ta race ! Car ta race, Denise, c’est celle qui forma la majorité de ce pays, cette majorité qui pense comme nous ! Ici à Saint-Denis, là à Saint-Charles, ce n’est qu’un groupe de rebelles, de mécontents ! Tout le reste du pays est avec nous et pour nous, tu le sais bien ! Si tu aimes ton pays, Denise, délivre-moi !

— Oh ! ne me parle pas ainsi ! s’écria la jeune fille en se redressant sur ses genoux et en pleurant. Il est impossible que j’aie deux pays, deux races auxquelles j’appartienne également, et il ne se peut pas que j’aie deux devoirs également justes à remplir envers deux partis. André, je n’ai qu’un seul devoir qui me commande en ce moment : celui de te surveiller, de te garder ici, de te protéger ! Tu dis que je t’ai menti ? C’est faux, et tu m’accuses à tort ! Car je t’aime, et t’aimant je te garde ! Car si je coupe tes liens, car si tu sors de cette maison, des Patriotes te verront et tu seras massacré ! Je t’aime et te garde ! Moi vivante, je te le jure, nul ne touchera à un cheveux de ta tête !

— Denise, tu ne me comprends pas ! On me tuera quand même après que nos troupes auront été battues !

— Non, je te le jure ! Si on te tue, on me tuera avec toi, car sans toi je ne saurais plus vivre désormais !

— Denise, s’écria Latour avec désespoir, vivre après, et même avec toi, mais aussi avec la honte de n’avoir pas fait mon devoir ? Non, non, j’aime mieux mourir de suite !

— Ton devoir, dis-tu ?

— Oui, celui de courir au colonel Gore pour le prévenir de l’embûche qui l’attend !

— Ah ! c’est vrai, André, c’est ton devoir ! Mais tu es prisonnier !…

— Tu me retiens de faire mon devoir, Denise !

— Et le mien ?… Tiens ! entendons-nous : j’irai à ta place prévenir le colonel !

— Toi ? Tu es folle !

— Non, non ! Je connais tous les sentiers qui longent la rivière. Mieux que toi je passerai inaperçue des Patriotes… J’avertirai le colonel Gore ! Veux-tu, André ?

— Oh ! Denise, que tu me fais plaisir ! Combien je t’aime davantage ! Oui, va, ma Denise ! Tu diras au colonel que je suis prisonnier, que je t’envoie à lui ! Va, Denise, ne perds pas de temps !

La jeune fille se dressa debout, exaltée.

— J’y vais, dit-elle. Mais tu promets.

— Oui, interrompit le jeune homme tu me retrouveras ici à ton retour. D’ailleurs, comment pourrais-je m’en aller ainsi ligoté ? sourit-il avec mélancolie.

— C’est vrai, sourit Denise à son tour. Est-ce que je perds la tête ? N’importe ! je cours…

Elle se précipita vers la cuisine d’où elle revint l’instant d’après enveloppée dans un long manteau gris et la tête couverte d’une capeline noire.

À cet instant, un groupe de femmes passait en courant devant l’auberge, et l’une d’elles cria :

— Hé ! il nous manque Denise… Denise Rémillard ! C’est une patriote, elle aussi !

Une autre voix rétorqua :

— Denise Rémillard… oui, c’est une patriote ! Seulement, elle aime mieux demeurer derrière les murs de sa maison !

Et cette voix mordante, qui la flagellait encore, c’était la voix de Félicie Coupal… de Félicie son amie ! Son amie ? Oh ! non… Félicie était à présent une ennemie !

La troupe était passée !

Rugissante de colère, Denise courut au prisonnier.

— As-tu entendu, André ? As-tu entendu ?…

Et avant que le jeune homme n’eût répondu, elle enlevait le manteau, arrachait la capeline et jetait rageusement loin d’elle ces objets.

— Eh ! qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? sourit Latour. Elles… vont à leur devoir… ce qu’elles pensent leur devoir ! Nous, au nôtre ! Va donc, Denise !

La jeune fille demeura muette, indécise, tremblante.

— Denise, que fais-tu ? Es-tu là encore ?

Elle poussa un nouveau rugissement Puis, avec une sauvage furie elle se jeta sur le prisonnier, arracha le bandeau qui lui couvrait les yeux et le lança au loin.

Latour la regarda avec effarement.

Denise, les traits affreusement altérés, les yeux pleins d’éclairs, le sein en tumulte, cria :

— Oui, André Latour, je suis là, regarde-moi ! Mais regarde-moi bien ! Suis-je une canadienne ? Suis-je une renégate ? Suis-je une lâche ? Dis, André ! Si je suis une lâche, si je ne suis pas une canadienne, tu m’entends ? j’irai au colonel Gore… Mieux que cela, nous irons tous les deux, que dis-tu ?

Latour frémit violemment.

Oh ! oui, c’était bien une fille de la race qu’il voyait se dresser devant lui, enflammée, farouche, terrible ! C’était ce vigoureux sang, tout brûlant, qui rougissait ses veines ! C’était une vraie canadienne française ! Ce n’était pas une renégate ! Il l’admira d’yeux éblouis… Qu’elle était belle… cent fois plus belle ainsi ! Une déesse courroucée s’élevant au-dessus des hommes pour les dominer, les commander ! Oh ! ce fier visage, ces yeux de flammes, et ce cœur violent qu’il entendait battre !

— Parle ! Parle ! gronda Denise.

Latour allait ouvrir ses lèvres…

Une troupe de Patriotes, à cette minute, passait sur le chemin en chantant et en poussant des cris de guerre. Parmi ces hommes se trouvait une femme dont la voix sonore clama ces paroles :

— Quand vous manquerez de fusils, vous me le direz, j’en ai dans ma cave, et j’ai de la poudre et des balles aussi ! Ah ! qui pourra dire plus tard que la mère Rémillard n’était pas une patriote ! Vive la Liberté ! Vivent les Patriotes ! Sus aux Rouges, mes braves hommes ! Mort aux ennemis du pays ! Allez ! allez ! nous aussi, les femmes, nous sommes avec vous autres !

Et la troupe était déjà loin qu’on entendait encore la voix de la tavernière.

Denise était livide, il lui semblait que cette voix arrivait jusqu’à elle comme une malédiction !

Un clairon lança des notes aiguës dans le ciel. De confuses rumeurs coururent dans l’espace…

— Denise, murmura André Latour à la jeune fille figée, pétrifiée, blanche comme neige, il est grand temps ! Denise, dans cinq minutes il pourra être trop tard ! Notre devoir, nous aussi… notre honneur ! Denise…

La jeune fille fut secouée violemment et elle jeta un regard vacillant au prisonnier. Puis, tout à coup, elle s’élança vers le comptoir, y saisit un coutelas et revint vers le prisonnier en grondant :

— Oui, oui… nous ferons aussi notre devoir, parce que je t’aime… parce que tu m’aimes !…

Elle allait trancher les liens… Mais un bruit terrible la fit s’effondrer, comme si le sol eût été ébranlé sous elle… Une violente mousqueterie venait de retentir à l’extrémité opposée du village, vers la distillerie de Nelson. Puis un coup de canon fit trembler le ciel et la terre. Sur les tablettes les verres et les bouteilles vibrèrent en s’entre-choquant…

Denise se releva, suffoquée presque, et dans un souffle qui ressembla à une effusion de joie et d’allègement elle cria :

— Il est trop tard !

Et, cette fois, elle s’abattit tout à fait aux pieds d’André Latour.