Éditions Édouard Garand (41p. 13-18).

II

LA TOURMENTE


Et pourtant, cet homme qui fut l’un des plus grands appuis des Canadiens français était anglais !…

Mais lorsque les représentants canadiens revendiquaient à la Chambre d’assemblée à Québec certains droits et certaines libertés dont leur race avait été spoliée, ce n’était pas une revendication faite uniquement pour le profit des habitants et administrés de langue française, ces libertés et ces droits étaient également réclamés pour les administrés de langue anglaise ; ou, pour être plus juste, les représentants canadiens voulaient avoir, au moins, les mêmes droits et jouir des mêmes faveurs que les habitants de langue anglaise du Bas-Canada ou ces derniers étaient la petite minorité. Il est bien probable que, si les Canadiens avaient été traités avec la même équité que les Anglais du Bas-Canada, on n’aurait pas vu les horreurs qui furent commises, car les Canadiens, ayant moins de griefs, auraient refréné leur impétuosité. Mais les monstrueux passe-droits dont ils avaient tant souffert avaient été une sorte de provocation, et alors on avait décidé de réclamer non seulement un traitement égal à l’autre race, mais aussi des droits qui logiquement revenaient à la majorité de la population. Toutefois, les Canadiens n’étaient pas seuls à souffrir, car le gouvernement du Canada devenait si absolu, il outrepassait tellement ses pouvoirs, et sa Bureaucratie était devenue si arrogante et impérieuse, que les Anglais eux-mêmes protestèrent. C’est pourquoi le Haut-Canada, quoique entièrement anglais, proclamait lui aussi l’insurrection contre un gouvernement trop arbitraire.

La Chambre d’assemblée de Québec était devenue la servante du Conseil législatif qui passait outre aux justes représentations des députés canadiens. À la vérité, cette Chambre d’assemblée n’avait plus aucun pouvoir, pas même de contrôle, et de jour en jour elle devenait un instrument inutile dans le rouage de l’administration. Papineau et Morin lancèrent les Quatre-vingt-douze résolutions qui allaient soulever tant de commentaires et même porter ombrage à la couronne d’Angleterre. Et pourtant, pour être juste, ces résolutions étaient d’un intérêt général. S’il est vrai qu’on demandait pour les Canadiens plus de droits que ne leur en avaient accordés les traités et les capitulations, il ne faut pas oublier que ces traités avaient été rédigés de façon équivoque qui prêtait à la malveillance et à l’improbité des ennemis de la race canadienne. Les Quatre-vingt-douze résolutions avaient donc pour but de corriger ces traités et de définir clairement la position des Canadiens français dans le pays.

Ces Quatre-vingt-douze résolutions arrivaient d’autant plus à point que les représentants canadiens ne jouissaient plus de leurs prérogatives à la Chambre d’assemblée, et la mollesse et l’inactivité de leur part auraient pu leur être fatales, et d’autant plus, encore, qu’ils avaient le sentiment d’une catastrophe irrémédiable pour leurs compatriotes, qui avaient, à ce moment, beaucoup à se plaindre de l’administration de la justice. Que les députés canadiens eussent retraité devant les empiétements du Conseil Législatif, le recul eût été funeste pour la race entière qui aurait perdu le fruit de soixante-quinze années de luttes âpres, et du coup ce qui lui restait de libertés eût été complètement anéanti.

Les courageux représentants du peuple avaient prévu ce malheur, et, au point où en étaient les choses, un coup d’audace était nécessaire, puis une digne et ferme attitude pouvaient parer à un désastre. Les Quatre-vingt-douze résolutions furent donc un défi, et un défi si redoutable que pour la première fois il fit penser aux administrateurs anglais que cette race d’origine française n’était nullement quantité négligeable. Mais un tel défi devait nécessairement être relevé : il le fut, puis on l’interpréta ensuite d’une manière injuste. En effet, quoique ce défi n’eût été lancé qu’aux représentants de l’Angleterre, ceux-ci, fort malhonnêtes, proclamèrent que le défi était jeté à la face d’un grand peuple et d’un grand pays. On voulu considérer le geste des représentants canadiens comme un acte d’insubordination et l’on fulmina contre eux, si bien que la Chambre d’assemblée fut dissoute et les députés canadiens chassés comme des valets qui ont manqué de courtoisie à leur maître.

Que devait-il arriver ? Ou plutôt à quoi devait aboutir l’échange de dards acérés et virulents ?

Car ce n’était plus un antagonisme parlementaire qui divisait les représentants de la race canadienne et ceux de la race anglaise, c’était la haine ! D’un côté un fanatisme arrogant, de l’autre une fierté hautaine et inébranlable. À lui seul un Papineau, l’œil étincelant, la lèvre dédaigneuse, défiait, bras croisés, le lion britannique. C’était beau, mais c’était terrible aussi ! Et le feu était trop proche de la poudrière pour tenter d’empêcher l’explosion. D’ailleurs, sur ce feu qui courait rapidement dans les broussailles longtemps accumulées les chefs de la Bureaucratie jetaient de l’huile. À tous les jours le peuple canadien était insolemment provoqué, injurié. Ces descendants des pionniers français prévoyaient que, s’ils n’offraient aucune résistance, ou même s’ils ne ripostaient pas à la provocation, leur nationalité serait bientôt menacée d’anéantissement. Ils savaient que non seulement leurs biens matériels étaient en jeu, mais aussi leurs coutumes, leurs croyances, leur langue. Car que de fois on leur avait dit qu’ils pratiquaient une « religion abêtissante », qu’ils parlaient une « langue impure » ! Combien de fois des voix anglaises, acides et fielleuses, avaient crié aux députés canadiens de cesser de parler dans une langue qui « brisait les oreilles » ! Devant de telles insolences ces représentants qui appartenaient à une race de cœur, relevèrent le front et retournèrent l’outrage à la face de ceux qui l’avaient lancé. C’était l’explosion…

Qu’importe ! ces hommes de grand courage ne pouvaient faiblir même devant les pires convulsions ! La lutte était engagée, ils ne pouvaient déserter ! Il fallait aller jusqu’au bout, ou vaincre ou mourir sur le champ de bataille !

Mais cette bataille n’était pas livrée contre l’Angleterre et son peuple. La nationalité canadienne et ses représentants n’en voulaient nullement à l’Angleterre qu’ils reconnaissaient comme maîtresse du pays. À la libre Angleterre ils avaient demandé des libertés de justice, et la libre Angleterre avait bien voulu faire droit à cette demande. Mais ce que l’Angleterre avait accordé de libertés aux habitants de langue française, les représentants de l’Angleterre au Canada avaient voulu, eux, reprendre au nom de l’Angleterre ces mêmes libertés. Ce fut donc entre ces représentants anglais et ceux qui les appuyaient et entre les représentants canadiens et le peuple dont ils défendraient les intérêts que la lutte s’engagea.

Les réclamations des représentants canadiens étaient si justes et si légitimes, qu’un grand nombre d’habitants de langue anglaise laissèrent leurs sympathies pencher du côté de la justice et de la légitimité ; et c’est ainsi que dans les rangs des insurgés on put compter des anglais, non seulement de simples combattants, mais aussi des chefs, tels Wolfred Nelson et son frère Robert. Et combien d’autres anglais qui, s’ils ne furent pas militants, n’en furent pas moins, en principe, des appuis au mouvement insurrectionnel. En fouillant, aujourd’hui, cette page de l’Histoire canadienne, en disséquant les faits et les hommes, l’on est porté à formuler cette hypothèse : « Si, d’aventure, les Canadiens avaient réussi à battre les soldats du gouvernement à Saint-Charles, il n’y aurait pas eu ni de Saint-Eustache ni d’Odelltown ; car après cette double victoire tout le pays, anglais comme français, se serait soulevé ouvertement contre le régime de la Bureaucratie ! »

Mais que serait-il arrivé ensuite ? La réponse semble claire !…

Wolfred Nelson, en se mettant à la tête des Canadiens pour revendiquer par les armes ce que la parole n’avait pu obtenir dans les assemblées délibérantes, ne reniait point ses origines et sa race ; au contraire : né d’une race chevaleresque, d’un peuple qui voulait briller dans le monde par les lois de l’honneur, il pensait qu’il était de son devoir de maintenir en ce pays du Canada cet honneur britannique dont il était fier. Puisque l’Angleterre avait promis la liberté aux Canadiens, lui, Nelson, se faisait le champion de cette justice et de cet honneur contre une affreuse bande de provocateurs, de mercenaires sans âmes et sans patrie qui, coûte que coûte, tentaient d’avilir d’abord et dominer ensuite une race qui était toute digne de l’estime d’une autre race.

Impétueux, brave, généreux, Wolfred Nelson donnait sa vie et sa fortune, il sacrifiait son foyer et sa famille. Pour lui la Patrie libre, c’était le plus grand bien qu’un homme digne de ce nom pût acquérir. Car Nelson, tout à l’opposé d’un grand nombre de ses compatriotes anglais et coreligionnaires qui ne reconnaissaient d’autre patrie que l’Angleterre, admettait le Canada comme sa patrie. Il reconnaissait comme ses concitoyens et compatriotes les habitants de langue française comme ceux de langue anglaise ; et, ayant vécu parmi les Canadiens, il en avait adopté la langue, les coutumes et la mentalité. Il ne gardait de son origine et de sa race que son flegme imperturbable. Aussi eut-il la confiance des Canadiens, leur admiration, leur dévouement et leur gratitude.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Wolfred Nelson venait donc de pénétrer dans l’auberge de Dame Rémillard, et son regard perçant, aigu, avait déjà fouillé la physionomie sombre du prisonnier. Mais avant d’atteindre la cheminée, il avisa la tavernière et sa fille qui, toutes deux, venaient de prendre place sur un banc posé près de l’escalier. Et il remarqua que Denise était très pâle et agité.

Il s’arrêta, enleva le chapeau haut de forme qui couvrait son chef, s’inclina et dit avec un sourire :

— Je vous demande pardon, Madame Rémillard et à vous aussi, mademoiselle Denise… je ne vous avais pas vues !

Et s’approchant des deux femmes qui s’inclinaient de la tête et du buste, il demanda :

— Mademoiselle est-elle malade ?

— C’est peu de chose, monsieur le docteur, répondit la jeune fille avec un sourire contraint ; un étourdissement m’a prise tout à l’heure…

— Un étourdissement ?… C’est peu de chose, en effet. Dame Rémillard, ajouta le docteur, préparez à mademoiselle une potion à l’eau-de-vie ! Car elle est toute pâle… elle grelotte !

— C’est vrai, admit la tenancière qui était aussi pâle que sa fille, ma pauvre Denise tremble et grelotte. Et pourtant, il ne fait pas froid ici !

— J’avoue qu’il fait très bon, répliqua le docteur d’une voix sévère. Mais mademoiselle a besoin de plus de chaleur qu’il fait ici, et c’est pourquoi je vous conseille de lui faire boire une potion qui la stimulera tout en la réchauffant.

— C’est bien, docteur, répondit la mère Rémillard, je vais suivre votre conseil.

Elle aida sa fille à se lever, disant d’une voix tendre :

— Viens dans la cuisine, ma Denise, il y fait plus chaud qu’ici. Et puis, il y a ces senteurs de tabac qui doivent te faire mal…

La jeune fille sourit à Nelson et se laissa entraîner vers la cuisine sans mot dire. Mais en passant près du prisonnier avec qui elle venait d’échanger un sourire, elle se pencha légèrement et souffla :

— Confiance… je vous délivrerai !…

— Hein ! que dis-tu, Denise ? interrogea Dame Rémillard.

— Je dis, maman, répondit la jeune fille, que le feu de la cheminée a besoin d’être ravivé !

— Tiens, c’est vrai. Eh bien ! j’y verrai tout à l’heure pendant que tu boiras ta potion.

Et les deux femmes poursuivirent leur chemin vers la cuisine où elles disparurent.

Pendant ce temps Nelson était allé à la porte d’entrée, l’avait ouverte et avait fait signe à Farfouille et Landry d’approcher. Ceux-ci obéirent, et le docteur leur donna quelques rapides instructions à voix basse. Puis il referma la porte et alla se poster devant la cheminée où il demeura un moment silencieux, tout en observant à la dérobée le prisonnier.

Celui-ci évitait de regarder Nelson. Le menton enfoncé dans le collet de sa capote, les yeux sur le foyer, il semblait retombé dans l’indifférence. Sur ses lèvres le sourire dédaigneux avait disparu. C’est qu’il redoutait peut-être plus celui qui était devant lui, qu’il n’avait craint les Patriotes et les villageois.

Nelson lui demanda à brûle-pourpoint :

— Que venez-vous faire, monsieur, dans nos parages ?

Cette fois, le prisonnier leva la tête, regarda le docteur avec un défi hautain et répondit rudement :

— Mes affaires, monsieur !

Violent comme il était, on aurait pu croire que Nelson allait bondir à cette réponse ; mais non, il sourit.

— Voilà, monsieur, répliqua-t-il sur un ton mordant, une réponse d’homme. Je vous félicite, mon ami. Vous irez loin avec une jeunesse si bien commencée !

L’autre haussa les épaules avec dédain.

— Eh bien ! reprit Nelson, je vais répondre mieux que vous ne l’avez fait : vous êtes venu ici pour espionner les Patriotes… pour trahir vos compatriotes canadiens ! Quel est votre nom ?

— Pourquoi me demander ce qu’on a dû vous apprendre ? fit avec humeur le jeune homme.

— Oui, je me rappelle qu’on m’a dit que l’espion arrêté venait de Montréal et qu’il se nommait André Latour. On a même ajouté que cet André Latour fait partie des régiments de Sir John. Mais j’ignore votre grade et ne sais pas davantage si vous êtes aux réguliers ou aux volontaires, bien que, à la vérité, je vous place parmi les volontaires. Voulez-vous me renseigner avec exactitude ?

Latour ne répondit pas.

— Je sais mieux, cependant, poursuivit Nelson légèrement railleur, que vous avez des attaches avec nos ennemis, car je connais votre père qui est un partisan des Loyalistes et un ami de Sir John, et je sais de quelle haine il est animé à notre égard. Or, ceci étant, je ne peux que conclure que vous, le fils, vous avez été envoyé ici par Sir John en mission d’espionnage. Est-ce la vérité ?

— Monsieur, répondit Latour avec impatience, je suis venu pour mes affaires, voilà tout !

— Très bien, mon ami, vous admettez donc que vous êtes venu nous épier pour surprendre nos secrets puis nous livrer à vos chefs ! C’est magnifique ! Seulement, je comprends que vous ignorez nos lois de guerre concernant les espions et les traîtres. Savez-vous ce que nous faisons de ces derniers ?

— Cela m’est égal !

— Oui, pour le moment ; mais un peu plus tard, je pense que vous changerez d’idée. Je vais tout de même essayer de vous délier la langue et d’assouplir votre caractère rétif. Tiens ! qu’est-ce cela ?…

Des cris retentissaient sur le chemin devant l’auberge.

Nelson alla à l’une des deux fenêtres de la façade et regarda la foule des villageois et Patriotes dont il percevait vaguement les silhouettes agitées dans le petit jour sombre. Mais il crut deviner ce qui se passait en entendant clamer ce nom :

— Coupal !… Voilà Coupal !… Vive Coupal !…

Il sourit et revint vers le prisonnier.

Déjà les bruits du dehors s’éteignaient et l’on ne saisissait plus qu’un sourd grondement.

Puis tout à coup la porte de l’auberge s’ouvrit, et un jeune homme parut, un jeune homme presque aussi grand que Nelson qui mesurait au-delà de six pieds de taille.

C’était Ambroise Coupal.

Il n’était pas beau, mais il avait bel air. Un front haut et très bombé, des yeux d’un bleu profond pleins de loyauté et de franchise, un nez aquilin, une bouche grande, un menton carré qui annonçait la résolution. Sous un feutre à larges bords qu’il venait d’enlever apparaissaient des cheveux châtains, épais et bouclés. Son visage maigre et un peu blême avait quelque chose d’audacieux et de farouche à la fois, et la rudesse de l’allure était souvent atténuée par un large sourire des lèvres. Sous la capote grise que serrait autour des reins une ceinture de cuir on devinait une taille mince et souple. Si de visage ce jeune homme n’était pas beau, il se dégageait de sa physionomie en général quelque chose de viril et d’ardent qui impressionnait. En voyant paraître Ambroise Coupal on avait de suite cette pensée : « Tiens, voici un homme ! »… Par l’accent de la voix, la démarche brusque, ce jeune homme ressemblait un peu à Nelson.

— Bonjour, docteur ! proféra-t-il en entrant.

Nelson lui tendit vivement la main.

— Enchanté de vous voir, mon cher Coupal. Vous qui étudiez à Montréal, et qui y avez certaines relations un peu partout, vous devez connaître ce jeune monsieur.

Il indiquait le prisonnier qui, à ce moment, lorgnait Coupal avec un certain mépris.

Ce dernier jeta sur Latour un regard non moins méprisant et répondit :

— Je connais l’homme, docteur !

— Il se nomme André Latour, n’est-ce pas ?

— Oui, un canadien français comme moi !

— Mais non, pas comme vous ! sourit Nelson.

— C’est vrai, docteur, pas comme nous ! Un canadien…

Coupal s’interrompit net en voyant paraître dans la porte de la cuisine Denise Rémillard, toujours pâle et chancelante. Ainsi vêtue de blanc, elle apparaissait comme un fantôme. Elle s’appuya au cadre de la porte, comme si elle avait eu peur de tomber. Coupal la regarda avec surprise. Il vit un feu ardent dévorer ses regards… ses regards qui se posaient sur lui avec une sorte de haine et de défi. À leur tour, les yeux du jeune homme s’enflammèrent et les deux regards s’entre-choquèrent, et Nelson qui les observait eut l’illusion de deux fers rougis qui se heurtent, puis étincellent. Et les deux regards se soutinrent ainsi l’un et l’autre durant une longue minute, sans qu’une seule parole tombât des lèvres serrées.

Nelson les regarda tous deux avec surprise et admiration, car il les connaissait bien ces deux enfants canadiens, deux des plus beaux spécimens de la race. Ce qui le surprenait, c’était de les voir se mesurer du regard comme deux ennemis implacables, quand, à son avis, ce jeune homme et cette jeune fille auraient du être amis et unis. Que se passait-il entre eux ? Il ne le savait pas avec certitude ; mais il avait le sentiment qu’un drame d’amour se déroulait depuis un certain temps, drame en lequel lui et elle étaient peut-être les principaux acteurs.

La première, Denise baissa les yeux, et une fugitive rougeur empourpra son front.

Alors Ambroise Coupal sourit en reportant ses regards sur le docteur.

Le prisonnier, qui tournait le dos à la porte de la cuisine et continuait de regarder le foyer, ne vit rien de cette scène.

Coupal prit le docteur à l’écart et lui dit à mi-voix :

— Docteur, pour en revenir à ce Latour, je peux vous dire qu’il est lieutenant aux volontaires de Colborne à Montréal. Je le crois mon ennemi, mais à cet égard je fais taire mes sentiments ; mais c’est aussi un ennemi de notre nationalité, car c’est un renégat, et il est surtout un ennemi des Patriotes. Cela suffit pour vous convaincre que cet homme est dangereux.

— Je suis tout à fait convaincu, mon cher Coupal, car j’ai deviné les desseins de l’homme bien qu’il ait refusé de répondre à mes questions. Mais comme je désire être renseigné sur le mouvement des troupes du gouvernement je saurai bien lui tirer les mots qu’il s’entête à garder pour lui seul.

Nelson laissa Coupal et marcha à la porte qu’il ouvrit. « Landry… Farfouille ! appela-t-il ».

— Présent, mon général ! répondit Farfouille Lacasse qui était posté près de la porte comme une sentinelle.

— J’vous entends, général ! cria la voix aigre de Landry qui demeurait en faction à la porte d’arrière de l’auberge.

— À l’ordre ! commanda Nelson.

Landry accourut en sautillant, la pipe toujours fumante aux dents.

— Est-ce les Anglais qui arrivent ? demanda-t-il.

— Non. Entrez, dit Nelson, j’ai besoin de vous deux.

Les deux Patriotes entrèrent dans l’auberge.

Nelson leur désigna le prisonnier et dit :

— Conduisez cet homme chez moi, et veillez sur lui. Écartez impitoyablement tous ceux qui seraient tentés de lui faire un mauvais parti, car je désire le faire sortir de son mutisme.

Et, regardant Coupal, il ajouta assez haut pour être entendu de Latour :

— S’il s’obstine à ne pas parler, alors je le donnerai à nos Patriotes pour qu’ils s’en fassent un amusement !

Et en même temps ses lèvres esquissèrent un sourire énigmatique.

Latour, en entendant ces paroles, avait tressailli ; et, tournant rapidement la tête, il jeta sur Denise qui, à ce moment, tenait ses yeux sur lui, un regard éperdu. Mais la jeune fille lui sourit encore… Et Latour crut encore une fois comprendre ce sourire comme un espoir. Mais Coupal, du coin de l’œil, avait aussi surpris le sourire de Denise. Et au sourire énigmatique de Nelson il répondit par un sourire non moins mystérieux.

— Allons ! en route ! commanda Nelson aux deux Patriotes.

Latour se mit debout de lui-même, comme s’il eût craint d’être touché par Landry et Farfouille qui venaient de se placer de chaque côté de lui.

— Marche ! commanda encore Nelson d’une voix brève et sèche.

Landry et Farfouille saisirent chacun un bras de l’espion et l’entraînèrent.

Avant de suivre, Nelson se rapprocha de Coupal et lui dit à voix basse :

— Je devine que vous avez une affaire à régler ici… Quand vous aurez terminé cette affaire, vous viendrez chez moi.

— Bien, général ! répondit Coupal en s’inclinant.

Le docteur salua poliment Denise qui demeurait tremblante sur le seuil de la porte de la cuisine, et quitta l’auberge.

Des clameurs s’élevèrent dehors à l’apparition du prisonnier escorté de Landry et Farfouille Lacasse. Des cris de menace se joignirent aux clameurs.

— Soyez tranquilles, mes amis, dit Nelson, justice sera faite en temps et lieu !

La foule des villageois et Patriotes s’apaisa subitement et elle se mit à suivre en grondant le prisonnier et ses deux garde-du-corps vers la demeure du docteur qui se trouvait à l’extrémité opposée du village non loin de la distillerie de Nelson.

L’instant d’après, les abords de l’auberge demeuraient solitaires. Dans la grande salle deux personnages s’observaient d’un regard défiant, et parfois on aurait dit deux ennemis qui allaient se jeter l’un sur l’autre. Ils demeuraient silencieux.

De la cuisine arrivait le bruit des allées et venues de Dame Rémillard qui préparait le repas du matin.