Revue L’Oiseau bleu (4p. 167-183).

VIII

UNE NOUVELLE LETTRE DE PERRINE


Charlot voyait s’écouler juin avec une désespérante lenteur. La lutte qu’avait subie son cœur contre lequel étaient venus se liguer sa raison, les conseils d’esprits d’élite, la sagesse expérimentée des religieux qui l’aimaient et le protégeaient, avaient peu à peu miné sa constitution débile. Il avait dû s’aliter quelques jours avant l’arrivée du Père Antoine Daniel. Le bon Jésuite à son arrivée, le 22 juin, avait consenti à une longue entrevue avec le convalescent. Il lui avait révélé la présence, à la mission de Saint-Joseph, de la jeune Algonquine qu’il aimait. Il la comptait parmi ses catéchumènes. Mais Charlot ne pouvait plus s’attendre à la trouver docile aux projets qu’il nourrissait à son égard. La bonne petite Algonquine comprenait, bien que son cœur en eût souffert, certes, qu’elle ne devait plus songer à son frère blanc, si loin, si loin d’elle maintenant, mais épouser et aimer l’un de sa race. Même ce mari futur existait déjà. Alors, pourquoi Charlot irait-il bouleverser tous ces cœurs ? Pour les uns l’oubli viendrait ou du moins l’apaisement vis-à-vis d’une trop grande douleur. Pour les autres, la déception serait presque cruelle… »

Le Père Daniel avait parlé avec cette onction des saints si émouvante. Il apparaissait s’élevant au-dessus de toutes les contingences humaines, et cela, avec une simplicité, une vérité qui laissaient bien voir l’héroïsme de sa vie et de sa vertu. Puis, il avait quitté Charlot en lui promettant de prier pour qu’il recouvrât la paix. Car le père n’était accouru à la Maison de Sainte-Marie, en cette fin de juin 1648, que pour « vaquer à Dieu seul », s’y adonner durant huit jours aux Exercices spirituels de la Compagnie de Jésus, puis retourner aussitôt, sans même le délai d’un jour, vers son cher troupeau de Saint-Joseph.

Charlot, la mort dans l’âme, avait assisté, le 1er juillet, au départ du religieux. Un peu de révolte paraissait dans ses yeux. Le Père Daniel sembla deviner tous ces mouvements. Il posa soudain, avec une bonté encourageante, sa main gauche sur l’épaule de Charlot, tandis que la droite traçait sur le front assombri du jeune soldat le signe de la croix. Un sanglot monta à la gorge de Charlot. Il se releva vivement, puis s’enfonça bientôt dans le bois avoisinant.

Le lendemain de ce départ un peu précipité, semblait-il à tous, un beau soleil répandait partout sa lumière et sa joie. Un vent frais soufflait doucement. Charlot, dès l’aube, avait quitté la Maison Sainte-Marie. Il avait erré au hasard dans la forêt. L’on avait parlé d’une journée de pêche fructueuse à entreprendre : mais le jeune homme ne se souciait pas de faire partie du groupe des canotiers. Il ne s’expliquait pas pourquoi, mais son âme s’agitait et vibrait. Il sentait rôder autour de tout son être l’ombre d’un malheur prochain… Il cherchait à secouer cette impression d’ailleurs depuis la veille au soir, sans succès, hélas !

Il s’entendit tout à coup appeler par un des serviteurs dévoués des Jésuites. Un peu contrarié de cette poursuite indésirable, le jeune homme feignit d’abord de ne pas entendre. Puis, il se ravisa. Ne fallait-il pas être raisonnable et tourner le dos à la solitude comme aux rêves vains et douloureux ? Il se prit à siffler doucement, en se dirigeant vers le messager qui approchait toujours.

Bientôt il l’aperçut. Il agitait au bout de son bras un rouleau d’écorce. Il criait : « Soldat Le Jeal, une lettre pour vous. Une lettre des Trois-Rivières, nous ont déclaré les Hurons, qui arrivent à l’instant des postes lointains de Québec et des Trois-Rivières ».

En deux bonds, avec un cri de joie, Charlot eut rejoint le messager. Il remercia et prit d’une main fébrile le rouleau d’écorce dans lequel était en effet enfoui un petit feuillet blanc. Ce feuillet était couvert des caractères fins et élégants de Perrine.

Le messager sourit devant le contentement du jeune soldat. Il prit congé, disant : « Les Pères vous prient de ne pas vous troubler au sujet du repas de ce midi. Tenez, voici quelques provisions. Mangez à l’ombre de ces grands arbres et lisez et relisez, à loisir cette lettre de quelqu’un qui vous est sans doute bien cher. Votre figure est radieuse.

— Certes ! C’est ma sœur chérie qui m’a écrit.

— Alors, je comprends… Au revoir, donc, à ce soir pour le salut de cinq heures, en l’honneur de la belle fête du jour.

— Oui, oui, c’est la fête de la Visitation aujourd’hui, je le sais. Aimable coïncidence ! J’ai aussi, par la grâce de Notre-Dame, ma visitation… la lettre de ma Perrine.

Le donné des Jésuites s’éloigna. Charlot brisa le cachet de la petite missive et lut ce qui suit :


Mon frère bien-aimé.

J’ai longtemps hésité à t’envoyer ma lettre… Si le messager qui te la remettra n’était venu deux fois me prier de ne pas me gêner au sujet des messages à envoyer chez les Hurons, il est probable que tu ne la tiendrais pas entre tes mains en ces premiers jours de juillet.

Pourquoi ? me demandes-tu, pourquoi ? « M’en voudrais-tu, ma sœur, au point de me faire souffrir durement ? »…

Non Charlot, crois-le bien, je ne t’en veux pas, je ne t’en veux pas, d’avoir préféré le jeune et premier amour qui te dévorait le cœur à ta calme et sérieuse sœur, qui t’aimera toujours tendrement, quoi que tu fasses, quoi que tu dises… N’ai-je pas promis à notre douce petite maman, partie si tôt pour le Ciel, de la remplacer auprès de toi, et chaque fois que je le pourrais… Ce que ma bouche enfantine énonçait jadis, comment mon cœur raisonnant de vingt ans n’y voudrait-il pas souscrire ? Non, Charlot, il y a autre chose…

Il y a… ma détresse ! Frère, Jean n’est plus. Entends-tu, Jean Amyot, ce compagnon aimé de ma jeunesse, il est mort ! Mort ! Mon Dieu !… Mon Dieu !… Cela ne me semble pas encore possible. Lui, si brave, si prudent, rempli d’expérience et de sagesse, habile à tous les arts du canotier, s’être noyé ! Noyé avec François Marguerie ! sous nos yeux mêmes ! Et puis, Charlot, je le dis en ce moment, non plus en rougissant, mais en pleurant… qu’il était aimant et bon pour ta Perrine ! Nous attendions ton retour pour t’annoncer la nouvelle… de notre union prochaine… Pauvre, pauvre Jean ! Il t’en voulait de retarder notre bonheur par ton goût, ta recherche des aventures. Mais je lui répliquais chaque fois avec un soupir qu’il fallait t’excuser parce que tu ignorais cet amour de ta Perrine… que je ne t’avais pas avoué parce que je n’osais me l’avouer à moi-même, avant que les circonstances ne m’y aient pour ainsi dire forcée.

Mais reprenons d’un peu plus haut… Oh ! attends, attends… mon chéri… que j’essuie d’abord mes larmes… Elles m’aveuglent. Oh ! Jean, mon bien-aimé, vois comme ma douleur brûle. Mais dis, dis, elle ne te tourmente pas. Là-haut… Si cela était… pardonne-moi, prie pour moi. Je n’ai plus de forces, moi…

Charlot, la peine me fait délirer, n’est-ce pas ? Songe donc, il n’y a pas trois semaines encore, Jean était auprès de moi, gai, empressé, affectueux, sans le moindre pressentiment de l’approche de la grande voleuse de bonheur : la mort !

Nous avons été trop heureux durant les jours clairs et chauds de mai. En mars et en avril, nous nous étions séparés. Jean était parti des Trois-Rivières pour Québec, le 23 mars, si je me le rappelle bien. En tout cas, il arrivait à Québec le 27 en compagnie de trois Hurons qui lui étaient dévoués jusqu’à la mort, à chaque occasion nouvelle. Sais-tu qu’ils ont pu faire du canot jusqu’au Cap Rouge ? Mais Jean était coutumier de ces prouesses, au départ des premières glaces sur le Saint-Laurent…

Et comme il se couvrit de gloire à son dernier voyage à Québec !… Avec sa bonne humeur habituelle, et pour un peu distraire les quelques Hurons de Québec et de Sillery, Jean ne les provoqua-t-il pas tous à la course, soit avec des raquettes aux pieds, soit sans raquettes. Tu connais nos Hurons, et la bonne opinion qu’ils ont de leur mérite. Ils s’empressèrent d’entrer en lice avec Jean. Oh ! leur profond dépit de se voir vaincus les uns après les autres. Dépit de courte durée vis-à-vis de l’aimable gaieté de Jean. Elle eut le don de ramener le sourire sur les fronts, même des plus récalcitrants, ceux des vaniteux par exemple…

Mais si Jean était ainsi descendu à Québec c’était pour obtenir congé de monsieur le Gouverneur de mener une escouade de Français contre les Iroquois… Toujours brave et généreux comme un lion, notre Jean !

Le 22 mai, veille de sa mort, nous avions passé une soirée attendrissante. Tous les deux, en devisant avec affection de notre avenir, nous nous étions rendus à l’emplacement où s’amoncelaient les matériaux destinés à la construction de notre nid familial. Le Père Buteux vint à passer et sourit en nous voyant. Puis, il nous adressa quelques mots.

« Eh bien ! mon bon Amyot, vous voilà en train de devenir un bon habitant des Trois-Rivières ? Votre gite s’élèvera ici ?

— Je l’espère, mon Père, répondit gaiement Jean, à moins que les hasards de la guerre n’en décident autrement.

— Oui, oui, reprit le Supérieur des Trois-Rivières, la Providence nous tient amoureusement dans sa main… Et ce qu’elle décide est la sagesse même.

— Mon Père, dis-je avec un peu de reproche dans la voix, ne croyez-vous pas que notre jeune bonheur mérite protection et doit un peu trouver grâce…

— Nous prierons pour qu’il en soit ainsi, ma chère enfant…

— En tout cas, mon Père, et vous aussi Perrine, sachez bien ceci… Et les yeux de Jean, étranges, mystérieux, se fixèrent soudain au loin… « Sachez que s’il arrive que je meure, je désire que ces bois et les autres matériaux que je dispose pour me faire bâtir une maison soient appliqués pour faire dresser une petite chapelle à l’honneur de saint Joseph…[1]

— Jean, Jean, repris-je, en tressaillant, car je ne sais quel froid subit pénétrait jusqu’au fond de mon cœur, pourquoi parler ainsi, je suis près de vous, vous savez, heureuse, confiante…

— Perrine a raison, reprit le Père Buteux, il faut de l’espoir, du sourire autour de votre affection que Dieu bénit, et moi aussi… » Puis le Père s’éloigna.

— Allons, allons, s’exclama alors Jean en secouant doucement mon bras qu’il passa ensuite avec tendresse sous le sien, il ne faut pas, Perrine, prendre toutes choses avec cette sensibilité alarmée… Vous devenez facilement la proie de la mélancolie, mon amie…

Hélas ! Charlot, n’avais-je pas raison de protester, de frémir, de me plaindre… Et pourtant, oh ! que tout mon être était loin de s’attendre au deuil affreux, à la douleur poignante du lendemain… Je pleure, Charlot… je pleure en ce moment, tout comme si tu étais près de moi à m’écouter. Mais que mes larmes sont lourdes… elles se pressent, elles glissent malgré moi ! Jean, Jean, me vois-tu, toi, en cette agonie du cœur qui dure depuis trois semaines… elle me brise, elle me courbe tout l’être… Frère, si au moins tu étais ici ! Jean et toi, vous êtes si bien la respiration même de mon cœur… Ne reviendras-tu pas bientôt ?

Mais je veux reprendre le récit du calvaire que j’ai gravi…

Le 23 mai fut une journée d’apparence assez orageuse. Toute la matinée, de gros nuages, accompagnés de vent, se reflétaient sur la surface houleuse du fleuve. Jean vint me saluer un moment vers midi. François Marguerie l’accompagnait. Il s’était incliné aimablement devant moi, puis retiré à l’écart. Je montrai de la surprise.

— Jean, où donc allez-vous, avec le chef des interprètes ?

— À une expédition d’une couple d’heures, peut-être. Un groupe d’Algonquins nous attend de l’autre côté du fleuve.

Je fus aussitôt toute inquiétude. « Que dites-vous là, Jean ! Vous n’allez pas, François Marguerie et vous, traverser le fleuve. Le temps est loin d’être sûr.

— Mais non, Perrine, voyons, tout se calme, tout est calme, je vous assure…

— Et si le vent reprend, si…

— Ah ! ah ! ah ! se mit à rire de bon cœur Jean, que deviendrions-nous en ce pays, s’il nous fallait ainsi mesurer chaque geste… À la grâce de Dieu, mon amie !

— Bien, répondis-je, rassurée comme à l’ordinaire par le bel optimisme de Jean.

— Perrine, dit soudain plus gravement Jean, votre sollicitude dont je plaisante pour ranimer votre courage m’est bien chère, allez, bien douce… Je l’emporte avec moi lorsque je vous quitte. C’est ma fleur de tendresse… son parfum me réconforte longtemps… Perrine, ma bien-aimée, merci de…



— Vite, Jean, profitons du vent favorable », cria en ce moment Marguerie…

Et Jean partit. Son regard se posa une dernière fois sur moi avec douceur avant de descendre la falaise. Sa main esquissa un geste d’adieu… Ce fut tout.

« Oh ! pourquoi, pourquoi, ne fais-je que répéter depuis ce temps, n’être pas descendue avec lui sur la grève, n’avoir pas examiné avec soin le canot dans lequel il s’embarquait. Sa bravoure insoucieuse, je n’aurais pas dû fermer les yeux sur elle. Oui, pourquoi, pourquoi ?

Ah ! que nous restons durs comme du roc, souvent à l’approche imminente d’un grand péril… qui menace tout notre être…

Je m’étais rendue, Charlot, au contraire, immédiatement après avoir vu disparaître Jean, auprès de Mme de Cordé. Je bavardais gaiement avec elle lorsque, moins d’une heure plus tard, des pas précipités se firent entendre dans le grand corridor du Fort. On s’interpellait. Notre bon Commandant soudain donna des ordres d’une voix puissante.

Aucun pressentiment ne me serra pourtant encore le cœur.

Cependant, le bruit des pas nombreux, des appels de toutes sortes continuait.

« Qu’y a-t-il ? me demanda Mme de Cordé. On semble bien agité là-bas, Perrine !

— Voulez-vous que je m’informe, Madame ?

— Mais oui, Perrine.

Je sortis. Je me rendis près du grand escalier. Personne ne prit garde à moi. Soudain, une porte s’ouvrit en bas tout près. Un soldat en sortit précipitamment en criant : « Très bien, lieutenant, nous allons tenter l’impossible pour les sauver… Mais ce diable de fleuve vous a une houle… »

Je poussai un cri de désespoir… Mon Dieu ! Qu’est-ce que j’entendais là !…

Je sortis en courant du Fort. Ai-je donc volé, grâce à cette force nerveuse que ma douleur quintuplait. En un rien de temps, je fus sur la grève. Je m’accrochai d’un geste fou au bras du Commandant La Poterie.

— Commandant, dis-je, la voix oppressée, les yeux agrandis par l’épouvante, Jean, mon Jean ne va pas se…

— Ma bonne petite, dit celui-ci que ma détresse atteignait au cœur, espérons encore… Nos interprètes sont vaillants et adroits… Ils vont peut-être en sortir, malgré tout. »

Mais la foule soudain poussa un cri de détresse… « Le canot s’entr’ouvre… Mon Dieu ! Ils sont finis… Quel malheur ! »

Je n’en entendis pas davantage. Je m’évanouis, mon frère.

Lorsque je sortis de la nuit profonde que ma défaillance avait étendue autour de moi, je fus lente à tout me rappeler. Mon cœur me semblait pris dans un étau insupportable. Je bougeai, mais n’ouvris pas les yeux.

Mme de Cordé parla près de moi. Oh ! quelle voix tremblante et mouillée de larmes la douce protectrice de mon enfance fit entendre. Elle me fit tressaillir profondément et provoqua, je suis sûre, la terrible crise de larmes qui me sauva la vie…

La voix un peu chevrotante gémissait : « Commandant, notre pauvre petite revient à elle. Enfin !… Oh ! laissez-nous toutes deux. C’est sur mon cœur, mon vieux cœur qui connaît bien la douleur que je veux qu’elle s’éveille et se presse… Il faut qu’elle pleure…

« Oui, oui, criai-je, en me soulevant et en lui tendant les bras… votre Perrine souffre tant… tant… Oh ! Jean ! Jean ! mon bien-aimé !…

Et j’éclatai en sanglots violents, Charlot, des sanglots à vider tout mon cœur, tout mon esprit… puis la détente nerveuse s’étant produite… je m’endormis, la gorge toujours pleine de sanglots… sur le cœur de notre vieille et chère protectrice.

Trois jours plus tard, je fus debout. Une résolution inébranlable fortifiait mon cœur. Je voulais aider à retrouver Jean… Car le corps de mon bien-aimé, tout comme celui de François Marguerie, n’apparaissait nulle part.

Je ne pleurais presque plus. Je priais. Je m’accrochais à cet espoir de lui rendre ce service suprême d’une sépulture en terre bénite…

Les recherches durèrent dix-huit jours… Dix-huit jours d’agonie, tu le devines. Enfin, le 10 de juin, il y a trois jours par conséquent, « furent vus leurs corps »… Celui de mon Jean « proche de Sillery, celui de Marguerie, proche de Québec. Tous deux furent enterrés le même jour, l’un à Sillery, l’autre à Québec ». Je pars pour Sillery demain matin, Charlot. Je veux aller prier et pleurer sur la tombe de mon bien-aimé. Le Père Buteux, qui m’a entourée de sa sollicitude depuis la noyade de Jean, a eu hier devant nous tous, au Fort, à la nouvelle que les corps étaient retrouvés, des mots qui m’ont touchée et fait un bien profond… Il a dit de Jean : « Mes amis, Amyot, ce brave soldat de saint Joseph, ne vient-il pas de faire, ô miracle, vingt-cinq ou trente lieues de chemin après sa mort, pour être enterré en la résidence de Saint-Joseph de Sillery.[2]

Charlot, je clos ici ma lettre. Je te demande de revenir. J’ai besoin en ce moment de ta présence, de ton affection…

Le peux-tu, dis ?

Ah ! je le sais, ton cœur est pris, toi aussi… Mais amène ici cette bonne et fière petite Algonquine. À cause de toi, je la chérirai comme une sœur. Je veillerai, j’affinerai, j’ornerai, si elle le veut, son jeune esprit… Elle deviendra, j’en suis sure, et en peu de temps, digne de toi, de nous tous…

Reviens, Charlot, de grâce, reviens… coûte que coûte…

Ta Perrine
Les Trois-Rivières, 15 juin 1648.



Lorsque Charlot releva la tête, ayant fini de lire la touchante missive de sa sœur, sa pâleur, le trouble de ses yeux trahirent les plus vives les plus diverses émotions.

Mais ce ne fut que durant quelques instants. Une résolution ferme et courageuse pour lui, comme pour sa sœur, fit place et donna à tout son être un élan irrésistible. Il regarda le soleil. À considérer sa marche, il jugea qu’il pouvait être tout près de deux heures de relevée. Il mangea et but rapidement ; puis, entendant un bruit de feuilles froissées, dans un fourré, non loin de lui, il s’immobilisa et attendit.

Un Huron déboucha à sa droite. Charlot l’appela et le chargea de ce court message verbal pour le Père Ragueneau. « Dis au bon Père, prononça-t-il clairement en la langue huronne, que tu m’as vu en route pour la mission de Saint-Joseph. Je serai de retour dans quatre jours au plus tard. Car, je veux, n’oublie pas ceci, je veux reprendre sans faute la route des Trois-Rivières, avec les messagers hurons qui repartiront d’ici vers cette date, je le sais. Va, va, maintenant, mon ami, vers le Père et compte sur une récompense de Charlot, dès qu’il sera revenu de la Mission de Saint-Joseph.

  1. Paroles authentiques de l’interprète Amyot, peu avant sa mort. Amyot avait une dévotion extraordinaire pour le patriarche saint Joseph.
  2. Paroles authentiques, non du Père Buteau, cependant, mais du Père Jérôme Lallemant dans La Relation de 1648.