CHAPITRE XIII


Un paria



Lachapelle rentrait de l’hôtel-de-ville, un midi. Il avait eu chaud, en venant, car il avait marché très vite ; il enleva donc son habit, pour écrire. — On ne fait pas de cérémonie, dans les salles de rédaction.

Il se mit à raconter ce qui s’était passé au caucus des échevins auquel il avait assisté, passant par-dessus les plaisanteries « échevinales » et disant sans commentaires quelle était l’attitude des principaux meneurs. Il eut volontiers fait des réflexions et dévoilé les roueries de ces faux bonshommes, mais ce n’était pas permis. À quoi cela eut-il servi, d’ailleurs : les faux bonshommes ne sont-ils pas en majorité partout ! On ne pourrait tous les démasquer qu’en ébranlant l’ordre social. Et s’il faut se contenter d’en flétrir quelques uns et laisser les autres — et souvent les pires — impunis, à quoi bon ?…

Lachapelle s’appliquait donc à faire un compte rendu sobre et précis, qui donnerait aux électeurs l’illusion qu’on s’occupait de leurs intérêts avec sollicitude, à l’hôtel-de-ville.

Les banalités succédaient aux banalités, le compte rendu prenait fort bonne tournure et tirait à sa fin, quand les feuillets de copie s’envolèrent tout à coup. Lachapelle dut s’interrompre pour les rattraper.

La rafale qui avait emporté ses papiers provenait d’une fenêtre située en arrière de lui. Cette fenêtre, fermée à son arrivée, était maintenant grande ouverte. Martin, qui était seul avec lui dans la rédaction, à ce moment, n’avait pas bougé de sa place. Qui donc avait ouvert la fenêtre, au risque de lui faire attraper une pleurésie, car il avait le dos tout humide et froid comme de la glace ? Il demanda à Martin si c’était lui. « Non », répondit ce dernier, « mais si tu veux, j’irai bien la fermer. On gèle, n’est-ce pas ?

— Non, laisse, dit Lachapelle, je vais la fermer moi-même.

Il la ferma, vint se rasseoir et continua à écrire.

Peu d’instants après, un garçon de bureau vint, en tapinois, rouvrir la fenêtre.

« Pourquoi fais-tu cela, » lui demanda Lachapelle ?

Le garçon rougit et balbutia, et finit par avouer que c’était l’assistant-city editor qui lui avait donné ordre d’en agir ainsi.

« Laisse-la fermée, » lui dit Lachapelle ; « il fait trop froid. »

Martin avait tout vu et tout entendu.

« Qu’en penses-tu, » lui demanda Lachapelle ?

— Ça m’a bien l’air fait exprès.

— Alors, il s’amuse à essayer de nous faire prendre du mal.

— Eh ! oui.

— Pourquoi fait-il cela ?

— Je ne le sais pas, mais on dirait que c’est son intention.

— En effet, ce n’est pas la première fois que cela se produit.

— C’est incroyable.

— L’autre jour, comme j’entrais, un correcteur d’épreuves m’a demandé, sans faire semblant de rien, si j’avais chaud. J’ai dit que oui et je me suis mis à travailler, après avoir enlevé mon habit, comme aujourd’hui. Je l’ai vu chuchoter avec l’assistant-city editor. Deux minutes après, le garçon ouvrait la et je recevais un courant d’air dans le dos.

— J’ai observé bien des petits faits significatifs, moi aussi.

Si Lachapelle eut voulu en dire plus long sur les ennuis qu’il avait à subir, il aurait pu raconter comment l’assistant city editor, un journaliste étranger qui avait succéder à Bernier, envoyait les garçons jouer aux cartes sur le pupitre voisin du sien, quand il était accablé d’ouvrage et que leur bavardage et leurs cris le fatiguaient au delà de toute expression ; comment il le faisait lever de son siège dix fois de suite, pour lui signaler les accents aigus qu’il pouvait avoir oubliés ; comment il lui faisait faire des travaux de longue haleine, à la hâte, à l’heure du lunch, travaux qui n’étaient ensuite publiés que plusieurs jours après, — quand toutefois ils l’étaient. Lachapelle aurait pu raconter cela et une foule d’autres petites persécutions, car s’il est vrai que l’homme est le loup de l’homme — homo hominis lupus, — le journaliste est trop souvent doublement homme.

Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi faut-il qu’aux misères du métier de reporter viennent s’ajouter les ennuis créés volontairement et de propos délibéré par d’autres journalistes ? — Pour de multiples raisons, dont les unes tiennent à la situation inférieure qui est faite aux journalistes et dont les autres proviennent de causes extérieures.

Le reporter, mal payé, est obligé de frayer avec la canaille et les honnêtes gens. Les canailles n’ont pas de considération pour lui, parce qu’il ne gagne pas plus cher qu’eux, et les honnêtes gens le méprisent, parce qu’il ne gagne pas cher. Il travaille ainsi pendant des années, insulté par les uns et bafoué par les autres. Quand une promotion lui arrive, il a le caractère tellement aigri que, presqu’à son insu, par habitude, il traite ses camarades comme il était traité avant d’être au-dessus d’eux.

Que survienne une circonstance où un reporter a à faire un compte rendu un peu délicat, et les gens qui ont des intérêts opposés dans l’affaire dont il a à parler exigent qu’il fasse un compte rendu qui leur soit favorable. Le côté qu’il a favorisé malgré lui, en rapportant simplement les choses telles qu’elles sont, ne lui en a aucune reconnaissance et l’abandonne sans défense à la rancune de l’autre faction, qui a généralement assez d’amis parmi ceux qui composent le personnel du journal pour venir à bout de se venger de lui. Et il est souvent frappé de cette manière, sans savoir par qui ni pourquoi. Il se dit simplement, en voyant les tracasseries auxquelles il est en butte, qu’il a dû offenser quelqu’un, mais qui ? il ne le sait pas.

Charmant système, comme on voit.

Les gens « bien » croient s’être acquittés envers un reporter à qui ils ont demandé un service, quand ils lui ont payé un verre de n’importe quoi ; et on a vu des gibiers de pénitencier offrir vingt-cinq cents à un reporter chargé du service de la police, pour qu’il supprime leur nom dans une nouvelle de la cour de police.

La résultante de toutes ces influences déprimantes tend à faire du journaliste un être maussade.

— Et qui pourrait s’en étonner ?