L’envers du journalisme/VI
CHAPITRE VI
ui de nous n’a senti, au sortir du collège, après le premier moment de contentement et quand la première effervescence de la liberté de soi-même est passée, un vague effroi et un étonnement craintif de se trouver aux prises avec la vie sans avoir les armes pour combattre, d’avoir à résoudre des problèmes nouveaux sans en avoir la clef et d’avoir à surmonter des difficultés insoupçonnées sans posséder l’énergie et les connaissances nécessaires pour surmonter du premier coup tous ces obstacles ?
Qui de nous ne s’est dit, quelquefois avec douleur et regret : « il y a eu une lacune quelque part ; on ne m’a jamais dit ceci, on ne m’a jamais parlé de cela ? je ne savais pas que c’était ainsi. »
Quand on a vécu pendant dix ans dans un monde irréel et factice, où l’on a appris à ne pas penser par soi-même, on peut avoir une certaine habitude du travail, une certaine discipline intellectuelle, mais on a souvent aussi un manque d’initiative et de rectitude de jugement qui rend à peu près inapte au corps à corps de la vie réelle.
Heureux celui qui a des maîtres et des protecteurs pour l’éclairer et le guider, et qui n’a pas à subir seul les premiers chocs, à essuyer les mécomptes et à recevoir les meurtrissures quasi-inévitables de l’ignorance et de la confiance aveugle aux prises avec la réalité des choses.
Si celui qui ouvre les yeux sur des horizons nouveaux et qui s’initie à ce qu’on lui a caché ou représenté sous un jour inexact est, comme Martin l’était, placé à un poste d’où il peut observer et analyser les manifestations de la vie sociale ; s’il est en contact avec mille individus divers, qu’il voit en mille attitudes diverses et dans mille circonstances différentes, son émerveillement est grand de lire ainsi, à livre ouvert, le livre à la fois attachant, répugnant et fascinant de la vie.
Car si dans chaque profession, dans chaque métier, dans chaque carrière où on entre, on découvre un coin d’un horizon nouveau, dans le journalisme on embrasse tout l’ensemble d’un seul coup d’œil.
Martin apprenait donc, dans ses rapports journaliers avec ceux qu’il était appelé à rencontrer, une foule de choses qu’il n’avait jamais lues dans les auteurs, dont ses professeurs ne lui avaient jamais parlé et qu’il n’aurait pas crues vraies s’il ne les avait vues et s’il n’avait constaté par lui-même qu’elles constituent après tout, le plus clair de l’existence humaine et de la vie sociale.
Il apprenait que la bonté se rencontre quelquefois, mais que la méchanceté et l’égoïsme sont les mobiles les plus fréquents des actes humains et que les gens sans scrupule occupent le haut du pavé. À côté de quelques beaux gestes, de quelques actes héroïques, il voyait des plaies sociales que les législateurs et les moralistes seront toujours impuissants à faire disparaître.
Il voyait ces choses et il apprenait cela à son insu et presque malgré lui, rien qu’en se tenant les yeux ouverts sur ce qui l’entourait.
Et s’il ne devenait pas pessimiste, au contact de toutes les misères et de toutes les laideurs qu’il coudoyait, c’est qu’il avait foi quand même à la bonté et à la justice et que son cœur refusait de se laisser souiller.
Martin ne demeurait pas inactif, pendant qu’il se livrait à ces observations, rendues possibles parce qu’il s’était rompu au travail et qu’il avait recouvré cette possession de soi-même et cette liberté d’esprit qui mettent au-dessus de la tâche qu’on accomplit et qui permettent de s’étudier soi-même et d’étudier les autres, même dans les moments où on est le plus absorbé.
Dorion ne l’épargnait pas et lui confiait une foule de corvées tantôt amusantes, tantôt pénibles. Martin acceptait tout et menait tout à bien, excepté une fois qu’il fut tellement surchargé qu’il ne put faire tout ce qu’on lui avait demandé. Dorion ne fit qu’en rire : il avait prévu la chose et il avait donné une partie de la besogne à un autre.
Martin continuait toujours à s’occuper de la cour du recorder, mais on lui faisait faire des courses, chercher des interviews, rédiger des nouvelles à la main… Dorion s’était avisé qu’il était robuste et qu’il aimait les sports, et il en avait pris prétexte pour lui faire écrire une petite chronique sportive quotidienne. Martin la fit, les premiers jours, avec plaisir et un tantinet de vanité ; il la continua par habitude et il finit par l’écrire par devoir. Il la soignait de son mieux et c’était devenu pour lui, une seconde nature de se livrer à des considérations sportives pendant dix minutes, chaque matin. Quand Dorion partit et fut remplacé par un nouveau city editor, Martin cessa. Le gérant du journal lui demanda, un jour, pourquoi il n’écrivait plus de ces chroniques, et ce n’est que ce jour-là que Martin fut certain qu’il avait eu au moins un lecteur.
Une journée, on l’envoyait sur les lieux d’un accident ; une autre, on l’envoyait à un banquet. Quand on ne l’envoyait nulle part, on le chargeait de répondre aux messages téléphoniques ou de recevoir les gens qui venaient à la rédaction donner des nouvelles. S’il s’agissait d’un décès et si le visiteur apportait le portrait du défunt, Martin employait toutes sortes de ruses pour que son journal fût seul à avoir le portrait. Généralement, le visiteur, qui ne se doutait pas de la rivalité qu’il y avait entre les journaux, disait innocemment : « ne pourriez-vous pas me remettre le portrait, quand vous l’aurez photographié pour votre journal, afin que j’aille le porter à l’autre journal ? » — C’était assez pour qu’il ne revît jamais son portrait. Martin le prenait et lui disait : « nous l’enverrons porter nous-mêmes, aussitôt que nous en aurons fini ». Si le visiteur, soupçonneux, disait : « j’aimerais mieux aller le porter moi-même », Martin lui répondait : « c’est bien, venez le chercher à deux heures. » — À deux heures, il est trop tard pour préparer des vignettes, et Martin publiait seul dans son journal les traits du défunt, pendant que le parent pestait contre l’autre journal, qui n’avait pas voulu publier le portrait parce qu’on l’avait apporté trop tard.
La multiplicité des corvées confiée à un reporter a quelquefois un résultat inattendu. Quand il est devenu assez expérimenté pour faire un compte rendu de « chic », c’est-à-dire sans assister à l’assemblée, à la fête ou à la cérémonie dont il a à parler, il n’y va pas et fait son compte rendu quand même.
Cet excès de confiance peut avoir des résultats fâcheux et tel reporter, qui a écrit de « chic » le compte rendu d’une assemblée à laquelle il ne s’était pas rendu et qui avait été contremandée sans qu’il le sût, a été congédié le lendemain même.
Martin ne s’exposait pas à des désagréments de ce genre et le seul compte rendu qu’il écrivît jamais de « chic » fut celui d’un bal de vieilles filles auquel il n’avait pu se résoudre à aller. Il mit tant d’entrain et de brio dans sa rédaction que Dorion s’aperçut immédiatement du truc.
Il demanda à Martin s’il y était allé et Martin répondit, sans conviction, que oui.
L’affaire en resta là, mais, à quelques jours d’intervalle, Dorion fut bien heureux de voir Martin répéter son exploit, cette fois dans l’intérêt de Dorion.
Une assemblée politique avait lieu, un soir. À quatre heures, au moment où les reporters quittaient la salle de la rédaction, Dorion dit à Martin : « il y a une assemblée, ce soir, au Monument National. Je voudrais que vous me fissiez un compte rendu. C’est une assemblée libérale, le « Canada » aura un bon compte rendu, demain ; ce n’est pas absolument nécessaire que vous y alliez, si vous n’en avez pas envie. Vous ferez votre compte rendu d’après le « Canada ». »
Martin remercia Dorion de sa permission et passa tranquillement la soirée chez lui.
Le lendemain, il fit un compte rendu très convenable, en utilisant celui du « Canada ». Il avait à peine fini que le propriétaire du journal monta à la rédaction et demanda à Dorion : « avez-vous envoyé quelqu’un, hier, au Monument National ? » — Il était allé à l’assemblée il n’y avait vu aucun représentant de son journal.
L’instant était critique et la moindre indiscrétion de Martin pouvait occasionner une explosion dangereuse. Dorion dit à Martin : « vous êtes allé au Monument, hier, Martin ? » — « Oui », répondit-il sans broncher.
Le propriétaire du journal réfléchit un instant : Martin pouvait fort bien s’être trouvé là sans qu’il le vît. Il n’insista pas.
Cette fois, ce n’était pas Martin, mais bien Dorion qui avait bénéficié du compte rendu de « chic ».