L’enseignement primaire chez les indigènes musulmans d’Algérie, notamment dans la Grande-Kabylie

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Nouvelle série. Tome XIX.
15 Novembre 1891.
N° 11.

REVUE PÉDAGOGIQUE

L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE
CHEZ LES INDIGÈNES MUSULMANS D’ALGÉRIE,
NOTAMMENT DANS LA GRANDE-KABYLIE
[1]



L’interpellation de M. Dide au Sénat en février dernier, la longue discussion qu’elle a provoquée, enfin le vote d’une commission d’enquête, ont vivement appelé l’attention de la métropole sur les affaires algériennes. Ce débat, prolongé pendant quatre séances, a jeté dans la circulation une quantité de faits, non pas nouveaux assurément, mais peut-être trop peu connus du grand public[2]. Il a suscité dans la presse algérienne comme dans la presse métropolitaine une polémique qui contribuera sans doute à éclairer l’opinion. Progrès de la colonisation européenne, situation des indigènes sous la domination française, répartition des charges publiques entre les deux races, développement économique et tyrannie des usuriers, — toutes les questions auront été passées en revue. Nous n’en examinerons ici qu’une seule celle de l’enseignement primaire des indigènes musulmans. Les faits qui s’y rapportent nous sont personnellement connus : grâce à des circonstances particulièrement favorables, deux fois, à dix années d’intervalle, il nous a été donné de les étudier non seulement dans les documents officiels, mais dans le pays même.

Sur cette question, nous constatons avec plaisir qu’il y a unanimité dans la presse métropolitaine et que, dans la presse algérienne, il y a moins de divergences que sur d’autres points. Le temps n’est plus où la nécessité d’amener à nous les indigènes par l’instruction française pouvait être contestée. Tout le monde comprend aujourd’hui qu’il n’y a pas de milieu entre la politique qui tend à les rapprocher de nous et celle qui, prônée seulement par quelques enfants perdus, consisterait à les refouler ou à les exterminer. La première est la seule conforme à l’humanité, à la justice, à l’honneur de la France, à son intérêt bien entendu ; mais elle est soutenue avec plus ou moins de confiance dans l’efficacité des efforts tentés, avec plus ou moins d’empressement à accepter les sacrifices qu’elle impose.

On répète, par exemple, que c’est l’indigène qui repousse le bienfait de l’instruction que nous lui offrons ; qu’il y a en lui une incapacité ethnique à en profiter sérieusement ; que le lycée, le collège ou l’école primaire ne peuvent faire de lui qu’un déclassé ; qu’ils ne parviendront pas à atténuer ses préjugés ou son fanatisme. On n’en cite pas moins, avec quelque orgueil, les « 194 écoles » indigènes fondées en dix-sept ans ; les 150, 000 francs d’augmentation pour ce service qui devaient figurer au budget spécial de la colonie pour 1892[3] ; on affirme même que les administrateurs des communes mixtes « ont fait tout ce qu’ils ont pu[4] ». Personne ne dit qu’on croit avoir assez fait, et qu’on ne veut pas faire davantage. On allègue surtout l’insuffisance des ressources, et, si on est un peu pressé par les orateurs métropolitains, on retourne le reproche à la métropole elle-même, qui aurait « marchandé » à la colonie les crédits nécessaires[5]. « Si quelque chose a manqué, nous dit-on, c’est l’argent et rien que l’argent ; le jour où nous aurions eu les crédits nécessaires, vous auriez vu l’Algérie se couvrir d’écoles et ces écoles eussent été fréquentées[6]. » On pourrait donc espérer que nous en avons fini avec « cette méfiance, cette secrète malveillance, cette habitude invétérée de scepticisme quand il s’agit de l’école arabe, cet état d’esprit particulier qui sévit sur cette grave question, » et qu’un des orateurs du Sénat dénonçait comme le plus gros obstacle à toute amélioration[7]. Peut-être les faits ne répondent-ils pas toujours aux affirmations des défenseurs de la colonie ; mais celles-ci ont leur importance comme indice de dispositions rassurantes dans la presse et dans la représentation de l’Algérie.

I

En 1880, il n’existait en Algérie qu’une dizaine d’écoles spécialement destinées aux indigènes. En voici la liste, avec indication de la date de fondation ou de réorganisation[8] : Alger, rue Porte-Neuve (1850) ; Tamazirt (1873) ; Oran, village nègre (1850) ; Mostaganem, rue Moïse (1850) ; Tlemcen ; Nedroma (1865), l’Hillil (à Kalâa, 1871) et Renault (à Mazouna, 1866), trois communes mixtes du département d’Oran ; Constantine, garçons (1850) et filles (1850) ; Tuggurt (1878) ; Biskra (1851). La liste serait un peu plus longue si l’on y ajoutait quelques écoles qui ont disparu depuis et qui sans doute n’ont jamais été bien florissantes.

La plupart de celles qui subsistaient en 1880 procédaient des écoles dites arabes-françaises, fondées par le maréchal Randon, ministre de la guerre, en vertu du décret du 14 juillet 1850. Les écoles arabes-françaises, créées et entretenues par l’autorité militaire, alors souveraine en Algérie, subirent des vicissitudes imputables aux dispositions particulières de tel ou tel général de division. Puis, quand un arrêté du gouverneur général (2 mai 1865) eut mis leur entretien à la charge des communes, plusieurs de ces établissements sombrèrent dans cette révolution : par exemple, la municipalité de Blida supprima l’école arabe-française dont on lui avait fait l’onéreux cadeau. Il en fut de même à Cherchell. Enfin, quand le décret du 15 août 1875 et l’arrêté ministériel du 26 février 1876 eurent confié au recteur d’Alger la direction des écoles arabes-françaises situées même en territoire de commandement, l’autorité militaire se désintéressa de leur sort. C’est pourquoi il n’en subsistait que six ou sept en 1880.

En outre, pour avoir une idée de la situation scolaire à cette date, il faut tenir compte des élèves indigènes admis dans des écoles françaises ou dans des classes annexes à ces écoles. Leur présence a été longtemps précaire et l’est encore. Quand la maison devient trop étroite pour recevoir tous les enfants européens qui s’y présentent, il est trop naturel que la municipalité élue soit tentée de faire de la place aux dépens des petits musulmans. Je citerai un exemple : en mai 1879, la commune, alors indigène (aujourd’hui mixte), de Fort-National avait refusé à la commune de plein exercice du même nom toute subvention pour son école, quoiqu’elle fût fréquentée par un grand nombre d’élèves kabyles dans le premier moment de mauvaise humeur, la municipalité élue décida d’expulser ceux-ci, et de réserver les bancs aux seuls élèves européens. L’instituteur, M. Scheer, qui cumulait alors les fonctions de maître à l’école et de secrétaire à la mairie, et qui aimait ses écoliers musulmans, n’eut pas de peine, en prenant à part chacun des conseillers, de les faire revenir sur cette décision ab irato. L’école française de Fort-National est encore aujourd’hui une de celles qui contiennent le plus d’élèves kabyles et des plus studieux. Mais une délibération analogue a pu être prise en plus d’une localité, et il ne s’est pas trouvé partout un maître assez influent pour la faire annuler.

On voit combien il est difficile d’établir exactement, à cette date de 1880, la liste des écoles indigènes (nouvelles ou ci-devant arabes-françaises) ou des écoles françaises recevant une proportion notable d’élèves musulmans. Un seul chiffre nous importe : c’est celui des écoliers. Il était très faible. Même en 1882, il ne sera que de 3,172. Or 3,172 écoliers pour une population musulmane de près de 3,300,000 âmes, cela ne fait pas un écolier par mille indigènes !

Il convient de noter ici l’initiative prise par certaines congrégations.

Au lendemain de l’insurrection de 1871, qui souleva la Kabylie presque entière et qui, suscitée par les khouan de l’ordre des Rahmania, avait pris le caractère d’une guerre de religion, les jésuites avaient paru dans le cercle de Fort-National. C’était un ordre religieux contre un ordre religieux, les fils de Loyola contre les enfants d’Abd-er-Rahman-bou-Kobreïn, les frères contre les khouan[9], avec une règle un peu différente, le célibat n’étant point obligatoire pour les musulmans, mais avec une formule d’obédience presque identique, car le perindè ac cadaver des jésuites se retrouve mot pour mot dans les ouerd[10] des khouan. Les jésuites avaient fondé, presque sous le canon de Fort-National, deux écoles : celle d’Aït-Larba chez les Beni-Yenni, et celle de Djemâa-Sahridj chez les Beni-Fraouan. Les Pères Blancs de Notre-Dame d’Afrique les suivirent de près. Avec leur costume qui reproduit presque celui des indigènes, la longue robe blanche, qui rappelle la gandoura, le burnous blanc, la chéchia rouge sur la nuque, ces soldats obéissants du cardinal Lavigerie, ces zouaves de l’Église d’Afrique eurent encore plus d’action sur les vaincus. Nous les trouvons établis bientôt sur plusieurs points.

Cette double tentative des Pères Jésuites et des Pères Blancs était assurément intéressante pour le moment elle n’ajoutait que quelques douzaines d’unités au faible total de nos effectifs scolaires.

La situation réclamait un effort énergique du ministère de l’instruction publique. Or tout ministre qui voudrait faire cet effort allait avoir à compter : 1° avec les communes de l’Algérie, puisque notre législation scolaire attribuait alors et attribue encore aux communes l’initiative des créations d’école, leur en faisant une obligation plus ou moins rigoureuse ; 2° avec les dispositions et les ressources des divers groupes ethniques dont se compose la population musulmane de notre Algérie[11].

Il est nécessaire de donner sur tout ceci quelques notions sommaires : elles seront d’autant plus utiles que, même dans les discussions récentes au Sénat, des erreurs ont été commises en matière d’administration ou d’ethnographie, et que certaines expressions du vocabulaire administratif de l’Algérie peuvent prêter à de graves confusions.

II

On sait que chacune des trois provinces de la colonie comprend un territoire civil, qui est le département, et un territoire militaire, autrement dit territoire de commandement. Entre le territoire civil des trois provinces, prises ensemble, et leur territoire militaire, l’Algérie se répartit très inégalement, soit au point de vue de la superficie, soit à celui de la population. Les deux inégalités sont en rapport inverse. Ainsi les trois départements civils ne comprennent que 12,494,097 hectares, tandis que les trois territoires de commandement en embrassent 35,297,249 ; en revanche, dans les premiers, la population totale s’élève à 3,324,316 âmes, tandis que dans les seconds elle ne s’élève qu’à 492,000 : ce qui donne pour les premiers une moyenne de 26.9 habitants par kilomètre carré ; pour les seconds une moyenne de 8. Donc, plus des sept huitièmes de la population algérienne sont soumis au régime civil ; le régime militaire s’est successivement réduit à n’administrer qu’une population inférieure à celle du département de la Dordogne, quoiqu’il s’étende sur une superficie égale aux sept onzièmes de la France métropolitaine[12].

La population européenne ou israélite (naturalisée) habite en masse le territoire civil et ne comprend que des groupes disséminés et peu nombreux sur le territoire militaire : là 217,652 Français, 41,263 israélites et 202,036 étrangers européens ; ici, seulement 1,376 Français, 1,332 israélites et 1,108 étrangers européens au total pas plus de 3,816 individus non musulmans. Comme conséquence de leur dispersion, ils ne peuvent jouir en territoire militaire de tous les droits politiques qu’ils pourraient exercer en territoire civil.

Les parties du territoire civil sont, comme en France, le département, l’arrondissement, la commune ; les parties du territoire militaire sont la division, la subdivision, le cercle ou l’annexe, la commune. C’est le terme de commune qui demande surtout à être expliqué. Il y a en Algérie quatre espèces de communes : la commune de plein exercice ou française, la commune mixte civile, la commune mixte militaire, la commune indigène. La première et la seconde ne peuvent se rencontrer qu’en territoire civil, la troisième et la quatrième qu’en territoire militaire ; mais n’oublions pas que celui-ci s’enchevêtre dans celui-là par quantité d’enclaves.

La commune de plein exercice, en négligeant certains détails, est analogue aux communes de la France métropolitaine. Elle a un conseil municipal élu par les citoyens et un maire élu par le conseil. Parfois, comme à Alger, la population européenne est en majorité ; le plus souvent elle est en minorité ; mais dans tous ces cas, elle a seule le monopole des droits politiques. Seule elle est appelée à élire la municipalité comme les représentants au parlement ; elle dispose donc seule des intérêts communaux, ceux des indigènes en même temps que les siens propres. La population musulmane, si nombreuse qu’elle soit, n’est représentée au sein du conseil que par un petit nombre de conseillers au titre indigène. Quand la population musulmane, avant d’être comprise dans une commune française, formait une tribu organisée, l’ancien chef de celle-ci, son caïd ou son président[13], entre au conseil à titre d’adjoint indigène. Mais, conseillers au titre indigène ou adjoints indigènes, ce sont des personnages sans autorité puisqu’ils ne sont pas élus par la masse de leurs coreligionnaires, et sans influence sur les affaires communes, puisqu’ils ne forment au conseil qu’une infime minorité.

En même temps que la population musulmane a, dans la plupart des communes françaises, la prépondérance numérique, elle n’a pas une infériorité si décidée au point de vue de sa part contributive dans le budget colonial ou dans les budgets municipaux. M. Constans rappelait en février, à la tribune du Sénat, que le total des impôts perçus en Algérie est de 80,686,018 francs, dont 44,405,142 payés par les Européens et 36,280,876 par les indigènes. Les recettes communales s’élèvent à 28,853,845 francs, dont 13,486,637 supportés par les Européens et 12,367,208 par les musulmans. Ces derniers sont donc en droit de penser qu’ils ne jouissent pas d’une part équitable de représentation dans les conseils municipaux. Évidemment il ne peut être question ici de proportion exacte ni d’équité absolue : il faut, à tout prix, que l’élément français conserve partout la prépondérance ; mais nous allons voir qu’on pourrait être plus juste sans mettre celle-ci en péril.

Pour nous en tenir aux communes de plein exercice, citons des exemples. À Alger, où les musulmans sont au nombre de 17,440 sur un total de 71,199 habitants, ils ont dans le conseil municipal 6 conseillers sur 31 ; ici la proportion est donc à peu près équitable. Il n’en est déjà plus de même à Constantine ; ils n’ont que 6 conseillers sur 30, tandis qu’ils font près de la moitié de la population : 21,164 sur 44,960. Dans les petits centres, l’inégalité est encore plus marquée. À Littré, où ils sont 1,223 sur 1,431 habitants, ils n’ont que 2 conseillers sur 6 ; à Cavaignac, où ils sont 2,002 sur 2,213, seulement 3 conseillers sur 13. Dans la commune française de Dellys, dont le territoire est grand comme un de nos cantons, qui comprend plusieurs tribus, une douzaine de villages kabyles, avec une population de 11,503 musulmans sur un total de 13,288 âmes, ils ne sont représentés au conseil que par 4 membres sur 13. À Tizi-Ouzou, autre commune française, qui, sur un territoire de 27,000 hectares, compte 24,286 indigènes et seulement 1, 377 Français, les premiers n’ont que 3 conseillers sur 12.

Pendant quelque temps on a érigé en système, quand un village français ne pouvait pas vivre de ses propres ressources, de lui annexer quelque tribu indigène. Celui de Mékla, qui compte 205 Européens, s’est vu annexer l’illustre confédération des Beni-Fraoucen, forte de plus de 7,000 têtes. Le président de cette tribu, le lettré Cheikh-Mohamed, qui fut autrefois professeur d’arabe dans une de nos écoles, s’est vu réduit au rôle de simple adjoint ; il est le seul membre indigène dans le conseil municipal. La commune de Bougie s’est fait de même annexer la tribu des Benibou-Messaoud. Inutile de multiplier les exemples. La tribu ainsi annexée apporte à la communauté son contingent d’impôts, de taxes, d’amendes, sa part de l’octroi de mer ; en échange, elle ne reçoit presque rien, la municipalité élue n’ayant point à compter avec elle. Pour les colons, c’est donc tout bénéfice ; il y a là comme une subvention indirecte, permanente, que leur octroie le gouvernement ; au lieu de la leur servir en argent, la leur verse en têtes d’indigènes. Cette pratique était sévèrement condamnée par l’amiral de Gueydon, le premier gouverneur général après la grande rébellion : « Je n’admets pas, disait-il, que, dans le seul but de grossir les ressources communales, on annexe aux centres français des douars indigènes. Un maire élu, trop souvent un cabaretier, comme cela s’est vu dans les derniers temps, ne présente pas des garanties suffisantes pour qu’on lui confie l’administration de populations indigènes[14] ». Le procédé si hautement condamné par l’amiral qui réprima l’insurrection de 1871 n’en a pas moins été fréquemment appliqué depuis. Les indigènes ont beau protester : pas plus qu’ils n’élisent la municipalité, ils n’ont part à l’élection des députés ou des sénateurs. Dans l’enquête sur l’insurrection, le capitaine Villot faisait remarquer que c’est quand le régime civil est ainsi pratiqué qu’il froisse cruellement l’indigène. C’est dans certaines, communes de plein exercice qu’il a plus clairement « la perception d’une situation inégale qui le heurte et qui le blesse… Il fait des comparaisons qu’il n’a pas l’occasion de faire dans les territoires arabes[15] ».

Ainsi, parmi les communes de plein exercice de l’Algérie, les unes, simples villages, bourgs ou villes, reproduisent à peu près le type de nos communes françaises ; les autres sont en réalité des espèces de cantons, peuplés d’indigènes, mais ayant pour chef-lieu communal quelque centre français. Là, les indigènes se confondent avec les Européens dans les mêmes rues et dans les mêmes maisons ; ici au contraire, ils habitent des villages plus ou moins éloignés du centre, mais réduits à n’être que la banlieue d’un village français, soumise à l’autorité d’une municipalité à l’élection de laquelle ils n’ont point contribué.

Le mot de commune déroute encore plus nos idées quand il s’applique à une commune mixte civile. Celle-ci nous présente toujours une minorité européenne noyée au milieu d’une multitude d’indigènes. Son territoire peut s’étendre sur 23,300 hectares, comme celle du Djurdjura ; sur 45,780, comme celle du Haut-Sébaou ; sur 50,448, comme celle de Dra-el-Mizan ; sur 62,550, comme celle de Fenaïa ; sur 200,000, comme celles de Khenchela ou Rir’ha ; sur 300,150, comme celle de Frenda ; sur 400,000, comme celle de Telagh : c’est-à-dire que ce territoire peut égaler l’étendue de deux ou trois cantons de France, même d’un arrondissement, même d’un département. La commune mixte peut avoir 57,000 habitants comme celle du Djurdjura, 88,000 comme celle de la Soumam (cours inférieur de l’Oued-Sahel). Sa population, presque tout entière musulmane, peut se répartir en douze ou quinze tribus ou confédérations, habiter trente ou quarante douars arabes épars dans le désert, ou, comme en Grande-Kabylie, trente ou quarante villages séparés par des ravins de profondeur vertigineuse. C’est toujours une commune !

Voici comment elle est gouvernée : l’Administrateur civil, nommé par arrêté du gouverneur général, fait les fonctions de maire, assisté d’un adjoint, qui appartient également à la carrière. Au lieu de conseil municipal, il préside une commission administrative, composée de deux éléments distincts : 1° il y a d’abord les adjoints indigènes, siégeant en nombre égal à celui des tribus ou confédérations, dont ils sont les présidents ou les caïds ; 2° s’il existe, sur le vaste territoire de la commune, quelque centre ou groupe européen, trop peu important pour être érigé en commune de plein exercice, il prend le nom de section française, et élit un ou deux délégués. Le plus souvent, l’Administrateur-maire sera donc entouré de douze ou quinze adjoints indigènes et de quatre ou cinq conseillers français. Dans cette commission municipale, l’élément natif a donc une prépondérance décidée : quelque déférence qu’ait l’Administrateur pour les intérêts que représente la minorité française de cette assemblée, cependant les intérêts de la majorité indigène ne leur seront jamais sacrifiés aussi complètement que dans certaines communes de plein exercice. On comprend donc le froissement qu’éprouve une tribu arabe ou une confédération kabyle quand elle se voit démembrer d’une commune mixte pour être annexée à une commune de plein exercice. Froissement d’intérêt, car son représentant passe des rangs d’une majorité dans ceux d’une minorité, ou bien se trouve le seul de son espèce dans le conseil municipal. Froissement d’amour-propre, car il lui paraissait plus honorable d’obéir à un Administrateur en uniforme et en képi qu’à un maire en jaquette et en chapeau. Admettons que ce soit un préjugé, mais n’oublions pas qu’un chef arabe ou kabyle est avant tout un guerrier et un chef de guerriers.

Les petites villes de Dra-el-Mizan, Fort-National, Dellys, sont à la fois chefs-lieux de commune française et chefs-lieux de commune mixte : on y voit en même temps l’Administrateur civil siégeant dans l’ancien bordj militaire avec sa commission municipale, et le maire élu siégeant à la maison commune avec son conseil municipal. Le territoire de la commune française est ordinairement cerné par celui de la commune mixte, et l’Administrateur doit traverser le premier pour visiter le second. À Drael-Mizan, Fort-National et Dellys, l’Administrateur a trouvé un chef-lieu tout créé ; il n’a eu qu’à s’installer à la place de l’ancien commandant militaire, à côté du maire élu. Quand on a fondé les communes du Haut-Sebaou et du Djurdjura, le chef-lieu était à créer. J’ai pu assister à la création. En mai 1881, quand j’ai visité pour la première fois la Grande-Kabylie, je suis arrivé en un lieu appelé Ilmaten (la Prairie), qui allait être le chef-lieu du Haut-Sebaou. Cette capitale naissante se composait pour l’instant de quelques baraques en planches : l’une était l’hôtel de l’Administrateur ; l’autre, la justice de paix ; une troisième, la gendarmerie. Les quelques Français qui campaient dans cette installation de marchands forains et qui étaient chargés, dix ans après la grande insurrection, d’administrer, de juger et de faire contribuer une population belliqueuse de quarante-cinq mille montagnards, n’étaient même pas reliés à quelque centre plus important par le moindre fil télégraphique[16]. Un malheur leur serait arrivé qu’Alger eût été plusieurs jours sans en rien savoir. Pourtant tout se passait fort bien, quoique les gens du village voisin, du haut de leur colline, eussent le panorama quotidiennement irritant des bonnes terres de plaine qu’on leur avait confisquées en 1871. L’Administrateur était craint, respecté, aimé des indigènes. Si quelque crime se commettait dans les tribus (jamais contre des Européens), le juge de paix et son greffier enfourchaient leurs mulets et s’en allaient au loin, à plusieurs heures de marche, perdus dans la montagne. Ils arrêtaient le coupable dans son clan, dans le nid d’aigle qui est son village, dans sa maison, parmi ses amis, et le ramenaient sans que personne eût dit un mot.

Il fut même un temps où, en attendant que les baraques fussent construites, le juge de prix siégeait en plein air, sous un arbre, comme un autre saint Louis, et, s’il était un jour obligé de quitter précipitamment la place, c’est parce qu’il s’était assis à l’étourdie sur une fourmilière. La seule lutte sérieuse que l’Administrateur et le juge de paix eussent à soutenir, c’était contre une coutume kabyle très ancienne et très singulière quand un coupable était amené devant le juge, non seulement paraissaient les témoins à décharge, mais d’autres hommes qui, tout en confessant ne rien savoir de l’affaire, prétendaient confirmer par leur serment le serment de ceux-là. Reconnaissez ici la vieille coutume franque des cojuratores : rappelez-vous Frédégonde jurant qu’elle n’avait pas trompé son mari, et soixante leudes, qui certes n’avaient pu être témoins de l’accident, venant cojurare qu’elle était innocente. Nos magistrats français d’Ilmaten trouvaient cette coutume intéressante, mais gênante pour la paix des audiences : une grêle d’amendes dispersa les « témoigneurs » qui n’étaient pas des témoins.

Il me souvient aussi d’un jardin enclos d’une barrière à clairevoie, haute de pas plus d’un mètre : deux Kabyles étaient dans l’enceinte, accoudés sur la palissade, se chauffant au soleil et mangeant des figues qu’ils tiraient une à une du capuchon de leur burnous. Je demandai ce qu’ils faisaient là : on me répondit que c’étaient un voleur et un assassin ; que ce jardin était pendant la journée leur geôle ; mais que l’idée ne viendrait même pas à ces montagnards aux jarrets d’acier de sauter cette barrière.

Aujourd’hui, Ilmaten, qui a légèrement modifié son assiette et changé son nom en celui d’Azazga, a des habitations en pierre pour les autorités, un prétoire pour les audiences et une vraie prison. C’est maintenant une petite ville. Le centre d’Aïn-Hammam, chef-lieu administratif de la commune mixte du Djurdjura, a commencé aussi par des baraquements : il les a échangés contre des édifices, s’est enrichi de cafés et peuplé de colons français. Il a changé également de nom et a pris celui d’un historien, sans doute peu connu des indigènes : Michelet. Aussi persistent— ils à prononcer : Micheli.

Si des communes du territoire civil nous passons aux communes du territoire militaire, nous trouvons des chiffres de population moins élevés, mais quelles superficies ! Que dites-vous de la commune indigène de Bou-Saada qui a 800,000 hectares, de celle de Tebessa qui en a 966,716, de celle de Laghouat qui en a 1,731,900, de celle de Djelfa qui en a 1,753,000, de celle de Géryville qui en a trois millions, de celle de Ghardaïa qui en a six millions et 655,898, de celle de Biskra qui en a onze millions et 327,885 ? Cette dernière commune a donc l’étendue d’environ quinze départements français, quelque chose comme notre bassin du Rhône.

Et encore le territoire de la commune indigène, comme celui de la commune mixte civile, a-t-il dû s’amoindrir pour la création de communes d’un autre type. Celles-ci sont tantôt mixtes militaires ou mixtes civiles, tantôt de plein exercice. Ainsi la petite ville de Bou-Sâada est chef-lieu à la fois d’une commune indigène et d’une commune mixte militaire : il en est de même pour Djelfa et Laghouat. Ainsi l’oasis de Biskra est chef-lieu à la fois d’une commune de plein exercice et d’une commune indigène ; il en est de même pour Tebessa. Ainsi autour de Boghar et Boghari, qui se touchent, il y a deux communes de plein exercice, une commune mixte militaire, une commune indigène ; ainsi autour de Tebessa et Morsott une commune de plein exercice, une mixte civile et une indigène. On peut donc voir fonctionner, côte à côte, deux ou trois administrations : là, le commandant supérieur du cercle[17], avec deux commissions municipales diversement composées, administre à la fois la commune indigène et la commune mixte militaire ; ici, il partage les honneurs avec un maire et un conseil municipal élus ; ailleurs, en contact immédiat avec ce maire, il a pour voisin peu éloigné un Administrateur civil.

Laissons de côté les communes de plein exercice et mixtes civiles enclavées dans la zone militaire ; étudions seulement ces deux types de communes spéciaux au territoire de commandement, la mixte militaire et l’indigène.

La seule différence qu’il y ait entre elles, c’est que dans la première habitent un petit nombre d’Européens, tandis qu’il n’y en a pas dans la seconde.

L’administrateur de la commune mixte militaire, tout comme celui de la mixte civile, est assisté d’une commission municipale ; mais la composition de celle-ci est particulière. Elle est présidée par le commandant supérieur ; le juge de paix en est membre de droit ; les autres membres, européens ou indigènes, avec le titre d’adjoints, sont nommés pour trois ans par le général commandant la division.

La commune indigène est administrée par le commandant supérieur du cercle ou par le chef de l’annexe (division plus petite du territoire militaire). Il est assisté également d’une commission municipale, mais, présidée par lui, elle est composée uniquement de ses subordonnés : le capitaine chef du bureau arabe, et des caïds en nombre égal à celui des tribus.

Ainsi, dans les communes françaises, le principe électif est en pleine vigueur, sauf en ce qui touche les conseillers ou adjoints indigènes ; dans les communes mixtes civiles, il est réduit au point de ne recruter que le tiers ou le quart de la commission municipale ; dans les communes indigènes et mixtes militaires, il disparaît absolument, même pour les éléments européens. Quant à l’influence de l’élément indigène dans ces diverses représentations, elle est en raison inverse de celle du principe électif.

De même aussi, les facilités pour créer et entretenir une école varient suivant ces divers régimes. On pourrait dire, a priori, qu’elles sont moindres dans les municipalités élues, où les colons, sans être délibérément hostiles à l’éducation des musulmans, seront toujours enclins à faire passer avant tout leurs intérêts, et, entre autres, les intérêts scolaires de leurs enfants. Dans les communes mixtes civiles, l’Administrateur, disposant d’une majorité d’adjoints indigènes, a une latitude beaucoup plus grande. Enfin, en territoire militaire, le commandant-administrateur, sauf l’intervention des généraux divisionnaire et subdivisionnaire, jouit d’une liberté à peu près illimitée. En ce qui concerne les dépenses de l’instruction primaire des musulmans, cette liberté peut se traduire en libéralité.

III

L’autre distinction que nous avons à faire est d’ordre géographique et ethnographique. Il importe, en effet, de distinguer entre les régions où la population musulmane est sédentaire, dense, compacte, et celles où elle est clair-semée et nomade. Dans les premières, évidemment, les sacrifices consentis en faveur de l’instruction sont appelés à donner plus de résultats. Parmi elles, il y en a trois qui méritent d’attirer plus particulièrement notre attention : la Grande-Kabylie, qu’entourent presque entièrement l’Oued-Isser et l’Oued-Sahel, ainsi que les lignes de chemin de fer qui suivent ces deux vallées ; la Petite-Kabylie, qui s’étend de l’Oued-Sahel à l’Oued-el-Kebir ; l’Aurès, c’est-à-dire ce massif qui s’élève entre les steppes de Batna et le désert de Biskra. Ces trois régions, toutes trois montagneuses, ont, en outre, ceci de commun qu’elles sont habitées par la race dite berbère et qu’on y parle des dialectes berbères : le kabyle dans les deux Kabylies, le chaouïa dans l’Aurès.

Les tribus de langue berbère forment, pour l’Algérie, un total de 795,255 âmes, dont 412,162 pour la province d’Alger, 35,761 pour celle d’Oran, 347,332 pour la province de Constantine. Or les masses principales de Berbères berbérisants sont précisément dans la Grande-Kabylie, avec environ 467,000 âmes sur 525,000 hectares, la Petite-Kabylie avec environ 200,000 âmes sur 485,000 hectares, l’Aurès avec environ 30, 000 âmes. La Grande-Kabylie, à peine plus étendue que la Petite-Kabylie, est des trois régions la plus peuplée. La population y atteint une densité de 75 habitants par hectare, et même, dans le canton de Fort-National, de 118 habitants or la France ne donne une densité moyenne que de 68 habitants par hectare. Ce qui prouve qu’il ne s’agit pas ici d’une race inférieure appelée à fondre et à disparaître devant les progrès de la civilisation, c’est que l’accroissement normal de la population est, dans la Grande-Kabyle, de cinq mille âmes par an si les conditions actuelles ne sont pas modifiées, en moins d’un siècle elle est destinée à doubler. Dans ce pays le prix d’un hectare de terre est deux fois plus élevé que celui qui a cours en France, et de trente à cent fois plus élevé que celui qui a cours en pays arabe.

On a beaucoup discuté sur les caractères moraux des deux races berbère et arabe, mettant en contraste le Berbère, sédentaire, agriculteur et industriel, laborieux et économe, vivant en républiques démocratiques, et l’Arabe, nomade, pasteur et chasseur, paresseux et prodigue, excellent cavalier, pénétré de principes aristocratiques ; le premier plus apte à s’assimiler la civilisation française. le second réfractaire à nos idées et à nos mœurs. Les origines ethnographiques ne jouent peut-être pas le premier rôle dans la question. Il est en Algérie peu d’Arabes purs et peu de Berbères purs : un grand nombre de tribus classées comme arabes, à cause de la langue qu’elles parlent, sont des Berbères arabisés. C’est en ce sens que M. Pauliat a pu dire à la tribune du Sénat que les Berbères forment les deux tiers de la population musulmane. En outre, quand on parle de Berbères, il faut se garder de croire que la race qui occupait l’Algérie avant les invasions arabes fût homogène, ni qu’elle fût entièrement composée des anciens Maures ou Numides. Pour la désigner nous nous servons, faute de mieux, de l’épithète de berbère. Mais aux habitants primitifs du pays se sont mêlés beaucoup d’éléments asiatiques et européens. Que sont devenus les petits propriétaires carthaginois ? Que sont devenus les colons que Rome avait appelés dans sa conquête de toutes les provinces de l’Empire, les esclaves de race italienne, espagnole, gauloise, germanique, gothique, grecque, slave, syrienne, égyptienne, que la traite des blancs dans l’ancien monde avait amenés dans les villes et les campagnes de l’Afrique ? Que sont devenus même ces Vandales et ces Goths, que les flottes de Genséric jetèrent sur ces rivages et qui tous n’étaient pas de grands propriétaires ? L’aristocratie des envahisseurs phéniciens, romains, vandales, byzantins, a pu reprendre la mer après les invasions qui détruisirent successivement leurs empires ; mais quelles flottes auraient été capables d’emmener tous ces propriétaires pauvres, tous ces colons rivés à la glèbe, ces esclaves agricoles, ce petit peuple des villes, tous les humbles et les misérables, dont les gourbis entouraient les villas des riches[18] ? Évidemment ils ont dû rester dans le pays, partager le sort de la race autochtone, se confondre et se fondre avec elle, devenir des Berbères et adopter la langue berbère. Quand survinrent les invasions arabes, les uns, surpris dans la plaine, durent accepter la religion et la langue des vainqueurs ; les autres, plus énergiques ou plus heureux, ou bien se dispersèrent dans le Sahara ou bien se réfugièrent sur les hauteurs. Ils peuplèrent notamment l’Aurès, la Petite-Kabylie et le massif de la Grande-Kabylie, qui paraît avoir échappé presque entièrement à la colonisation romaine, et n’avoir eu alors que de rares habitants, restant le domaine préféré des lions, des panthères, des sangliers et des singes roux. Ces insoumis ont repoussé longtemps la religion des vainqueurs, ont dû être convertis et reconvertis à plusieurs reprises[19], et n’ont admis de leur langue que les mots indispensables pour exprimer les idées apportées par eux.

Les vestiges des divers civilisations qui se succédèrent en Afrique sont encore visibles dans les tribus berbères réputées les plus pures.

De la période carthaginoise ont survécu ces ornements phéniciens sur les poteries kabyles, ce graphique de la déesse Tanit que les femmes de l’Atlas continuent à reproduire sur leurs amphores, ces pratiques qui rappellent les rites d’anciennes religions disparues, cette « Fiancée des eaux » qu’on promène dans des sortes de processions, pour appeler sur les biens de la terre la pluie féconde, ces coutumes étranges, en vigueur encore aujourd’hui dans certaines tribus comme les Guifsers, etc.

De la période romaine subsistent la célébration de certaines fêtes, certains rites matrimoniaux, certaines superstitions chères aux contemporains de Cicéron, quantité de mots latins reconnaissables malgré les déformations régulières, par préfixe et suffixe, que leur a fait subir le génie de la langue kabyle, enfin la croyance enracinée dans certaines familles et dans certaines tribus de l’Atlas et de l’Aurès qu’ils descendent des anciens. Roumis[20].

De l’époque chrétienne paraît venir ce signe de la croix si fréquent dans les motifs d’ornementation et de tatouage.

Des barbares du Nord, Gaulois, Germains, Scandinaves ou Slaves, procède ce type septentrional qui, parfois dans une même tribu, contraste si vivement avec le type méditerranéen. On ne peut imaginer combien sont peu rares en Kabylie les yeux bleus, les cheveux blonds et même roux. Tel montagnard, s’il était dépouillé de ses haillons pittoresques, paraîtrait le frère de ces gaillards osseux, aux traits rudes et maigres, aux yeux vert de mer ou d’un bleu dur, à la chevelure et à la barbe rouges ou filasse, de ces Saxons, Hanovriens, Poméraniens, qui encombrent les quais de Hambourg et vont coloniser le pays des Yankees. Il y a là aussi des têtes de Normands, de Flamands, de Lorrains, de Suisses. Chez les femmes on est souvent frappé du contraste entre des yeux d’azur et une chevelure d’un noir intense et mat : le mystère s’explique quand on sait que toutes les femmes berbères et arabes, sans exception, se teignent les cheveux avec la sébrah[21] quand la nature n’a pas fait tous les frais de ce brillant ébène.

L’existence d’un type septentrional dans notre Afrique pourrait être attribué à cette invasion préhistorique d’hommes blonds dont parlent le général Faidherbe et d’autres ethnographes ; mais ses effets, depuis tant de siècles, auraient été atténués et détruits par l’action du climat et de la race ambiante. N’est-il pas plus naturel de l’expliquer par les immigrations, infiniment plus récentes, de races historiques, de colons qui adorèrent d’abord les dieux de l’Italie et de la Gaule, professèrent le christianisme au temps de saint Cyprien et de saint Augustin, tombèrent dans l’hérésie donatiste avec les Circoncellions, acceptèrent l’arianisme des conquérants vandales, et, après avoir été des chrétiens assez douteux, sont devenus des musulmans d’une espèce particulière ?

Le genre de vie des tribus algériennes ne s’explique pas uniquement par l’ethnographie : celles qui habitent les montagnes et les terres fertiles du Tell sont nécessairement sédentaires et agricoles ; celles qui habitent les plateaux et les sables sont nécessairement nomades et pastorales ; celles qui se trouvent à la lisière des deux zones, comme les gens de l’Aurès, sont bien forcées de combiner les deux modes d’existence. La race n’y est pour rien : l’Arabe de la Metidja naît agriculteur, tandis que le type le plus parfait du nomade est précisément le Touareg, qui est un Berbère presque pur.

En Algérie comme ailleurs, bien plus que la race, c’est la nature du sol, ce sont les nécessités de la vie, c’est l’histoire, qui ont fait les mœurs. qui ont fait les peuples.

La Grande-Kabylie en est un exemple frappant : ses habitants, pour la plupart, descendent ce que les Romains appelaient les Numides ; or numide est synonyme de nomade. Devenue le refuge des anciens sujets de Massinissa, elle les a saisis, travaillés, repétris. Elle a été le moule rugueux où se sont fusionnés les éléments hétérogènes, où une race de vagabonds, de pillards, d’impétueux cavaliers s’est transformée en un peuple de sédentaires, adonnés à l’agriculture et à l’épargne, allègres marcheurs comme des Basques et fantassins infatigables, connaissant à peine le cheval et ne montant plus qu’à dos de mulet.

La Kabylie explique le Kabyle, car elle l’a fait ; elle lui a dicté son organisation municipale et fédérative, ses lois, presque sa religion et ses mœurs, même son architecture et sa stratégie.

L’histoire a pris deux poignées de Berbères. Elle a jeté l’une dans le désert, l’autre dans les labyrinthes montagneux de l’Atlas : il en est résulté, d’une part, le Touareg, de l’autre le Kabyle. Tâchez maintenant de retrouver en eux les deux frères !

La Grande-Kabylie est un véritable archipel de pics, de mamelons, de crêtes, de promontoires ou de bras (iril en kabyle), séparés entre eux par des vallées escarpées, des lits de torrents. des ravins à parois souvent presque verticales, des précipices vertigineux. Tout cela est dominé par la masse rocheuse et nue du Djurdjura : le plus haut sommet du Djurdjura, c’est celui de la Lalla-Khédidja, à 2,500 mètres au-dessus du niveau de la mer, couvert de neiges pendant plusieurs mois de l’année. La Lalla-Khédidja, cette Jungfrau de l’Algérie, qui a la forme d’une corne, atteint donc à la moitié de la hauteur du Mont-Blanc. Et il ya dans ces noms des souvenirs des temps antiques. Le Djurdjura ou Djerdjer, c’est comme le mausolée géant du patrice byzantin Grégorios (en arabe Dj erdjer), qui périt au viie siècle en combattant l’invasion arabe ; Lalla-Khédidja, c’est le nom d’une prophétesse musulmane, à laquelle cette corne neigeuse fut consacrée, après l’avoir été certainement à Tanit, la grande déesse de Carthage, probablement ensuite à la Vierge-mère des chrétiens.

Dans cette abrupte Kabylie, deux centres d’habitation, distants à vol d’oiseau de quelques kilomètres seulement, comme par exemple Fort-National et le groupe des Beni-Yenni, sont en réalité séparés par quinze ou vingt kilomètres de marche. On va de l’un à l’autre par des sentiers tortueux, plus montants et plus descendants que des « montagnes russes », lavés par des cascatelles, parfois emportés par des orages ; souvent vous cheminez avec une muraille de roches au-dessus de votre tête et un précipice sous les sabots de votre mulet. Ne vous fiez pas trop au pied soit-disant infaillible de ces animaux. Ils ont la manie de marcher tout au bord, et il n’est pas sans exemple que le bord ait cédé sous la pression du sabot.

Un jour, j’ai bien failli sauter le pas. Sur l’étroit sentier, ma mule se rencontre nez à nez avec un objet dont l’étrangeté la surprend. C’était un âne qu’un Kabyle ramenait du marché et sur lequel, par un singulier caprice, il avait posé en travers un mouton vivant. Et ma bête de renifler, de se rassembler sous la main, de reculer sans s’inquiéter où elle posait les pieds de derrière. L’indigène vit aussitôt de quoi il retournait : il laissa là son âne et son mouton cavalier, cause de tant d’émoi, avança doucement la main, prit la bride de ma monture et me fit passer le défilé.

Au temps où les tribus se faisaient encore la guerre, on voit quelles communications sûres et faciles devaient assurer ces sentiers en casse-cou.

De cette configuration du sol résulta, malgré la communauté d’idiome, le morcellement infini de la vie nationale.

La Grande-Kabylie comprend plus de cent tribus (arch) ou confédérations (kbila). Le nom des Kabyles signifie même confédérés, de même que l’ancienne Suisse était pour tout le monde le pays des « ligues ».

Chaque confédération se morcelle en villages (taddert ou toufik) au nombre d’environ quatorze cents, et ceux-ci en quartiers (kharouba). Avant la conquête française, la guerre était en permanence entre kbila et kbila, taddert et taddert, kharouba et kharouba, comme si chacune de ses fractions eût été peuplée de gens différents par l’origine et la race. Il y avait, en outre, les rivalités entre les çof ou partis, qui à la fois réunissaient des villages et des tribus entières, et armaient les uns contre les autres les hommes d’un même village et d’une même tribu. Enfin, il y avait les inimitiés, les vendettes à la Corse, qui, pour un homme tué ou une femme insultée, mettaient aux prises deux familles et deux maisons même voisines. La lutte, l’insécurité, étaient alors l’état normal de cette société les parties basses de la contrée restaient inhabitées ; les meilleures terres des plaines et des vallons n’étaient que blad-el-baroud, des « pays de la poudre », dont les partis ennemis se disputaient la propriété et qu’ils choisissaient comme lieu de rendez-vous pour y vider leurs querelles. Les villages sont donc plantés comme des nids d’aigle, sur les pitons les plus abruptes et les « bras » les plus escarpés. Presque toute la Kabylie habitée est aérienne. Sur le contour net des crêtes, se profilant dans le ciel clair, sont groupées les maisons de pierre grise ou blanche, au toit vermillon, étroitement serrées l’une contre l’autre comme pour opposer à l’ennemi une muraille continue. On dirait les figues rouges du cactus piquées sur l’extrême bord de la feuille charnue et verte.

Certains villages seulement font exception à la règle commune, s’étalant en sécurité dans les vallons. Ils sont habités par des Cheurfa (du mot chérif, descendant du Prophète). Ils ne parlent aujourd’hui que le kabyle, mais ne sont point considérés comme des Kabyles. Ceux-ci sont des paysans ; eux sont des nobles, de noblesse religieuse. Ils font précéder leur nom de la particule Si ou Sidi, et leurs femmes portent le titre de Lalla ou Madame. Ils forment les tribus « maraboutiques ». Le plus souvent ils ont une origine arabe et leur établissement dans le pays est d’une date relativement récente. Aussi laborieux et aussi pauvres que les autres montagnards, les Cheurfa ne se mêlent point aux querelles des kbila, des taddert et des çof. Ce ne sont donc point des Kabyles.

Les Kabyles ont pour les Cheurfa un mélange de respect, parce que ce sont des saints, et de mépris, parce qu’ils s’abstiennent de faire partir la poudre. Ils n’épousent pas volontiers leurs filles, et on ne les leur donne pas volontiers. De part et d’autre, ce serait une sorte de mésalliance. Une chanson de la montagne nous le dit « Le Kabyle qui épouse une maraboute n’a, par Allah ! pas de vergogne ».

D’ailleurs les Kabyles n’ont adopté de l’islamisme que ce qui en était compatible avec leurs idées et leurs mœurs. Ils se croient aussi bons musulmans que personne ; mais ils ne lisent pas le Koran, puisqu’ils n’en savent pas la langue. Ils négligent volontiers les cinq prières quotidiennes et observent mal le jeûne du Rhamadan ; l’écho de leurs montagnes, consulté par eux pour savoir s’ils pouvaient manger, leur a répondu : « Mangez ». Quelques tribus se nourrissent même de la chaire impure du sanglier. Certains de leurs villages ont de petites mosquées : mais ils les fréquentent peu, les voient avec indifférence tomber en ruine, n’élèvent pas la voix dans nos commissions municipales pour solliciter des réparations d’entretien, les abandonnent volontiers à nos autorités académiques pour y installer des écoles. Un petit nombre seulement d’entre eux fréquentent, à titre de tolba (pluriel de taleb), les zaouïa ou collèges ecclésiastiques, pour y apprendre par cœur le Koran[22] et y étudier la législation islamique de Sidi-Khalil. Encore se font-ils chaque jour plus rares : le métier de clerc, dans la montagne, ne nourrit pas son homme.

Le principal objet de vénération pour les montagnards, ce sont leurs saints locaux, qui reposent sous les koubba, ces coupoles blanches parsemées sur les hauteurs, et qu’entoure une auréole de miracles et de légendes. Cependant la croyance à ces saints nationaux a beaucoup diminué depuis l’invasion française de 1857. Jusqu’alors, les irruptions étrangères, celles des Turcs, par exemple, avaient bien couvert la plaine, mais s’étaient toujours arrêtées au pied de la montagne. Évidemment, c’étaient les koubba des bienheureux, des « quarante saints » nationaux qui leur barraient le passage ; les Turcs savaient que s’ils se hasardaient dans ce redoutable voisinage, les marabouts tutélaires feraient tomber sur eux tous les feux du ciel. Or, en 1857, les soldats du maréchal Randon inondèrent non seulement la plaine, mais la montagne ; les « grandes capotes », les « jambes rouges » >, passèrent auprès des koubba sans s’émouvoir, battant « leurs tambours de cuivre qui grondent comme le tonnerre »[23] ; les saints ne lancèrent pas la foudre et laissèrent profaner leurs sanctuaires. Alors, comme eussent fait ces paysans de Bretagne qu’a dépeints M. Renan, les Kabyles devinrent incrédules ; leurs poètes populaires raillèrent l’impuissance des bienheureux : « Infortunés Quarante saints, s’écrie l’un d’eux, où étiez-vous quand brûlait la mosquée de Bou-Zikhi ! ». Les marabouts vivants, qui avaient prêché la guerre sainte et promis la victoire, tombèrent dans le même discrédit que les marabouts morts : « Malheureux cheik Ben-Arab, pourquoi avais-tu disparu, ô saint ! Pourquoi nous disais-tu le Chrétien ne gravira pas la montagne, puisqu’en définitive il l’a vaincue jusqu’aux Beni-Yenni ? »

Malheureusement, la popularité qu’avaient perdue les saints vivants ou morts du pays, ce furent les Khouan qui la gagnèrent, et principalement la confrérie des Rahmanya. Après 1857, elle se développa rapidement et c’est elle qui, dans l’insurrection de 1871, a jeté cent mille guerriers sur nos établissements.

Il est possible, après l’insuccès et les désastres de cette nouvelle guerre sainte que la popularité des Khouan aille rejoindre celle des anciens marabouts et que le scepticisme fasse de nouveaux progrès dans les tribus[24].

On voit ce que les Kabyles ont accepté de l’islamisme au point de vue religieux ; ils n’ont presque rien admis du Koran au point de vue des lois civiles et criminelles. Tandis que pour les Arabes et pour les Cheurfa, ce livre est à la fois un évangile et un code, les Kabyles ont conservé leurs coutumes particulières, qui n’étaient point écrites, mais conservées dans la mémoire des vieux, et qui sont différentes pour chaque tribu. On les appelle kanoun. Ce mot grec est encore un vestige de l’époque romaine ou byzantine. Les kanoun présentent, surtout pour la partie de droit criminel, une étrange analogie avec les lois des barbares qui, du ve au vie siècle, envahirent l’empire romain : non pas qu’il y ait là filiation ou emprunt, mais parce que des conditions de vie à peu près semblables ont enfanté les mêmes institutions. Chez les Kabyles, comme chez les Francs mérovingiens, la peine de l’emprisonnement n’existe pas et la peine de mort n’est appliquée que dans des cas assez rares. Les châtiments les plus ordinaires tendent non pas à supprimer le coupable, mais à l’éloigner. Ce sont le bannissement, la démolition de sa maison, le bris de ses tuiles, l’incinération de ses habits sur la place du village, la confiscation de ses biens. Ce sont aussi des amendes. Cette rareté ou cette modération des peines prouve le cas que ces « hommes libres » (Imazighen) font de leur dignité personnelle. Elle tient à ce que la plupart des crimes et délits ne sont pas considérés, ainsi qu’ils le sont chez nous ou l’étaient chez les Romains, comme étant d’ordre public, mais, ainsi qu’ils l’étaient chez les barbares de la Germanie, comme étant d’ordre privé. Un assassinat donne lieu à la thamgueret ou rekba, quelque chose comme la dette du sang chez les Germains et chez les Corses. Ce n’est pas la puissance publique qui est chargée de punir l’assassin, mais le parent le plus proche de la victime. Pour celui-ci le devoir de se venger est si strict que certains kanoun le punissent d’amende s’il s’y dérobe. En ce moment, un de nos instituteurs kabyles, jeune homme de mœurs très douces, est en prison pour avoir tué un homme : la loi indigène lui faisait une obligation de l’acte que la loi française et le jury français flétriront comme un crime. Le premier meurtre, qui devient le point de départ d’assassinats réciproques, s’appelle d’un nom bien caractéristique : ertel, « la dette » ; il est « un prêt dont la quittance ne peut se donner que sur un autre cadavre ». À la différence de ce qui se passait chez les Germains, il n’y a pas de « composition » pour le meurtre le meurtrier ne peut s’acquitter en payant le wergeld des lois franques. Les Arabes acceptent le prix du sang, la dia, mais non pas les Kabyles, à l’exception des Aït-Yala. Cependant le fredum, & amende pour la paix », que chez les Germains le coupable devait au roi pour avoir violé la paix publique, existe chez les Kabyles : il se paie à la djemda (conseil) du village. Si le meurtre a été involontaire, la famille lésée peut, — mais elle n’y consent pas toujours, — renoncer à la rekba. Alors le meurtrier vient la trouver avec une pièce de toile et dit : « Si vous voulez me tuer, tuez-moi : voici mon linceul. Si non, pardonnez-moi : je serai désormais un de vos enfants. » Quand le pardon lui est accordé, il est considéré comme appartenant à la kharouba et au çof du défunt. Si le meurtre n’est point puni par le kanoun et n’est considéré que comme un fait de guerre privée, il n’en est pas de même de l’empoisonnement, car c’est là un moyen honteux de se venger, et qui entache la horma, l’honneur de la tribu : certaines coutumes prononcent contre l’empoisonneur la peine de mort. La plupart des crimes ou délits contre la propriété, les bonnes mœurs, l’honneur des femmes, la sûreté du village, sont punis quelquefois de la mort, plus souvent d’une amende. Les kmoun kabyles, comme la loi des Francs Saliens et les autres Leges Barbarorum, contiennent un tarif gradué des crimes et délits ; un baiser donné à une femme comporte une amende plus élevée qu’un assassinat. L’homme qui parle à une femme sur le chemin, qui se trouve exprès sur son passage, qui va en même temps qu’elle à la fontaine, qui monte sur un cheval, sur une terrasse ou sur un minaret pour regarder dans l’intérieur des maisons, doit une amende. La procédure criminelle des Kabyles rappelle également celle des Germains : j’ai déjà parlé des cojuratores.

La loi civile des kanoun est absolument indépendante du Koran. Le divorce, par exemple, est plus facile chez les Kabyles que chez les Arabes. Un des points sur lesquels les deux législations sont le plus en désaccord, c’est le droit des femmes à l’héritage paternel. Reconnu par le Koran, il est nié ou fort réduit par les kanoun. La fille ne doit avoir aucune part à la terre : autrement son mari, qui peut être un étranger, deviendrait propriétaire dans le village, et la sécurité commune en serait compromise. N’est-il pas curieux de voir ces montagnards inventer pour eux-mêmes, sous l’empire de nécessités analogues, la loi salique et la théorie de la terre salique ? Les Cheurfa, qui se sont insinués parmi les tribus, avaient un instant obtenu d’elles qu’elles renonceraient à cette disposition inique ; on appliquerait aux filles les prescriptions bienveillantes du Koran. Soit que le vieux préjugé n’ait pu être dompté, soit que les inconvénients pratiques de cette réforme se fussent accusés, elle n’a pas duré très longtemps. Le 24 décembre 1748 se réunirent au marché des Beni-Ouasif les délégués d’un grand nombre de tribus kabyles ; cette assemblée abolit solennellement le droit d’héritage des femmes, rompant ainsi en visière au Koran et revenant aux coutumes nationales. En mémoire de cette décision, des stèles ou des colonnes de pierre brute furent érigées dans les principaux villages qui s’étaient fait représenter à l’assemblée. Elles ne présentent aucune inscription, car l’idiome kabyle se parle mais ne s’écrit guère. Tout en ayant oublié la date exacte de cette décision, — il y a quatre cents ans de cela, affirmait un homme de Djemâa-Sahridj, en me montrant la stèle de son village, — les indigènes en connaissent parfaitement la teneur. « Les femmes voudraient bien renverser cette pierre », me disait en riant mon cicérone en burnous.

Les mêmes nécessités de défense ont fait inventer aux Kabyles une organisation politique des plus originales et des plus curieuses. Chacun de leurs villages est une république, et l’on y a les mœurs républicaines. L’autorité suprême y appartient à la djemàa ou assemblée de tous les citoyens ayant atteint l’âge légal de la majorité. Elle se tient sur une des places ou dans une rue couverte, tout le monde étant assis par terre et chacun parlant de sa place. Les séances y sont très longues, car les Kabyles, comme les Français, aiment à parler et à entendre parler. L’assemblée possède la plénitude des pouvoirs politiques, administratifs, militaires, judiciaires (je fais abstraction, bien entendu, des restrictions apportées par la conquête française). Elle nomme un chef du village, appelé amin, qui n’est que son président et l’exécuteur de ses décisions. Celui-ci nomme, à son tour, des tamen, à la fois ses adjoints et ses surveillants, qui représentent chacune des kharouba ou fractions du village. L’amin et les tamen forment donc le conseil exécutif de la minuscule république. Les autres fonctionnaires sont tous nommés par la djemàa. C’est d’abord l’oukil, chargé d’administrer les biens de la mosquée, si le village en possède une : on le choisit presque toujours dans le çof opposé à celui de l’amin. Puis vient l’imam ou marabout, chargé du culte et de l’instruction ; c’est le prêtre, l’instituteur, le lettré du village ; il fait office de secrétaire à la djemâa. Enfin, un crieur public est chargé de convoquer l’assemblée et de publier ses décisions.

De tous les fonctionnaires, c’est l’amin qui est le plus important ; il faut qu’il soit administrateur habile et intègre, brave guerrier et capable de mener au feu ses administrés, assez riche pour consacrer tout son temps aux affaires publiques et traiter les hôtes que Dieu envoie à la commune. Le choix pour un bon amin est donc restreint entre quelques familles : de là un élément aristocratique dans cette démocratie.

L’amin ne peut se maintenir qu’en soignant sa popularité, en se ménageant des sympathies dans le village et dans chacune de ses kharouba, en restant fidèle à son çof tout en se montrant à peu près juste pour le çof opposé. Il lui faut déployer autant de diplomatie, de souplesse et d’énergie qu’en exigerait le gouvernement d’un grand État.

Comme le village ne pourrait se défendre seul contre un ennemi puissant, il fait nécessairement partie d’une kbila ou confédération. La kbila est fondée principalement sur des rapports de voisinage et la communauté d’intérêts ; elle n’est pas la tribu (arch), car une confédération peut se composer de plusieurs tribus.

Les confédérations kabyles portent des noms comme Aïl-Iraten, Aït-Fraoucen, Aït-Yenni, qui, dans la pratique, sont employés concurremment avec ceux de Beni-Raten, Beni-Yenni, Beni-Fraoucen. Aït étant le mot kabyle et Beni le mot arabe pour exprimer l’idée de descendance ou de filiation, l’un et l’autre mot suppose qu’on se réclame d’un ancêtre commun, réel ou supposé, dont on se reconnaît les descendants.

Au reste, ni l’arch, ni la kbila n’ôtent rien de sa souveraineté au village l’arch n’est qu’un souvenir de famille et d’histoire ; la kbila ne se manifeste qu’au jour de péril. Elle nomme alors un chef commun, amin-el-oumena, « l’amin des amin », dont les pouvoirs cessent à la paix. C’est la domination française qui a donné de la permanence à la kbila en faisant d’elle une subdivision du cercle militaire, puis de la commune mixte, en lui donnant un président ou caïd permanent, adjoint indigène de l’Administrateur.

En résumé, les pays occupés par des sédentaires de langue berbère, moins parce que ceux-ci sont des Berbères que parce qu’ils sont des sédentaires, paraissent plus propres que les autres régions d’Algérie à récompenser un grand effort pour la diffusion de l’enseignement français et pour le rapprochement entre les indigènes et les Européens. Dans la Grande-Kabylie, en particulier, nous trouvons de petites nations composées à peu près des mêmes éléments ethnographiques que notre Provence et notre Languedoc, exactement des mêmes que notre Corse ; un pays montagneux, fertile, salubre, que maints voyageurs ont pu comparer à notre Dauphiné ou à notre Auvergne ; des cultivateurs fortement attachés au sol, l’estimant à des prix même plus élevés que le paysan français, habitant non des tentes ou des huttes, mais des maisonnettes de pierres couvertes en tuiles ; une population d’une densité presque égale à celle qu’offre notre département du Nord.

Si l’on essaie de déterminer à quel siècle de notre développement historique elle est arrivée, on pourrait croire qu’elle est plus loin de nous que l’Arabe : la civilisation arabe est celle de notre xiiie siècle, puisqu’elle est fondée comme elle sur le sentiment religieux et sur un livre révélé ; la civilisation kabyle serait celle de notre vie siècle, puisqu’elle est fondée comme elle sur des coutumes non écrites. En réalité, il est plus facile de passer de ce vie siècle que de ce xiiie siècle à notre état social d’aujourd’hui, précisément parce que l’obstacle tiré du livre saint et de la théologie existe moins chez les Kabyles. Les guerres qu’ils nous ont faites ont été inspirées moins par le fanatisme religieux que par l’amour jaloux de leur indépendance. Leurs institutions républicaines, leur organisation démocratique, sont moins incompatibles avec celles de la France actuelle que les préjugés aristocratiques et les situations quasi féodales des grands chefs arabes du Sud. Leurs kanoun, appliqués aujourd’hui par des juges de paix français, interprétés, amendés, complétés par la jurisprudence de notre Cour d’Alger, comme les coutumes des peuplades barbares de l’Empire romain l’ont été par les édits des préteurs, ne créent aucune difficulté sérieuse à notre administration. Avec le temps, grâce à ce nouveau jus praetorium, leurs lois pourront se rapprocher des nôtres, ou leur céder la place. Les Kabyles sont les plus travailleurs de nos indigènes, et c’est merveille de les voir labourer sur des pentes dont la raideur ferait pâlir un agriculteur français, des pentes si inclinées que l’un des deux animaux qui tirent la charrue semble marcher sur le dos de l’autre. Ils excellent à tirer parti d’une contrée fertile, mais ardue, et trop restreinte pour la population qu’elle doit nourrir. À défaut de pâturages, ils nourrissent leurs bêtes avec le feuillage des frênes ; les frênes sont les prairies aériennes des Kabyles. Sans avoir apporté beaucoup de perfectionnements à leur agriculture, ils en ont adopté assez déjà pour ne point paraître plus routiniers que la plupart de nos paysans. Ils ont du goût pour les industries, et à l’Exposition universelle de 1889, on a pu regarder avec intérêt les armes et la bijouterie des Beni-Fraoucen, des Beni-Yenni, des Fenaïas, les sculptures sur bois des Illilten et des Illoula, les étoffes tissées chez les Bou-Chaïb et les Aït-Idjer. Les Kabyles sont entendus au commerce ; ils couvrent l’Algérie de leurs colporteurs : c’est ce qui rend si nécessaire pour eux et pour nous de répandre dans leurs tribus la connaissance de notre langue. Certains fréquentent même les expositions d’Europe et d’Amérique. Un soir, gravissant une des pentes les plus escarpées des Beni-Yenni, j’en ai rencontré un qui revenait de l’Exposition de Paris, avait été à celle de Londres et désirait. avoir des renseignements sur celle qui se prépare à Chicago. Ils sont plus économes, moins imprévoyants que l’Arabe. Malgré une certaine affectation de pauvreté sordide (il en fut de même chez le paysan français de l’ancien régime), ils ont toujours des réserves de grains et d’argent. Après l’insurrection on a tiré d’eux la somme relativement énorme de dix millions ; ils n’ont presque pas souffert de la grande famine de 1867, qui décima les tribus du Sud. Habitués à discuter dans la djemàa, à élire leurs chefs, à commenter leurs kanoun, ils ont au plus haut degré le sentiment de la liberté politique. Comme les Romains dont descendent une partie d’entre eux, ils ont le sentiment de la légalité et du droit : aux administrateurs français ils demandent volontiers en vertu de quel texte on prétend leur imposer telle obligation.

Ils ont le sentiment de la dignité humaine : tandis qu’il est ordinaire de voir les Arabes prier l’instituteur français de fustiger leurs enfants, les Kabyles se montreraient offensés d’une chiquenaude donnés à leurs rejetons. Le recteur d’Alger a dû faire passer du pays kabyle en pays arabe un instituteur qui avait la main leste.

L’indigène du Djurdjura, loin de repousser le bienfait de l’instruction française, loin d’être affligé d’une incapacité ethnique à la recevoir, témoigne au contraire d’une bonne volonté souvent exemplaire. Il comprend combien cette instruction pourrait lui être utile pour son agriculture, pour son industrie, pour son commerce, pour toutes les affaires qui l’appellent devant nos administrations et devant nos tribunaux. Seulement il veut une instruction non confessionnelle, parce qu’il se considère comme bon musulman ; il la veut pratique, parce qu’il est pauvre et qu’il abesoinde « gagner sa vie ». Sans doute il y adans lepays des réfractaires de l’école, mais beaucoup moins que ne l’assurait au Sénat M. Mauguin. Jamais les écoles fondées en Kabylie n’ont été désertées complètement, même quand l’obligation scolaire — qui d’ailleurs n’existe aujourd’hui que dans l’ancien cercle de Fort-National, — n’existait nulle part. Elle n’existe pas à Tizi-Ouzou, et, tout comme M. Berthelot, j’ai trouvé l’école remplie, quoiqu’on n’eût pas eu le temps de la « bonder » pour ma visite, ni d’y préparer un trompe-l’œil scolaire « à la Potemkin » [25].

Je voudrais ajouter quelques mots sur la situation faite à la femme dans la Grande-Kabylie, car nous devons en tenir grand compte au point de vue de nos écoles, et l’éducation des filles nous offre un problème bien plus délicat et compliqué que celle des garçons.

L’infériorité de la femme chez les Kabyles est, à certains égards, plus marquée encore que chez les Arabes. Chez les Arabes et les Cheurfa, le Koran, en sa qualité de loi civile, leur assure une part dans les héritages : nous avons vu que le kanoun des montagnards les exclut complètement.

L’humiliation pour la femme kabyle commence au jour même de sa naissance. Le père, s’il lui naît un fils, fait un présent à l’accouchée : il lui donne un bijou qui devient pour elle une marque d’honneur. S’il lui naît une fille, il ne donne rien. La mère qui n’a que des filles n’est pas une mère. Elle n’en obtiendra jamais les privilèges.

Quant à cette petite malheureuse qui vient d’ouvrir les yeux à la lumière, son père ne la considère guère plus que comme le croît de son ânesse, de sa vache ou de sa brebis. Dès ce moment il calcule à qui et combien il la vendra.

Le mariage d’une jeune fille, dans la montagne, est une vente, en effet une vente au plus offrant. Ni elle ni sa mère ne sont consultées. Le père seul a le droit de conclure l’affaire. Bien plus, si le père est mort, ce droit passe au grand-père, aux oncles, et successivement à tous les parents de la ligne masculine, finalement à un tuteur nommé par la djemáa du village.

Le prix de la vente consiste toujours en une somme d’argent. Cela s’appelle d’un nom significatif : thoutchith, « le manger ». Le vendeur mange sa fille.

Le savant général Hanoteau nous renseigne sur les prix courants de son temps (1867) : « J’ai vu des femmes payées 75 francs et d’autres 1,200 francs ; mais ce sont là des limites extrêmes ; le prix ordinaire est de 200 à 500 francs. La valeur marchande des femmes est soumise aussi à des mouvements de hausse et de baisse. Depuis la soumission complète de la Kabylie à la France, le prix moyen des femmes a sensiblement augmenté. »

De même que l’Harpagon de Molière exige de son futur gendre qu’il lui paie un habit pour la noce, le kanoun octroie au père kabyle le droit de réclamer des provisions en nature, telles que viande, grains, figues, etc.

Rien qui ressemble à cette dot qui, dans l’ancien droit romain, l’ancien droit gaulois, l’ancien droit français, forme l’apport de la mariée et fait qu’elle est une personne qui possède, une associée de l’époux. Ou du moins la çedak n’est que l’embryon de la dot : elle consiste en un vêtement et quelques bijoux que le père donne à sa fille pour qu’elle n’entre pas toute nue sous le toit marital. Encore ces bijoux ne restent-ils pas toujours sa propriété le père peut les reprendre ou le mari se les approprier.

Le mari l’a achetée ; elle est sa chose. Il peut la faire travailler à sa guise ; il a le droit de la châtier avec le poing, avec la matraque, même avec un poignard, pourvu que la mort ne s’ensuive pas.

Voyons ce que sont assez souvent les deux époux.

Lui, il peut être vieux, laid, impotent. Dans les chansons kabyles, la jeune fille se plaint qu’on l’ait livrée à un homme dont « la figure est comme le coucher du soleil », à un fumeur qui pue le tabac, à un rustre qui sent le raton quand il a plu, à un monstre qui a la face d’un hibou, les pieds d’un coq ; à un chaudron, à un bouvillon rétif, à un éclopé, à un teigneux couvert de poux, qui a perdu toutes ses dents, qui n’a qu’un âne pour toute fortune.

Elle ? devinez quel âge elle peut avoir. Elle a douze ans, dix ans, huit ans ! Rien ne prohibe ces unions dénaturées, ni le kanoun kabyle, ni la lui française encore impuissante.

Sur ce trafic matrimonial, la religion intervient, laisse tomber une manière de bénédiction. Un taleb prononce deux versets du Koran. Et c’est tout.

Il en faut moins encore pour divorcer. Ou plutôt ce mot divorcer est impropre, car il suppose une réciprocité de droit. C’est répudier qu’il faut dire, car le mari seul peut briser le lien. Il lui suffit de prononcer ces mots : « Je te répudie, et je mets sur ta tête telle somme. »

Ce dernier membre de phrase surtout est terrible : mettre sur la tête de la femme telle somme, cela veut dire que le mari ne lui permettra d’épouser un autre que si celui-ci lui paie sa rançon. Les plus honnêtes se contentent de rentrer dans leur prix d’achat ; les plus âpres au gain ou à la vengeance élèvent le prix si haut que cela équivaut à l’interdiction des secondes noces.

Cette facilité de divorce explique en partie pourquoi le Kabyle n’est point polygame : du moins il ne l’est que successivement. L’autre raison, c’est qu’il est pauvre. Ajoutons que le sentiment public est contre le mari qui pratiquerait la polygamie simultanée.

D’après certains kanoun, le décès même du mari ne libère pas la femme elle reste pendue au mort ; elle fait partie de la succession ; les héritiers du défunt disposent d’elle comme de leur chose ; ils ont le droit de la remarier, c’est-à-dire de la revendre à leur profit.

D’après d’autres kanoun, la femme est libérée par le décès du mari ; mais ce n’est que pour retomber sous la tutelle de son père ou de ses parents paternels : elle est de nouveau à vendre.

Le seul adoucissement à son sort, c’est que désormais elle est consultée sur le choix de son maître ; du moins elle peut repousser le premier qu’on lui propose, puis un second ; mais elle est forcée d’accepter le troisième.

Telle est la destinée de la femme kabyle : perpétuelle mineure, perpétuel objet de trafic, — jusqu’à ce que « l’âge ait comme effacé son sexe », ou que, veuve et mère de fils, elle soit protégée, émancipée, en quelque sorte rachetée par eux de la tutelle et de l’exploitation paternelles.

J’ai parlé des lois pénales qui semblent protéger la femme kabyle contre les insolents et les entreprenants ; mais si elles punissent d’amende l’homme qui ose lui parler sur le chemin ou l’attendre à la fontaine, ce n’est pas sa pudeur qu’elles défendent, c’est la propriété d’un père avide ou d’un mari jaloux qu’elles garantissent.

Toutes ces coutumes, tous ces articles du kanoun qui s’accordent à ravaler les femmes kabyles au niveau de l’esclave, comment peuvent-ils s’accommoder avec ce que l’histoire nous apprend du grand rôle politique ou héroïque joué par certaines d’entre elles ?

Sans remonter jusqu’à la Kahina, la grande reine des Berbères, qui, au viie siècle, réunit toutes les tribus indigènes contre l’invasion arabe, opposa aux hordes conquérantes les flammes d’une dévastation systématique et tomba couverte de blessures sous les murs de Bagaïa sa capitale, que d’autres noms on pourrait citer !

Est-ce de ce troupeau de femmes abruties par l’esclavage, le dur labeur et le misère sordide, qu’est sortie cette Lalla-Khédidja, la sainte, la maraboute, la prophétesse du Djurdjura qui, tout en tournant la meule de son moulin à bras, humiliait la morgue des tolbas, comme l’enfant Jésus confondait la science des prêtres et des Pharisiens ?

Est— ce l’une d’elles, cette autre Lalla-Khédidja qui, si longtemps, vers 1840, maintint autour du tombeau miraculeux de Bou-Kobreïn la confrérie des Rahmanya menacée par les discordes intestines, et disposa du souverain-pontificat en faveur des plus méritants ?

Est— ce l’une d’elles, cette Lalla-Fatma qui, en 1857, prophétisait sous les frênes de Sommeur, insurgeait contre nous la Kabylie orientale, et tombait entre nos mains comme prisonnière de guerre ?

Et ces autres femmes qui, dans les combats entre tribus, allaient relever les blessés sous le feu de l’ennemi, ramenaient au combat leurs maris et leurs fils, prenaient de leurs mains expirantes le long fusil à garniture d’argent, et, au nombre de quatorze dans une seule affaire, tombaient de la mort des braves ?

Cette femme kabyle, traitée en bête de somme, si facilement répudiée « ainsi qu’une vieille bourrique » pour faire place à « une jeune perdrix », est-ce donc la même qui peut disposer de l’anaïa, c’est-à-dire qui peut, dès qu’elle a couvert un suppliant de sa robe, obliger d’honneur son mari à le défendre, engager dans la querelle tous les fusils du çof ou de la kbila ?

Est-ce donc la même que les confréries se font gloire de recruter et qui, devenue khouatate (sœur) ou moqaddema (prieure), se montre aussi ardente ligueuse que les khouan ou les moqaddem ?

Après tout, les Kabyles ne sont pas le seul peuple où la femme puisse, à la fois, n’être rien et être tout, paraître moins qu’une esclave et se révéler plus influente qu’un chef. Regardez bien dans certaines de nos campagnes de France.

Pour en revenir à nos écoles, cet exposé peut expliquer pourquoi les montagnards de l’Atlas nous offrent leurs filles comme élèves, tant qu’elles n’ont pas huit ans, et, dès qu’elles ont atteint cet âge, nous les refusent ou nous les reprennent. Au fond ils préfèrent que nous ne leur demandions rien. Ils s’étonnent que nous nous préoccupions si fort d’apprendre à leurs filles ce qu’elles oublieront si tôt ou leur servira si peu. Ils n’aiment pas que nous nous enquérions de leur âge.

Il n’est pas question ici de fanatisme musulman ni de répugnance de principe pour l’instruction française. Tout simplement ce sont « des histoires de femmes ». De petites femmes, sans doute, Mais en Kabylie on les épouse si petites !

Ce que nous venons d’exposer sur la Grande-Kabylie s’applique, avec des nuances, à la Petite-Kabylie et même à l’Aurès. Les Chaouïa, dans toutes les parties habitables de leur pays, présentent aussi une population assez dense. Ils ont aussi leurs villages posés sur des rocs, leurs djemâa, leurs kanoun, leurs çof, leurs traditions puniques et surtout romaines, leur Bou Ini (bonus annus), leurs rogations qui rappellent les arvalia des Latins, leurs fêtes de la nature. Ils se considèrent, en majeure partie, comme des « Romains », et ne rejettent pas de parti pris tous les présents des Roumis, à commencer par les écoles françaises[26].

Maintenant que nous connaissons le terrain, — pays, races, institutions indigènes, institutions françaises, — voyons ce qu’on a essayé d’y faire depuis bientôt dix ans.

IV

Le 14 mai 1879, M. Jules Ferry, alors ministre de l’instruction publique, écrivait à M. Albert Grévy, récemment nommé gou verneur général de l’Algérie : « J’ai un très vif désir de mettre sans aucun retard à l’étude toutes les questions qui se rattachent à l’instruction publique dans les départements d’Algérie ; et parmi ces questions, celles que soulève l’instruction primaire sont de nature à occuper la première place au point de vue de notre influence sur la race indigène).

Le ministre avait envoyé en Algérie deux inspecteurs généraux, MM. Stanislas Lebourgeois et Henri Lebourgeois[27] ; ils en revinrent avec des rapports, qui complétaient celui de M. Masqueray sur l’instruction primaire en pays kabyle. Le 11 octobre 1880, le ministre adressait une nouvelle lettre au gouverneur général. Cette fois, il désignait le point où devaient se porter les efforts, et c’était précisément la Grande-Kabylie : « De toutes les parties de l’Algérie, elle est la mieux préparée à l’assimilation par le caractère, les mœurs et les coutumes de ses habitants… Il n’y a pas une contrée dans la colonie où nos instituteurs soient plus impatiemment attendus, où les populations se montrent plus empressées à nous faciliter les moyens d’y ouvrir des écoles. Il est temps que l’Université réponde à cet appel. Je n’ai pas à vous rappeler le chef kabyle, St-Lounis[28], qui s’est fait l’interprète de ses coreligionnaires, en vous demandant, à une de vos réceptions, de l’eau et des écoles. » Le ministre faisait remarquer qu’au moment où le régime civil succédait en Kabylie au régime militaire, « c’est par les écoles que nous réaliserons le plus aisément, je dirai même avec le plus d’économie, les améliorations désirables ». Il annonçait l’intention de créer tout d’abord quinze écoles dans le ci devant cercle de Fort-National. Il estimait la dépense totale à 225, 000 francs et offrait d’y contribuer pour les trois quarts si le conseil général du département d’Alger consentait à prendre le reste à sa charge, les traitements du personnel enseignant devant, en outre, incomber à l’État.

Cette lettre-programme fut accueillie avec faveur, non seulement en France, ou la République Française déclarait « qu’il n’est guère de document plus important dans l’histoire de l’Algérie », mais aussi dans la colonie. Le Petit Colon écrivait : « Le ministre a fini par entendre nos vœux ». L’Akbar félicitait M. Jules Ferry et ajoutait : « Cette mesure va démontrer aux Kabyles, si disposés à envoyer leurs enfants dans nos écoles pourvu que l’on ne fasse aucun effort pour les détourner de leur foi religieuse, que la France est désormais décidée à exercer sa domination dans un autre but que celui de percevoir des impôts ». Dans l’Indépendance de Constantine on lisait : « Nous avons autant à gagner que les indigènes au rapide développement parmi eux de l’instruction publique ».

Les indigènes se montraient, en effet, très favorables à la diffusion de l’enseignement français. Dès 1878, ceux de Constantine adressaient une pétition à l’inspecteur d’académie ; le 29 octobre 1880 paraissait une lettre de ceux d’Alger, remerciant la France « de songer enfin à arracher leurs enfants à l’ignorance[29] ».

On eut bientôt une preuve nouvelle de leurs bonnes dispositions. En janvier 1881, M. Masqueray, directeur de l’école des lettres d’Alger, qui a rendu tant de services pour la connaissance intime de l’Algérie, fut chargé d’une mission dans la Grande-Kabylie, dans le double dessein de sonder les véritables dispositions des intéressés et de déterminer les meilleurs emplacements pour les nouvelles écoles. Au bordj de Fort-National, l’Administrateur, M. Sabatier, avait convoqué les délégués d’un grand nombre de tribus. Il y avait là près de 800 personnes, des amin, des oukil et des tamen, ceux-ci « de petites gens, de tout âge, aux burnous salis par la terre, mais de mine intelligente et passionnée ». Les amin et les oukil, c’est-à-dire l’aristocratie, entrèrent dans une salle, et les tamen restèrent dans la cour. Alors entre ceux-ci et M. Masqueray s’établit un dialogue des plus curieux, et qu’il faut lui laisser exposer[30] :

« Enverrez-vous vos enfants ? Nous les enverrons. — Nos écoles seront ouvertes à tous, aux pauvres comme aux riches. Bravo ! — On n’y prononcera pus un mot de religion, ni de religion chrétienne, ni de religion musulmane. — C’est bien, cela ! — Nous y enseignerons, outre la langue française, le calcul, l’histoire et la géographie, des métiers manuels pour que vos enfants trouvent à vivre dans le monde. — Bravo ! » — Un vieillard gravit les marches du perron, et se tenant près de nous, dit à haute voix : « Nous voulons que nos enfants aillent à l’école, afin d’être gouvernés directement par vous ». — Un homme jeune lui succéda, très vif, évidemment chef de parti ; il s’écria : « Oui, nous ne voulons plus être mangés par nos amin ». — M. l’Administrateur atténua l’effet de cette parole révolutionnaire ::« Aujourd’hui, jour de paix et de concorde, dit— il, nous n’avons point à récriminer contre le passé ». Nous ajoutâmes : « Asseyez-vous tous à terre, puis que ceux qui veulent l’école se lèvent, et que ceux qui ne la veulent pas restent assis. » Une dizaine environ sortit de la cour : tout le reste s’assit, puis se leva sans exception.

Nous rentrâmes ensuite dans la salle où les amin et les pukil se tenaient silencieux, et l’interprète, traduisant nos paroles, leur dit : « Vous avez entendu. Que dites-vous à votre tour, vous qui êtes les plus riches et qui tenez de si près au gouvernement ? » — Un amin répondit : « Nous exécuterons les ordres du beylik[31] — Je l’interrompis : « Ce n’est pas cela que nous vous demandons. Personnellement et sans contrainte aucune, donnerez-vous le bon exemple ? Enverrez-vous vos enfants, ou si vous en aviez, les enverriez-vous ? »

On répliqua : « Les Kabyles sont pauvres ; ils ont besoin de leurs enfants pour garder leurs troupeaux, ou même pour nourrir leurs familles. Beaucoup de très jeunes gens sont envoyés comme colporteurs en pays arabe et reviennent tous les ans avec un petit pécule. Comment iraient-ils à l’école ? » — « Ces sortes de calculs, répondis je, ont lieu même en France ; mais nous vous prouverons que c’est là de l’intérêt mal entendu… Ensuite ? » — « Ensuite, ceux d’entre nous qui seront exposés à des revendications n’ont aucune autorité sur leurs subordonnés. » — Je répondis : « Là n’est pas la question. Indépendamment de toute politique, dans l’intérêt de vos enfants et de vos compatriotes, voulez-vous, oui ou non, les écoles françaises ? Voici mon registre ; j’écrirai vos noms et vos réponses, sans qu’il en résulte rien de fâcheux pour vous si vous refusez ». — L’amin de Djemâa-Sahridj répondit : « Oui » ; celui d’Ichériden[32] répondit : « Non ». — Je me servis alors de cette formule : « Qui pense comme l’amin de Djemâa-Sahridj ? Qui pense comme l’amin d’Icheriden ? »

M. Masqueray recueillit ainsi, dans ce singulier plébiscite scolaire, 51 oui et 16 non, représentant les suffrages des amin de 67 villages. Si les chefs n’avaient pas montré la même unanimité que leurs subordonnés des kharouba, la manifestation restait encore imposante. D’autres réunions eurent lieu dans les régions les plus diverses de la Kabylie. La plus curieuse est celle qui se tint chez les belliqueux Ittouragh et Illiten, que la célèbre prophétesse Lalla-Fatma avait entraînés à la guerre sainte en 1837. C’était dans ce même village de Soumeur, dont elle avait fait un des foyers de l’insurrection, c’était près du frêne sous le feuillage duquel elle groupait ses auditeurs, que M. Masqueray convoqua les siens. Son succès fut encore plus grand qu’à Fort-National : l’approbation devint unanime quand l’orateur eut répondu à toutes les questions qui préoccupaient les montagnards :

« Est-il bien convenu, leur dit-il, que dans nos écoles ni les marabouts français, ni les marabouts musulmans n’auront d’autorité ? La religion restera en dehors de l’école. Chacun naît et meurt dans la religion de son père, et c’est Dieu seul qui distingue entre nous au jour du jugement. — Très bien ! Voilà une sage parole. Mais apprendrez-vous la langue arabe à nos enfants ? — Nous la leur apprendrons comme langue étrangère au sortir de l’atelier. Vous êtes Kabyles, et la langue arabe ne vous sert que quand vous voyagez en pays arabe. Nos écoles seront fondées en vue des intérêts communs des Kabyles et des Français, et s’il s’y trouve quelque défaut, Dieu nous suggérera le moyen d’y remédier. Un dernier mot. Nos écoles seront absolument gratuites, ouvertes aux enfants des pauvres aussi bien qu’à ceux des riches Nous remercions votre gouvernement béni, et nous vous promettons de vous envoyer nos enfants[33] ».

« Les Kabyles sont pauvres, ils ont besoin de leurs enfants pour garder leurs troupeaux », telle est l’objection la plus fréquente et la plus sérieuse qui nous ait été faite par les indigènes. N’est-il pas curieux de retrouver, chez ces paysans de l’Atlas, exprimées presque dans les mêmes termes, les répugnances et les préventions de certains paysans français d’autrefois — et peut-être encore d’aujourd’hui ? — Les nôtres étaient même plus platement prosaïques. Aux inspecteurs que M. Guizot avait chargés de l’enquête préliminaire à la grande loi de 1833, ne répondaient-ils pas : « Il y a les oies à garder et les champs à glaner », ou bien : « C’est de pain que nos enfants ont besoin et non de livres », ou bien encore : « Plutôt que d’aller à l’école, ils feraient bien mieux d’aller curer le fossé[34] ».

Au mois de mai de la même année, le directeur de l’école des lettres d’Alger reparut en Kabylie, et j’eus la bonne fortune de l’y accompagner. Nous vérifiâmes de nouveau les emplacements : nous vîmes les Administrateurs français, les présidents des confédérations, les amin des villages, et les bonnes dispositions de la population et de ses chefs indigènes nous furent de nouveau confirmées. Des pourparlers s’engagèrent pour l’acquisition des terrains. On pouvait craindre que les rivalités de service entre la hiérarchie académique et la hiérarchie administrative, l’embarras que semblait causer à l’académie d’Alger la perspective d’avoir à créer et à surveiller des écoles en ces pays perdus, enfin la multiplicité contradictoire des idées et des projets mis en avant, ne retardassent l’heure de la mise à exécution.

Le ministre résolut de couper court aux difficultés en faisant un choix dans les emplacements déjà reconnus, et en faisant bâtir aux frais du ministère. Par arrêté du 23 août 1881, M. Scheer fut chargé de l’organisation de l’enseignement en Kabylie et de la surveillance des travaux de construction. M. Scheer, alors instituteur à Fort-National, parlant avec facilité les deux langues arabe et kabyle, connaissant le pays village par village et pour ainsi dire homme par homme, fut le plus précieux des collaborateurs. Le décret du 9 novembre 1881 créait huit écoles, qu’il désignait nominativement ; il prescrivait au recteur d’Alger de procéder à l’acquisition des terrains sur les bases des promesses de vente négociées par M. Masqueray. C’était un fait nouveau que la formation d’un domaine universitaire dans ce pays sauvage ; il n’était pas moins inouï de voir le ministère de l’instruction publique assumer seul la charge de ces créations. Cette initiative était cependant indispensable, car de longtemps on ne serait sorti de la période des essais et de tâtonnements.

Pour préparer des maîtres aux futures écoles on fit appel à l’élite des instituteurs de la métropole et de la colonie : on exigeait d’eux qu’ils eussent obtenu le brevet supérieur, et, comme il s’agissait de vivre en pays musulman, qu’ils fussent mariés. Avant d’entrer en fonctions, ils devaient suivre pendant six mois une sorte de cours normal, qui devait d’abord être établi à Tizi-Ouzou, et qui le fut ensuite à Fort-National, où le génie militaire prêta des locaux pour les habitations et pour les cours. L’enseignement devait porter sur la langue kabyle et aussi sur les coutumes du pays, qu’il importe de bien connaître pour éviter de froisser les idées si particulières des indigènes.

À cet enseignement on put joindre, grâce au dévouement du Dr Ramonet, alors médecin militaire à Fort-National, des notions usuelles de médecine, de chirurgie et d’hygiène. Dans les tribus éloignées du chef-lieu de commune, l’indigène ne peut espérer aucun secours médical en temps utile ; il est donc obligé de recourir à ses toubib qui en sont encore à la science du moyen âge arabe et dont les remèdes sont plus redoutables que le mal. Si sommaire que fussent les notions de l’instituteur, si élémentaire la petite pharmacie qu’on adjoignait à son école, il était appelé à rendre aux indigènes de très grands services. Il obtenait au milieu d’eux le prestige d’une science pratique, les moyens de capter leur confiance, de se les attacher par la nécessité et la reconnaissance, d’assurer ainsi par sa seule influence la fréquentation de son école. Les maladies des indigènes sont peu compliquées, les remèdes à leur appliquer sont très simples, nullement dangereux à manier, faciles à cataloguer. C’est là un moyen de popularité que ne négligent dans les tribus ni les Pères et les Sœurs de Notre-Dame d’Afrique, ni les missions anglaises qui y sont un peu trop répandues. Le cours normal de Fort-National, ainsi constitué, fonctionna pendant deux années et donna deux générations de maîtres excellents, parmi lesquels les Verdy, les Mailhes, les Gorde, qui peuvent être considérés comme élite dans le corps de nos instituteurs algériens.

Les nouvelles écoles fonctionnaient à peine quand le sous-préfet de Tizi-Ouzou ayant déclaré aux indigènes qu’ils n’étaient point « obligés » d’y envoyer leurs enfants, elles perdirent d’un seul coup environ la moitié de leur effectif ; mais que, dans ces conditions, elles en aient conservé l’autre moitié, j’y trouve le meilleur argument en faveur de leur vitalité. Le cours normal de langue et coutumes kabyles cessa de fonctionner ; les communes cessèrent de fournir des médicaments aux écoles. M. Scheer, qui était, en Kabylie, la cheville ouvrière de l’ouvre, fut envoyé à l’autre bout de l’Algérie, à Batna. Diverses influences pesèrent sur le ministère pour qu’il renonçât à la complète exécution de son plan. On avait déjà construit quatre écoles, n’était-il pas bien suffisant de construire les quatre autres qu’avait promises le décret de novembre 1881 ? Et même à quoi bon construire ces quatre ? Pourquoi une telle libéralité en vers des communes assez riches pour faire face aux obligations que leur imposaient nos lois scolaires, notamment le récent décret du 13 février 1883 ? On affirmait que les Administrateurs étaient inquiétés et découragés par l’initiative ministérielle. Sans eux — et ceci nous n’avons jamais songé à le contester — on ne pouvait ni construire des écoles dans des conditions satisfaisantes de bon marché, ni en assurer la fréquentation. Eux seuls pouvaient obtenir des indigènes des sacrifices pécuniaires, de la main-d’œuvre gratuite ; eux seuls, avec l’autorité qu’ils avaient héritée de leurs prédécesseurs militaires, avec les pouvoirs arbitraires que leur conférait le Code de l’indigenat, pouvaient triompher de la mauvaise volonté ou de l’indolence des parents. Le ministère, sous les premiers successeurs de M. Jules Ferry, résista longtemps à ces objurgations : il décida, encore en 1884, que les quatre autres écoles promises seraient construites, cette fois par les communes, et qu’il mettrait à leur disposition une somme de 225,000 francs. Puis, la pression s’accentuant, et bien que la situation de ses établissements se fût beaucoup améliorée depuis l’arrivée de M. Jeanmaire au rectorat d’Alger, il consentit à une sorte de liquidation de l’entre prise. Le décret du 18 mai 1887 fit rentrer les écoles ministérielles dans le « droit commun » et en fit remise aux communes ; il leur fit également concession des terrains acquis en 1881 et d’une contenance d’environ dix hectares.

Des trois communes mixtes auxquelles s’adressait cette libéralité, deux ont répondu aux espérances qu’on avait pu fonder sur elles : celles de Fort-National et du Djurdjura. La troisième, celle d’Azeffoun, entrée en possession de l’école ministérielle de Mira, n’a pas encore réussi à en créer d’autres sur son vaste territoire et pour sa population de 24,000 musulmans. Cette école de Mira, dont les constructions se sont écroulées, soit par suite de malfaçon, soit par l’effet d’un tremblement de terre, se survit dans des espèces de baraques ; et, quand on parle du peu de zèle des Kabyles pour l’instruction, il est bon de noter que, sur les ruines de leur école, en l’absence de toute obligation légale, cent élèves indigènes s’obstinent à recevoir des leçons de l’instituteur Laffarguette. Une autre commune mixte, dont on aurait pu attendre beaucoup, celle de Haut-Sebaou, s’est contentée jusqu’à présent, pour ses 38,460 indigènes, des deux petites écoles : celle de Çouama, installée dans une pauvre mosquée, tenue par un simple moniteur indigène, et, sur cinquante élèves inscrits, en offrant une trentaine présents ; celle d’Agoussim, établie d’abord à peu près dans les mêmes conditions, puis transférée à Tabouda.

Cependant l’initiative prise en 1881 n’a pas été sans résultat : les trois écoles aujourd’hui survivantes du premier projet, et qu’on appelle encore dans le pays écoles ministérielles, celles de Taourirt-Mimoun (tribu des Beni-Yenni), Tizi-Rached, dans la commune mixte de Fort-National, et Djemåa-Sahridj, dans la commune de pleine exercice (récemment formée) de Mékla, sont, au point de vue des bâtiments, les plus belles et les plus vastes de la Grande-Kabylie. Elles rendent des services proportionnés à ce qu’elles ont coûté, encore que l’architecte ait, suivant l’habitude de la corporation, notamment dépassé le devis primitif et les intentions du ministère. La première est à trois classes[35] ; les deux autres, construites sur un type identique, sont à quatre classes. La fréquentation la plus faible est celle de Tizi-Rached ; sur 138 élèves inscrits, je n’ai trouvé, en novembre 1890, que 92 présents. Il est vrai que c’était jour de marché ; mais d’une façon générale la population de ce pays, uniquement adonnée à l’agriculture, toute rurale, très routinière, considérée comme arriérée même par ses voisines, est une des moins avides d’instruction. L’amin du village, lors de la réunion convoquée en janvier 1881 à Fort-National par M. Masqueray, avait résolument voté non. Les écoles de Djemâa-Sahridj et Taourirt-Mimoun, situées en des pays d’industrie et de colportage, qu’habite une population intelligente et vive, dunpent plus de satisfaction. Sans être annoncé, j’ai trouvé dans l’une 176 élèves présents sur 196 inscrits ; dans l’autre, 121 présents sur 133.

Visitons une de ces écoles. Prenons, par exemple, celle de Djemaa-Sahridj.

Elle est située près de ce joli village kabyle où gazouillent de toutes parts les sources, où sous les pierres des fontaines se mussent de grosses anguilles, dont la vie est sacrée pour tous, héritières de la vénération qui s’attachait, dans Carthage, aux lottes de Salammbô.

Djemaa-Sahridj est dans le pays une manière de centre intellectuel. Outre notre école, il y a celle qu’ont fondée les jésuites, qu’ont reprise les Pères Blancs, qu’ils ont ensuite confiée aux Sœurs de leur ordre.

Le chef de la tribu des Aït-Fraoucen, le vieux Cheikh-Mohand, est un lettré, un marabout. Il a été professeur d’arabe dans un de nos établissements ; il lit le Koran et même le comprend ; il a toujours manifesté la plus vive sollicitude pour l’instruction européenne et pour notre école indigène qu’il a vu bâtir.

Le village possède une assez jolie mosquée, à l’ombre de palmiers stériles qui sont les seuls de la Kabylie. Sur la grande place du marché, çà et là, on distingue des squelettes humains à fleur de terre : c’est qu’on a mal enterré les ancêtres ou que les orages ont lavé les terres. Les Kabyles ne s’en inquiètent pas autrement. Leurs sépultures sont très simples : un trou pratiqué dans une berge ou creusé dans le chemin à trente centimètres de profondeur, et revêtu de lames de schiste. Jamais d’inscription. Aucun culte. Ils n’ont pas sur cet objet les mêmes idées que nous.

L’école est en bas du village. Deux étages pour les logements du personnel enseignant. Au rez-de-chaussée, les quatre classes.

Le costume des écoliers est celui de leurs pères : une gandoura de laine qui descend jusqu’au genou et un burnous à capuchon ; sur la tête une chéchia ou calotte de feutre rouge. C’est tout. Ce ne sont que les riches qui ont des chaussures à l’arabe, et les élégants qui portent des culottes. Les pieds nus reposent sur la dalle nue.

Des têtes éveillées, de grands yeux noirs ou bleus ; des types de chez nous ; çà et là, très rarement, de fins visages arabes, et d’autres qui révèlent un mélange de sang noir.

Dans mes tournées j’ai vu de ces écoliers qui semblaient bien pauvres. Le burnous n’avait plus de couleur, ou plutôt les avait toutes ; troué, rapiécé, effiloché. La chemise de laine usée, élimée, ajourée, réduite à une sorte de charpie, ne tenait plus ensemble que par la persuasion et par des reprises de fil gros comme un câble, laissant, par endroits, la poitrine et les flancs nus. De la dignité dans cette gueuserie. Des hidalgos ! Les plus misérables n’étaient pas les moins intelligents. L’instruction que nous leur donnons leur sera quelque jour un patrimoine, le seul.

Qui croirait que des gens sans culottes puissent avoir des para pluies ? Ils en ont ! D’énormes pépins en grosse cotonnade, une espèce qui tend à disparaître dans les campagnes de France. Quand on pense que Louis XIV n’a pas connu le parapluie !

Entrons dans les classes et commençons par les tout petits.

Ici l’enseignement est bien simple : ce sont des leçons de choses et d’images. On leur apprend les mots français usuels pour désigner les parties du corps, les pièces du vêtement, les animaux domestiques ou sauvages. Puis de petites phrases : « As-tu une chéchia ? — Oui, j’en ai une. — Qui a tissé ton burnous ? C’est ma mère. — Le maître a-t-il une culotte ? — Il en a une. »

Oui bien, il en a une, le maître kabyle ! Et il en est fier et il l’exhibe. Car, depuis qu’il est adjoint ou moniteur, il est devenu une manière de sidi, c’est-à-dire de monsieur.

Si l’on passe aux classes supérieures, on est surpris du progrès accompli en moins de deux ans. Les écoliers parlent français facilement, correctement, presque sans accent. Ou s’ils en ont, c’est parce que beaucoup des instituteurs algériens sont originaires de notre Midi et que l’Algérie elle-même est un Midi.

Il est curieux d’entendre ces gamins en burnous vous parler d’Annibal, de Carthage, des guerres puniques. Ils connaissent Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Napoléon, et le maître ne manque jamais de leur faire remarquer combien nous nous sommes mieux conduits avec Abd-el-Kader ou Lalla-Fatma que les Romains ou les Anglais avec nos héros malheureux.

Le calcul, le système métrique n’ont plus de secrets pour eux, et je les vus résoudre des problèmes dont je ne me serais point tiré aussi prestement.

Le vieux Cheikh-Mohand et le garde champêtre en burnous bleu assistent tout attendris à ces exercices.

La sortie de la classe s’opère en rang, au chant des airs patriotiques, français bien entendu, comme Le Drapeau de la France ou Nos vaillants soldats.

J’ai dit qu’il y avait des élèves indigènes dans les écoles bâties pour les Européens. La réciproque est vrai : pas une école kabyle où je n’aie vu sur les bancs, mêlés aux têtes à chéchia, des fils de colons ou de petits fonctionnaires.

J’avais des préventions contre ce mélange des deux races, et, en outre, je doutais qu’il fût possible aux indigènes d’aller du même pas que leurs camarades français. Eh bien ! j’en suis revenu.

Les femmes d’instituteurs français laissent leurs fils et même leurs fillettes s’asseoir parmi les petits musulmans de leur âge : toutes m’ont assuré qu’elles n’y avaient jamais entrevu l’ombre d’un inconvénient.

D’autre part, j’ai collectionné des compositions : à l’école de Fort-National, ni en style, ni en orthographe, ni en calcul, les petits Kabyles ne le cèdent à leurs camarades français. Parfois on voit quatre ou cinq noms musulmans s’aligner en tête de liste. Le jour de la distribution des prix, on est surpris de voir combien de Mohamed et de Belcassem sont proclamés parmi les lauréats. Au commencement, on distribuait, comme prix, des livres dorés aux Européens et des vêtements aux indigènes. Les élèves musulmans s’en sont offensés. Ces va-nu-pieds préfèrent un volume de Jules Verne à une paire de souliers.

Assurément il entre dans leur ardeur pour l’instruction des calculs utilitaires. Ils rêvent, quand ils auront conquis leur certificat d’études, de devenir moniteurs dans quelque école, khodja ou interprètes, chaouch ou huissiers auprès d’une justice de paix, au besoin facteurs ruraux ou cantonniers. N’oublions pas que « les Kabyles sont pauvres ».

Et puis, est-ce qu’en France nous recherchons toujours et uniquement la science pour la science ?

Comme on a vivement récriminé contre les dépenses de construction pour ces trois écoles, qu’on a qualifiées naturellement de « palais scolaires », je voudrais dire quelques mots pour leur défense. Il est vrai qu’elles ont coûté plus cher qu’on ne l’avait prévu : quarante-cinq mille francs en moyenne. Mais il a fallu hisser les matériaux quelquefois sur des hauteurs de quatre cents mètres, consolider des terrains détrempés par les sources, faire porter les briques, les pierres, même la chaux, à dos d’âne ou de mulet, et un bourricot, dont la journée revient à trois francs par jour, ne porte pas beaucoup de matériaux à la fois par les mauvais sentiers ou par les gués des rivières.

« Palais scolaires », c’est bientôt dit. Je crois que ce luxe relatif n’a pas été inutile. C’est un premier enseignement donné aux indigènes que ces confortables maisons à la française. Elles contribuent à leur donner une idée du prix que nous attachons et qu’ils doivent attacher à l’instruction. Elles les avertissent que c’est chose grande et noble : une chose impériale, comme disait Luther ; une chose beylikale, comme ils disent, Et ils voient le drapeau de la France flotter sur la façade.

Elles leur donnent encore d’autres leçons. Connaissez-vous la maison kabyle ? Elle est construite en pierres, comme les nôtres ; elle est couverte, comme elles, d’une toiture en tuiles ; mais là s’arrête la ressemblance entre les demeures des sédentaires de là-bas et celles des sédentaires de France.

Au seuil de la maison kabyle se hérissent les pointes de roches ou les feuilles tranchantes des schistes, se creusent des trous, s’étalent les flaques de boue et d’argile glissante.

Si vous franchissez le seuil, prenez garde ; car la maîtresse poutre de la porte est basse et, si vous n’êtes pas averti, vous allez vous faire une bosse au front.

S’il y a une cour intérieure, c’est un marais. S’il y a un escalier, c’est un casse-cou, aux marches étroites, usées, glissantes. Allez doucement et serrez-vous bien contre le mur : il n’y a pas de garde-fou. J’ai vu un de mes compagnons de route descendre plus vite qu’il n’était monté, car il descendait sur les reins.

Les pièces de l’habitation semblent des antres, tant il y fait sombre. À la vérité, il y a des ouvertures, mais on ne peut leur donner le nom de fenêtres. Elles ne sont fermées ni de vitres, ni de volets, et les courants d’air sont là comme chez eux. Elles sont toujours petites, mais jamais de la même grandeur, jamais de la même hauteur, jamais de forme géométrique.

Le montagnard ne sait ce que c’est que la ligne droite ou la symétrie : les flancs des murs inclinés, surplombants, vallonnés, disent son peu de familiarité avec le fil à plomb.

Ne cherchez pas de lit : on couche sur des banquettes irlandaises de maçonnerie ou de terre battue. Sur le sol inégal vous trébuchez ; vous vous heurtez contre les poutres mal équarries, noueuses, tordues, gibbeuses, qui se dressent çà et là pour soutenir le toit.

Pas de foyer devant lequel vous puissiez étendre vos vêtements trempés par les orages de montagne ; mais un brasier dans un coin ou simplement au milieu de la pièce, et une âcre fumée qui flâne longtemps sous les poutrelles noircies et luisantes de suie, avant de trouver son issue par quelque trou du toit.

Il y a douze ans, le montagnard ne voyait guère autour de soi, en fait d’édifice européen, que le bordj du commandant militaire ou les maisons des colons, rarement fortunés. Et là il ne se sentait pas chez lui. Dans l’école, au contraire, bâtie tout exprès pour lui, où son fils est si bien accueilli, il cesse d’être dépaysé : l’instituteur a pour lui les égards qu’on doit aux parents d’élèves, le faisant entrer partout, lui montrant et lui expliquant tout.

Et le montagnard réfléchit. Les mérites de la ligne droite se révèlent à son intellect ; il commence à comprendre ce que c’est qu’un seuil, une porte, une fenêtre, un tuyau de cheminée.

J’ai visité la Kabylie à dix ans d’intervalle, revoyant les mêmes demeures et les mêmes gens. J’ai été frappé des progrès accomplis. J’ai trouvé de vraies cheminées, des fenêtres avec des vitres, des lits à l’européenne, des tables sur lesquelles une nappe à peu près blanche était étendue, et sur les murs en pisé le portrait de M. Eiffel et le profil de sa tour.

Pour inculquer à n’importe quel peuple ce que nous appelons notre civilisation, il faut peut-être commencer par lui donner les mêmes besoins matériels que nous, éveiller en lui les mêmes idées de bien-être, de confort, de propreté, et de lignes régulières.

C’est par là, d’abord, que nous ferons de l’indigène un membre utile de notre communauté, un consommateur de nos produits et un producteur. Avec le désir du mieux, nous lui donnerons le goût du travail. Nous vaincrons son apathie ; nous lui apprendrons qu’il y a cent façons autres que la guerre sainte d’occuper son activité ; nous lui créerons des solidarités avec nous.

L’école « ministérielle », le « palais scolaire » aura son rôle dans la lente transformation des meurs indigènes. C’est une maison qui prêche.

Depuis que le ministère de l’instruction publique a pris cette initiative, les communes mixtes de la Kabylie, auxquelles les lois nouvelles en faisaient d’ailleurs l’obligation, se sont mises à construire des écoles. Pas toutes, comme nous aurons à le constater. Et, bien entendu, pas avec le même « luxe » que le ministère. Souvent on s’est contenté d’aménager quelque édicule religieux, et nous avons l’école-mosquée, on s’est borné à élever un simple rez-de-chaussée avec une salle de classe et deux petites pièces pour le maître, et nous avons l’école-gourbi ; on a utilisé un ancien baraquement, et nous avons l’école-chalet… Il y en a de tous les types et pour tous les goûts.

Au point de vue administratif, on les distingue en écoles ordinaires, écoles préparatoires, et écoles enfantines.

Parmi les écoles ordinaires, citons celle de Tizi-Ouzou, qui a pris la place d’une école arabe-française ; celle de Tamazirt, la première en date de la Kabylie, et qui offre un véritable livre d’or d’élèves, car il en est sorti nombre de bons instituteurs et de bons employés indigènes ; celle d’Aïl-Saada, dans la commune de Djur-djura ; celles d’Iril-Imoula et d’Aïn-Sultan, dans la commune de Dra-el-Mizan. Ce qui caractérise l’école ordinaire, c’est qu’elle comprend plusieurs classes, qu’elle est dirigée par un instituteur français, assisté d’adjoints français ou indigènes pour les classes inférieures ; et enfin que l’instituteur-directeur a quelquefois la surveillance et l’inspection des écoles dites préparatoires du voisinage. J’ai trouvé à Tizi-Ouzou 86 élèves présents, dont 28 Européens ; à Tamazirt, 146 élèves présents sur 190 inscrits ; à Iril-Imoula, 67 présents sur 84 inscrits ; à Aïn-Sultan, 85 présents sur 110 inscrits.

À ces écoles indigènes ordinaires on pourrait assimiler certaines écoles françaises où les élèves musulmans sont en nombre et parfois en majorité : comme celle de Fort-National, où, sur 56 élèves présents, j’ai compté 33 musulmans ; comme celle de Michelet, où, sur 60 élèves présents, 55 sont des Kabyles. En outre, dans un certain nombre d’écoles purement françaises, il y a quel ques indigènes : 13 musulmans sur 106 élèves à Tizi-Ouzou, 32 sur 92 à Dellys, 7 sur 22 à Rebeval, 4 sur 34 à Azazga, 25 sur 57 à Dra-el-Mizan, 16 sur 62 à Bordj-Ménaïel.

Les écoles préparatoires, dont les meilleurs élèves achèveront leur éducation dans les écoles ordinaires, sont le plus souvent à une classe ; elles n’en ont jamais plus de deux. Dans le premier cas, le maître est presque toujours un indigène, avec le titre d’adjoint s’il a le brevet élémentaire, et celui de moniteur s’il n’a que le certificat d’études primaires ; dans le second cas, l’un des deux maîtres est souvent un Français. Au premier type se rattachent les écoles d’Azouza, où j’ai trouvé 44 élèves ; de Thaddert-ou-Fella, avec 29 présents ; de Taka, avec 55 ; d’Aïl-Lazis, avec une vingtaine d’élèves ; d’Aït-Saada, avec une trentaine ; d’Aït-Ali-ou-Harzoun, avec une quarantaine. Au second type se rapportent les deux petites écoles, déjà mentionnées, de la commune de Haut-Sébaou.

J’insisterai sur les écoles enfantines d’Azrou-Kola et d’Aït-Hichem dans la commune de Djurdjura, et sur l’orphelinat de filles de Thaddert-ou-Fella, près de Fort-National.

La première, installée sur un pic, au bord d’un village aérien, dans une assez jolie petite mosquée, ne reçoit pour le moment que des petits garçons. Elle est dirigée par une jeune monitrice indigène, Mlle Fatma, qui ajoute à son prénom arabe celui de Valentine, et sur laquelle on peut déjà étudier l’effet de l’instruction française appliquée aux femmes kabyles. C’est une élève de notre orphelinat de Thaddert-ou-Fella ; elle est pourvue du certificat d’études primaires et touche 800 francs. C’est une jolie fille, qui porte élégamment le costume national et l’espèce de diadème des femmes kabyles, assez semblable au kokochnik des femmes russes. Son père, suivant la coutume du pays, prétendait la marier, c’est-à-dire la vendre, l’exploiter ; elle a invoqué fièrement son titre de fonctionnaire français, s’est abritée du drapeau tricolore, a déclaré qu’elle n’était pas une Kabyle et une esclave, qu’elle ne se marierait que suivant son cœur. Elle n’a cependant lu aucun de nos romans ! Elle épousera sans doute quelque maître indigène de nos écoles. La maison qu’elle habite dans le village se compose de deux chambres ; dans l’une grouille le reste de la famille, son père, sa belle-mère, leurs enfants grands et petits, le dernier mioche dans son berceau ou plutôt une balançoire suspendue aux poutres, tous les autres couchant par terre, enfumés par leur foyer sans cheminée ; dans l’autre pièce, Mlle Fatma, fonctionnaire français, habite seule, dans une propreté et un ordre parfaits, avec quelques meubles européens et cette rareté en Kabylie qui s’appelle un lit, avec une bibliothèque de quelques volumes, et au mur un calendrier éphéméride. D’un côté de la cloison, la vieille Berbérie dans la crasse et le désordre natifs ; de ce côté, la France africaine de l’avenir.

L’école d’Aït-Hichem a deux maîtresses : une institutrice française, Mlle Raynaud, et une monitrice indigène, Dabia-naït-Ahmed. Celle-ci est une figure étrange et même amusante, avec son dia dème kabyle sur la tête, des bijoux indigènes à profusion sur son corsage, la jupe un peu bien courte, des bas couleur réséda, des bottines européennes très fatiguées, un air de dignité doctorale et une gravité de savant.

Les deux classes réunies contiennent 83 élèves présents sur 97 inscrits : 35 filles et 48 garçons. Cette fréquentation exemplaire et la présence des filles sur les bancs sont deux phénomènes à noter. Ils s’expliquent tous deux par la personnalité du « président » de la tribu des Aït-Yahia, Mohamed-naït-Abdesselam, qui habite le village et s’est constitué le patron de l’école. C’est un bel homme de trente-cinq à trente-huit ans, de mise très élégante, arborant sur son burnous d’une blancheur irréprochable les palmes d’officier d’académie au ruban violet et une médaille de sauvetage au ruban tricolore. Il est résolument acquis aux idées françaises. Il a donné le bon exemple en nous confiant non seulement ses fils et ses neveux, mais ses nièces et ses filles, toute la famille, toute une tribu. On voit assis sur les mêmes bancs cousins et cousines, les grandes sœurs avec les tout petits frères sur leurs genoux ou à leurs côtés. Le président ; qui a marié sa fille, la jolie Ouardhia (Petite Rose), a exigé du mari que l’épouse de quatorze ans continuât à fréquenter l’école : fait unique et inouï en Kabylie. C’est d’ailleurs la ci-devant Mlle Ouardhia qui est la meilleure élève, qui récite le plus gentiment les fables de La Fontaine ou de Florian, résout le plus allègrement les problèmes difficiles, tandis que son frère, un petit diable qu’elle contient à grand peine, suit rageusement une idée fixe, qui est d’arriver à mettre ses pieds sur la table. Quand les élèves sortent de la classe deux par deux, en chantant le Drapeau de la France ou Nos vaillants soldats, elle prend docilement la tête et marque le pas comme les petits camarades. À voir Abdesselam inspecter les murs de l’école, essuyer la poussière sur une table, remettre du bois dans le poêle, — car nous sommes en novembre, — on voit que rien de ce qui intéresse l’école ne lui paraît au-dessous de lui. D’ailleurs toutes ces fillettes, toutes ces Smina (la Grâce), ces Tamagout (la Petite chérie), ces Aïne (Mon œil), ces Chabba (la Jolie), ces Saïna (la Belle), ces Alja (la Bienvenue), ne sont-elles pas ses filles, ses nièces, ses cousines ? Cette école, que les bureaux de l’académie d’Alger s’obtinent à classer comme école enfantine et école mixte quant au sexe, est pour lui une école de famille.

Tout autre est l’orphelinat de filles de Thaddert-ou-Fella. Les vingt-cinq ou trente élèves qui la fréquentent, dont quelques jeunes filles et beaucoup de toutes petites, sont ou des orphelines de familles misérables, ou des filles de pauvres diables et de petits employés indigènes, cantonniers ou gardes champêtres. L’école ici est un internat. Le régime m’en a semblé vraiment spartiate : au dortoir, chaque élève, en guise de lit, a une planche et trois tapis, l’un pour étendre sur la planche, l’autre pour servir de couverture, le troisième pour le rouler sous sa tête, en manière d’oreiller. Une petite caisse de bois renferme la garde-robe très sommaire, et quelques objets indispensables de toilette.

Les frais de nourriture pour chaque écolière se montent à cinquante centimes par jour. Le croirait-on ? Ce régime qui nous paraît si rude les gâte. Il leur rend insupportable la vie qu’il faudra reprendre dans la maisonnette kabyle, malpropre et enfumée, peut-être avec un mari à moitié barbare. La directrice, Mme Malaval, une femme de grand cœur et de grand mérite, qui console son veuvage par les soins maternels qu’elle prodigue à ses petites sauvages, m’écrivait dernièrement une lettre navrante :

« Habituées à une nourriture simple, mais saine et abondante, à une propreté minutieuse, à une vie pénible mais douce et affectueuse, ces jeunes filles, vendues au plus offrant, n’ont chez elles rien de ce qui était leur vie d’ici. Elles s’ennuient, ne peuvent se faire à la nourriture qui leur est donnée, n’ont pas les moyens de s’en procurer une autre, et tombent malades. Le cour triste et les yeux remplis de larmes, plus d’une de ces pauvres enfants m’a dit : « Madame, pourquoi ai-je connu les Français ? Pourquoi nous avez-vous fait tant aimer la France, puisque nous devions redevenir fatalement et malgré nous de pauvres femmes kabyles, plus malheureuses que celles quine connaissent rien, qui n’ont jamais rien vu ? » Et elles ajoutaient : « Non, nous ne sortirons jamais de nos villages ; nous serons toujours raisonnables, bien sages ; vous n’aurez jamais à vous plaindre de nous. Mais nous ne pouvons même utiliser ce que vous avez bien voulu nous enseigner. »

L’enseignement à Thaddert-ou-Fella est très bien conçu ; plusieurs de nos monitrices et adjointes indigènes sont sorties de là, d’autres jeunes filles ont quitté l’école avec le certificat d’études ; l’une d’elles a même obtenu le brevet élémentaire. Le malheur pour elles c’est qu’on ne peut pas les placer toutes, puisque les écoles enfantines sont encore très rares. Aussi leur directrice s’applique-t-elle à doter ses élèves de notions pratiques, couture à l’aiguille ou à la machine, cuisine, soin de la basse-cour, tenue de la maison, comptabilité domestique. Des moins savantes en grammaire et en histoire elle cherche du moins à faire des femmes utiles même dans un intérieur indigène ; elles y feront pénétrer la civilisation, d’abord sous la forme d’une alimentation plus saine et d’un ménage mieux tenu. C’est avec l’aiguille et la cuiller à pot dans les mains qu’elle y seront des apôtres de la civilisation française.

Pour les raisons que j’ai déduites plus haut, il nous sera difficile, d’ici à longtemps, de multiplier en Kabylie et même ailleurs les écoles de filles. Peut-être faudra-t-il encore nous borner à élever un petit nombre de celles-ci, jusqu’à sept ou huit ans, dans les écoles enfantines.

En attendant, les musulmans n’arrivent pas à comprendre pourquoi nous nous préoccupons si fort d’instruire des créatures d’ordre inférieur ; et ils préfèrent les garder chez eux, en vue de leurs trafics matrimoniaux.

À Michelet, il y a peu d’années, il s’est produit un fait bien curieux. L’Administrateur d’alors, voulant en avoir le cour net, réunit dans son école vingt-cinq petites Kabyles. On avait séduit les pères de famille en leur donnant à tous des places de canton nier sur les chemins de la commune. Vingt-cinq cantonniers, vingt-cinq écolières.

Puis le service des chemins passa aux Ponts et Chaussées et ces emplois furent supprimés. Du coup l’école se vida.

Quand je l’ai visitée, en novembre 1890, parmi les élèves européennes qui avaient pris la place des indigènes il ne restait plus qu’une seule musulmane, gentille fillette d’une douzaine d’années, Mlle Hadida.

Elle m’expliqua les motifs de sa persévérance : d’abord, elle travaillait pour conquérir le certificat d’études et un emploi de monitrice ; ensuite elle espérait que l’Administrateur, touché de sa constance, accorderait à son beau-père un poste de garde champêtre.

Mais alors les écoles de filles en pays musulman seraient non seulement inutiles, mais nuisibles ?

Non ! car si jeunes que ces fillettes quittent l’école, elles en emportent quelque chose : un certain goût de la France et des choses françaises. Elles l’inculqueront à leurs enfants, et il grandira dans la montagne une génération de petits hommes qui ne se feront point tirer l’oreille pour venir à l’école et qui sauront d’avance un peu de ce qu’on y enseigne.

Non ! car la fillette, dressée dans ces écoles qui sont des ouvroirs, rapportera sous le toit paternel ou marital des goûts d’ordre et de propreté, des perfectionnements de cuisine ou de vêtement, qui sont un des éléments de notre civilisation.

Et puis l’éducation française, même primaire, même élémentaire, sème partout des germes, ténus et invisibles, tenaces pour tant, d’amélioration morale et d’affranchissement.

Pour trouver encore des écoles laïques de filles, il nous faut aller dans la Petite-Kabylie, où Djidjelli possède une école enfantine, et à Bougie, où il y a une école pour les fillettes d’âge moyen. En y ajoutant celle des Boghar, en territoire militaire, et celle de Constantine, je crois bien que ce sont les seules de l’Algérie.

Celle de Bougie, qui compte deux classes, aurait des chances de succès, car les parents musulmans y envoient assez volontiers leurs enfants. Malheureusement, quoique de construction assez récente, elle est mal établie, sur une terrasse sans arbres, glaciale en hiver, torride en été. La municipalité, bien que le maire porte les insignes d’officier d’académie, semblait faire bien peu pour cette école. On laissait à la charge d’écolières qui vont pieds nus les livres et les fournitures de classe. Elle est cependant fréquentée par une trentaine de fillettes, Arabes ou Kabyles, et par quelques petits garçons dont les plus âgés ont sept ou huit ans. On m’assure que les indigènes choisissent volontiers des épouses parmi les élèves sorties de cet établissement : ayant appris un peu de français, plutôt par le contact avec les Européens que pour avoir suivi des classes, ils apprécient chez leurs femmes une connaissance plus approfondie de cette langue, et sont fiers de les voir s’entretenir avec les dames chrétiennes qui visitent leur harem.

Dans la vallée de l’Oued-Sahel, comptons les deux écoles préparatoires de la commune mixte d’Akbou, les sept écoles du même type dans celle de la Soumam, celle des Beni-Mansour, installée dans le vieux bordj dont les portes ont gardé la trace des balles kabyles de 1871 ; comptons les dix élèves musulmans de l’école française de Seddouk, les onze de celle d’Akbou, les seize de Bordj-Menaïel, les soixante-neuf de celle de Bougie, et nous aurons passé en revue tout ce qui concerne l’enseignement indigène dans la Grande-Kabylie et les cantons voisins. Dans cette région nous avons donc trouvé neuf ou dix écoles françaises recevant un contingent appréciable d’élèves indigènes, et vingt-neuf écoles de différents types qui leur sont spécialement destinées : c’est un total d’environ 1,800 écoliers effectivement présents sur les bancs.

Le contingent scolaire de la région est peut-être le plus fort de la colonie : il forme presque le cinquième de l’effectif pour l’Algérie entière.

À ce chiffre de 1,800, il convient d’ajouter 150 à 200 élèves fournis par les écoles des Pères Blancs et des Sœurs de Notre Dame d’Afrique, placées sous la direction immédiate du cardinal Lavigerie. Les Pères possèdent, en Kabylie, six écoles de garçons (à Aït-Larba, chez les Beni-Yenni ; à Ouazène, chez les Beni-Menguellet ; à Taourirt-Abd-Allah, chez les Beni-Ouadhia ; à Tague mount-Azouz, dans les Issers ; à Bou-Nouah, chez les Aït-Ismaïl ; à Iril-Ali, chez les Beni-Abbès). Les Seurs ont deux écoles de filles : à Djemâa-Sahridj, où elles ont succédé aux Pères Blancs qui eux-mêmes avaient pris la place des jésuites, et à Taourirt-Abd Allah, chez les Bepi-Ouadhia. Je crois que les Pères ont songé à ouvrir une école chez les Beni-Mendès, dans la commune mixte de Dra-el-Mizan.

En général, les écoles des Pères Blancs, quoiqu’elles comprennent parfois deux classes, et qu’elles soient toujours dirigées par trois religieux, ne s’élèvent pas en Kabylie au-dessus du niveau de nos écoles préparatoires ; mais ce n’est déjà point à dédaigner.

Leurs élèves indigènes ne sont pas aussi nombreux qu’on serait tenté de le croire, bien qu’ils puissent user à leur égard de moyens d’attraction dont nos écoles sont en général dépourvues : faculté de prendre des pensionnaires ; cantine scolaire pour les élèves venant de villages éloignés ; pharmacie bien outillée à l’usage des élèves et des parents ; distribution de vêtements, récompenses en argent.

L’élève kabyle préfère les écoles « du gouvernement », du beylik, comme il dit.

Cependant le temps est passé où une lutte assez ardente, peu après l’expulsion des jésuites et leur remplacement par les Pères Blancs, s’était engagée être ceux-ci et l’autorité civile, notamment à Aït-Larba et Djemaa-Sahridj. Les rapports se sont fort améliorés. On ne cherche plus, de part et d’autre, à se prendre les élèves ; on comprend que le champ est assez vaste pour offrir de l’occupation à toutes les bonnes volontés. Les Pères rendent à la civilisation leur part de service ; ils ne risquent pas de transformer des musulmans en cléricaux, outre qu’ils ont l’esprit ouvert et qu’ils obéissent à une direction très intelligente et très patriotique. Ils n’essaient pas de faire de la propagande religieuse. Tout au plus aiment-ils à toucher quelques mots à leurs élèves de Sidna Aïssa (Notre Seigneur Jésus) ; mais Mohammed lui-même, dans son Koran, n’a-t-il pas glorifié en maint endroit « le fils de Marie », qu’il considérait comme le plus grand des prophètes envoyés par Dieu avant sa propre mission ?

Dans la commune mixte de Fort-National, la seule où existe l’obligation scolaire et encore avec toute sorte de ménagements et de réserves, quand les autorités du pays dressent la liste des enfants qui seront tenus de fréquenter notre école de Taourirt-Mimoun chez les Beni-Yenni, elles demandent aux Pères Blancs communication de leur liste d’élèves : tous ceux qu’ils déclarent leur appartenir sont rayés de notre liste d’obligation.

Plusieurs des adjoints ou moniteurs indigènes de nos écoles sont sortis des écoles congréganistes. Ils n’en sont pas moins bien traités par l’administration universitaire.

Quand un inspecteur de l’Université entre dans une maison des Pères ou des Sœurs, il y est reçu très cordialement : d’abord, dans leur solitude, ils sont heureux de recevoir des compatriotes, fussent— ils des inspecteurs ; et même ce dernier titre ne nuit en rien à l’amabilité de la réception.

De toutes ces maisons, la plus curieuse est l’école de filles des Beni-Ouadhia ; celle où l’on fait les meilleures études est l’école de garçons d’Iril-Ali chez les Beni-Abbès.

La première est une très modeste maison renfermant deux salles de classe, dirigées par deux religieuses. Je n’y ai pas trouvé plus d’une vingtaine d’enfants : des grandes, des petites, de très petites, toutes d’aspect très pauvre, car les Beni Ouadhia, qui recrutent si volontiers nos tirailleurs, comptent parmi les tribus les moins riches. Beaucoup de ces fillettes avaient sur le dos ou sur les genoux quelque frère ou sœur encore plus petits. Elles le gardent et les sœurs les gardent. Encore les parents se font-ils tirer l’oreille pour se débarrasser de cette marmaille, et il faut leur faire de petits cadeaux. Vous trouvez là, comme matériel scolaire, des cahiers, des écriteaux, mais peu de livres. Les études ne doivent pas être poussées bien loin. C’est surtout une garderie.

L’école de garçons d’Iril-Ali est une des meilleures de l’Algérie. C’est un pays étrange que celui des Beni-Abbès, et leurs villages se présentent sous l’aspect le plus pittoresque quand on y arrive après un voyage, à dos de mulet, de vingt kilomètres depuis Akbou, toujours en montant. Ils sont posés sur une série de mamelons très hauts, tantôt formés de schistes, tantôt dunes énormes de sable et de cailloux roulés, qui furent sans doute des îlots et des bas fonds quand l’Oued-Sahel coulait à deux cents mètres plus haut que son niveau actuel.

Les villages posés sur ces dunes colossales sont de gros bourgs, et presque des villes. Les maisons n’ont pas de toits comme en Kabylie, mais des terrasses : la note vermillon des tuiles kabyles n’est pas là pour égayer l’œil ; mais les murailles, de pierre ou de pisé, sont jaunâtres, d’un ton très chaud. L’architecture contraste, de toute façon, avec celle des vallées et crêtes du Djurdjura : il y a là des maisons monumentales, qui sont comme l’embryon des palais mauresques, avec de hautes murailles, de larges baies, des cheminées capricieusement bistournées, ouvres d’ouvriers italiens. Tel village se détachant sur un ciel bleu fait penser à Athènes ou Corinthe avec leurs acropoles. Autre détail qui fait également contraste avec la Kabylie : les indigènes qu’on rencontre sont rarement pieds nus et haillonneux, mais bien vêtus, bien chaussés (avec des chaussettes !) de bons sobats arabes ou de brodequins à l’européenne. Ils ont une mine avenante, saluent les premiers ; mais ce n’est plus le salut militaire et le bonjour ou le salam des Kabyles ; c’est : « Bonjour, mon Père ! » Évidemment, pour eux, tout Français est une variété de Père Blanc[36].

N’oublions pas que les Beni-Abbès, quoique musulmans, passent pour être d’origine juive[37]. Tout en haut, dans la montagne, au-dessus de tous ces bourgs et de toutes ces petites villes, s’élève la célèbre Kalaa (forteresse), qui fut le berceau de la puissante famille des Moqrani et leur château inexpugnable, et dans le cimetière de laquelle, entre deux grosses dalles de schiste, l’une à la tête, l’autre aux pieds, sans aucune inscription, repose le corps de notre redoutable et chevaleresque ennemi de 1871, l’ancien bachaga Moqrani. Au xvie siècle, un dynaste de cette tamille, dans son château de la Kalaa, s’était entouré d’une garde de mille Espagnols, échappés de Bougie après la prise de cette ville par Sinan-Pacha. Ces Espagnols, dépaysés, se sont confondus et absorbés dans la population ambiante, et ont fait souche de musulmans. On voit de combien d’éléments ethnographiques, mélangés à l’élément kabyle, se compose cette singulière petite nation des Beni-Abbès.

Ils passent pour médiocrement guerriers, quoiqu’ils aient bravement défendu leurs villages contre nous en 1871. Ils sont intelligents, industrieux, adonnés au commerce, un peu aussi à l’usure, et sont devenus la plus riche des tribus de l’Oued-Sahel.

Les Pères Blancs avaient donc fort bien choisi l’emplacement de leur école, Du reste, à Iril-Ali, ils avaient trouvé un précédent : l’école arabe-française, créée par le régime militaire, abandonnée depuis l’insurrection. Ils ont acquis les bâtiments et les ont agrandis. La maison comprend trois classes.

Le personnel enseignant se compose de trois Pères européens, dont le supérieur, et d’un moniteur indigène.

Le P. Charton, qui paraît un maître en pédagogie, dirige la première classe, dont la salle est beaucoup trop petite pour les quinze élèves qu’elle contient. Nous les avons trouvés, sur le français et le calcul, de force égale à ceux de nos bonnes écoles de Kabylie. De leurs devanciers, plusieurs sont entrés au cours normal de Constantine.

La deuxième classe comprend douze élèves présents : il m’a semblé que le Père instituteur abusait un peu de la grammaire récitée.

La troisième classe — quinze élèves, tous très jeunes — était la plus curieuse à voir. Qu’on se figure un maître indigène, âgé de quinze ans et en paraissant à peine huit, bossu et contrefait, mais avec de bons grands yeux, l’air grave à la fois et souriant. Il nous tend la main avec une cordialité empressée. Quoique la classe soit garnie de bancs, les petits élèves sont assis par terre autour de lui, si serrés que d’un coup d’épervier on les ramasserait tous. Parmi eux, les fils du caïd de la tribu ; — le père n’a pas manqué d’assister à l’inspection. Son fils aîné est aussi un élève des Pères et parle très bien le français. Le jeune moniteur et les petits élèves ont l’air de s’entendre à merveille : on parle en français, on rit. Tout un petit monde très gai !

L’inspection des classes terminée, le P. Charton nous fait visiter la maison, les austères cellules des religieux, le dortoir des élèves. Car il y a là un internat : deux internes qui paient pension, et cinq qui sont entretenus gratuitement. Des pensionnaires et des pensionnés, nous dit en riant le Père supérieur.

Il nous explique ensuite comment on obtient une bonne fréquentation des externes : trois sous par semaine pour l’assiduité complète ; on retranche deux centimes et demi à quiconque manque une classe, un centime à qui manque l’étude.

Car il y a des heures d’étude en dehors des heures de classe : quatre heures d’étude et quatre heures de classe ; total huit heures par jour. — Il n’est pas étonnant qu’on obtienne de si bons résultats.

Maintenant quelques mots sur les écoles manuelles d’apprentissage.

Notre ami Masqueray avait promis à ses clients les Kabyles l’enseignement des métiers manuels, afin que « leurs enfants trouvent à vivre dans le monde ». L’engagement a été tenu, au moins sur certains points.

Malheureusement l’école supérieure des arts et métiers de Fort-National, incendiée en 1871 par les insurgés, n’a pas été reconstruite. Les ruines sont toujours là. Celle de Dellys reçoit quelques indigènes ; mais ce n’est pas à eux qu’elle est spécialement destinée.

Il n’existe donc, à leur usage particulier, que des écoles secondaires de cet ordre. J’ai visité les trois qu’on a récemment créées. L’aspect de toutes trois est identique : un grand hangar, au bout duquel est un logis pour le maître-ouvrier français.

À celle des Beni-Yenni, on travaille le fer ; à celle de Tamazirt, le bois ; à celle de Michelet (ci-devant Aïn-Hammam), le bois et le fer. Chacune d’elles a une vingtaine d’élèves-apprentis.

On leur alloue par mois une petite rémunération et ce n’est pas cela qui les allèche le moins. Leurs principaux clients, c’est encore l’État et la commune. Les apprentis en fer forgent les pioches et les pelles pour l’entretien des chemins, des fers à cheval, même des lits en fer, d’une ornementation compliquée. Les autres rabotent des tables, des chaises, qui iront civiliser les intérieurs kabyles, des rayons pour les bureaux, des stalles pour les chevaux de la gendarmerie.

Qu’il aient le marteau de forgeron ou la varlope à la main, ils deviennent en peu de temps d’excellents ouvriers. Leur maître des Beni-Yenni, M. Verdon, un très brave homme qui a pris la montagne en affection, me disait n’avoir jamais vu de gens si habiles de leurs doigts et si prompts à tout s’assimiler.

Dans d’autres cantons, c’est à l’enseignement de l’agriculture ou de l’horticulture que nous avons donné tous nos soins. Le paysan berbère ne paraît pas plus entiché de routine que le paysan français : peut-être moins. Il aperçoit tout de suite le parti qu’on peut tirer des innovations. Son intérêt lui est le meilleur stimulant.

À l’école d’Aïn-Sultan, j’ai vu l’instituteur, M. Pélissié, donner des leçons à la fois théoriques et pratiques. Du préau nu de l’école et des terrains vagues qui l’entouraient, il a fait un vrai jardin des Hespérides, où brillent dans une frondaison superbes les fruits d’or des orangers et des citronniers.

— Mon successeur, me disait-il, me devra ces ombrages ; et il tirera de mes plantations un supplément de revenu d’un bon millier de francs.

Un peu plus loin, par les soins de l’Administrateur combinés avec les siens, s’est formé un autre paradis verdoyant, abondamment arrosé par la source-reine qui a donné son nom à la localité. C’est le jardin d’essai du canton de Dra-el-Mizan. De tout le pays kabyle on vient l’admirer.

L’école et ces plantations occupent les ruines d’un village indigène, détruit en 1871. Les carrés du potager sont dessinés par les soubassements des murs démolis. Parfois, quand on creuse profond, on exhume quelque squelette qui a porté un nom connu dans le pays. Alors on s’adresse à la famille, émigrée dans les montagnes voisines, pour savoir si elle veut reprendre son de cujus.

Sur les carrés de terreau appétissant, on voit les écoliers en burnous bêcher, sarcler, ratisser. Ce qu’ils font pousser sur leur lot, fleur, fruit ou légume, leur appartient.

Emportées triomphalement à la maison paternelle, ces prémices de l’horticulture européenne vont étonner le vieux paysan, désarmer ses défiances, le faire douter de l’antique routine.

D’autres instituteurs marchent sur les traces de celui-là.

À Michelet, l’Administrateur a créé, avec des mérinos, une bergerie modèle.

Aux écoliers kabyles on a dû renoncer à enseigner la gymnastique et les exercices militaires : la gymnastique, parce que leurs courses de montagne suffisent à les tenir bien en forme, et aussi parce qu’ils n’ont pas de culottes, ce qui rend le trapèze incompatible avec la pudeur — et il y a des Anglais et des Anglaises là-bas ! — les exercices militaires, parce que cela inquiétait les parents.

Ils s’étaient imaginé que nous voulions faire de leurs enfants des soldats. Or le Kabyle s’enrôle volontiers, surtout quand la récolte a été mauvaise ; mais ne lui parlez pas de notre conscription. Ils ont la caserne en aversion comme chez nous les bourgeois et les paysans aisés… au temps de Louis-Philippe.

Un visiteur éminent, émerveillé des progrès accomplis par les écoliers de Beni-Yenni, disait à l’un d’eux :

— Alors, mon garçon, tu vas sans doute entrer dans les tirailleurs ?

— Oh ! non, répondit l’enfant. Moi, je suis riche… C’est bon pour les Beni-Ouadhia.

VI

De la Kabylie, passons à l’ensemble de l’Algérie. Sur les communes de plein exercice, quelques mots suffiront. Nous avons à signaler les deux écoles indigènes d’Alger, les deux de Constantine (l’une de garçons, l’autre de filles), celles d’Oran, de Mostaganem, de Tlemcen, etc. Le nombre des élèves indigènes n’est, dans aucune de ces grandes villes, en rapport avec le chiffre de la population musulmane. Même en tenant compte d’une trentaine de cours annexes à des écoles françaises, fréquentés par des élèves musulmans, il faut bien reconnaître que les municipalités élues sont loin d’avoir fait tout leur devoir envers leurs contribuables de cette religion.

Les communes mixtes du territoire civil sont au nombre de soixante-treize ; de celles-ci trente-cinq, c’est-à-dire près de la moitié, n’ont aucune école indigène. Parmi les trente-huit autres, je n’en vois que quatre ou cinq qui nous présentent des résultats satisfaisants : ce sont les communes de Fort-National et de Djurdjura, dont j’ai déjà parlé ; celle des Guergours, avec ses sept écoles préparatoires groupées autour d’une école-chef ; celle de la Soumam, avec sept écoles du même type ; peut-être encore celle de Dra-el-Mizan, surtout quand l’Administrateur actuel aura donné suite aux bonnes intentions qu’il nous a manifestées. Partout ailleurs, c’est insuffisant et souvent misérable.

Quant aux territoires de commandement, celui de la division d’Alger doit beaucoup au zèle éclairé de M. le général Poizat. La division n’a pas fondé moins de vingt écoles, et cela presque avec les seules ressources des communes indigènes et mixtes militaires ; même elles ont encore à leur charge le traitement du personnel enseignant dans onze de ces écoles : une dépense qui incombe cependant à l’État. Les plus pittoresques de ces écoles sont celles qui accompagnent les nomades dans leurs déplacements. Il y en a deux de ce type, celle des Ouled-Laouar, et celle des Mâamera, une section des Larbâa. Ceux-ci ont un territoire de parcours de 250 kilomètres de l’ouest à l’est, et de 600 kilomètres du nord au sud. Ils changent de campement environ tous les trois mois. Alors on charge la tente-école sur un chameau, et le maître avec ses écoliers disparaissent avec la tribu : ce qui n’empêche pas ceux-ci d’écrire assez correctement en français. La division de Constantine vient ensuite avec six écoles, dont cinq dans la commune indigène de Biskra, et une dans celle de Tébessa : celle-ci est située à Négrine, presque sur la frontière de Tunisie, à quel que 160 kilomètres du chef-lieu administratif. Tous les mois cette école d’avant-poste, dans un pays où tout fait défaut, doit être ravitaillée par les soins du bureau arabe de Tébessa, qui lui expédie un chameau chargé. Seule la division d’Oran n’a rien fait : pour ses trois communes mixtes de Géryville, Aïn-Safra, Lalla-Maghnia, pour sa commune indigène d’Aflou, pour ses cercles de Saïda et Tiaret, pour sa population de 108,000 musulmans, elle n’a pas une école.

En comptant bien, on ne trouvera, pour toute l’Algérie, que 114 écoles indigènes, dont 53 dans la province d’Alger, 49 dans celle de Constantine, 12 dans celle d’Oran ; soit 17 dans les communes de plein exercice, 81 dans les communes mixtes 26 en territoire de commandement, En y ajoutant une trentaine d’écoles françaises où les élèves indigènes sont en nombre, on peut arriver à 150 écoles. Je ne vois comment on pourrait atteindre le chiffre de 194 énoncé à la tribune du Sénat par M. Tirman, alors gouverneur général.

Au reste, le nombre des écoles importe peu : ce qui importe, c’est celui des écoliers.

J’ai sous la main l’Exposé de la situation de l’Algérie présenté par M. Tirman au conseil de gouvernement pour l’année 1889 : j’y trouve consigné un total de 10, 415 écoliers, dont 983 filles[38]. Or la population musulmane de l’Algérie étant d’environ 3,300,000 âmes, cela fait un écolier pour plus de 300 habitants, une proportion de moins de 0.33 pour cent, tandis que la même proportion est en France de 14 pour cent, et pour la population européenne de l’Algérie de 18 pour cent. Un écolier pour 300 habitants ! Voilà tout ce que nous avons fait pour répandre notre langue et nos idées parmi ces races belliqueuses, qu’il importe si fort, non pas de nous assimiler, mais de nous réconcilier, si l’on veut assurer la sécurité et l’avenir de la colonie.

Sans doute, il y a eu un progrès depuis neuf ans. Le nombre de nos écoliers musulmans était, en 1882, de 3,172 ; en 1883, de 4,094 ; en 1884, de 4,824 ; en 1885, de 5,695 ; en 1886, de 7,341 ; en 1887, de 9,064[39]. C’est en proportion croissante. Mais comme ce progrès est lent ! Combien à ce compte faudra-t-il d’années pour qu’une fraction importante des 500,000 enfants musulmans d’Algérie ait participé à l’enseignement français ? Cela se chiffrerait par des siècles. En 1886, M. Benoist, alors inspecteur d’académie à Constantine, écrivait : « Dans dix ans, plus de cinquante mille garçons indigènes musulmans fréquenteront nos écoles françaises[40] ». Nous sommes déjà à plus de la moitié du délai qu’il nous marquait : sommes-nous à la moitié du chiffre entrevu par lui ?

Où donc est le vice de cette situation, humiliante et même inquiétante à certains égards ? Est-ce dans une lacune de la loi ? Non, car la loi du 19 juillet 1889 a nettement établi la part contributive de l’État, des départements et des communes dans les dépenses scolaires. Le décret du 13 février 1883 a statué que « toute commune algérienne de plein exercice ou mixte est tenue d’entretenir une ou plusieurs écoles primaires publiques ouvertes gratuitement aux enfants européens ou indigènes » (article 1er ), et que dans ces commun es « les enfants indigènes sont reçus aux écoles publiques dans les mêmes conditions que les Européens » (article 38). Ils n’y seraient point reçus aux mêmes conditions si les écoles n’étaient point assez vastes ou assez nombreuses pour accueillir au moins ceux d’entre eux qui s’y présentent de bonne volonté. Le décret du 8 novembre 1887 (articles 3 à 8) indique la procédure à l’aide de laquelle l’État, le gouverneur général, l’autorité académique peuvent contraindre un conseil municipal à remplir ses obligations scolaires. Le décret du 9 décembre 1887 (article 2) dit formellement que ces articles coercitifs sont « applicables aux écoles indigènes ». Il détermine les catégories d’écoles — ordinaires, principales, préparatoires, enfantines, manuelles d’apprentissage — qui seront ouvertes aux élèves musulmans. Donc il n’y a pas de lacune et pas de faiblesse dans la loi.

L’autorité du gouverneur général est-elle insuffisante pour la faire exécuter ? En admettant qu’elle s’exerce d’une façon moins directe sur les communes de plein exercice, il n’en est pas de même dans les autres. C’est lui qui, par arrêté, nomme les administrateurs des communes mixtes ; ce sont ses arrêtés ou ceux des préfets qui nomment les adjoints indigènes, lesquels forment la majorité dans les commissions municipales. En vertu du décret du 10 juin 1873, les commandants des forces de terre et de mer dans la colonie lui sont subordonnés : une invitation adressée par lui aux généraux divisionnaires ne peut manquer d’être fidèlement transmise aux généraux subdivisionnaires, aux commandants supérieurs de cercle, aux chefs d’annexes ; or nous avons vu que dans les communes indigènes et mixtes militaires tous les membres des commissions municipales, européens ou musulmans, sont désignés par l’autorité.

Sont-ce les ressources qui font défaut aux communes pour s’acquitter de leurs obligations ? Mais nous avons vu qu’une des objections opposées à l’initiative ministérielle de 1881, c’est précisément que ses libéralités s’adressaient à des communes qui étaient déjà riches. Se sont-elles appauvries depuis ? c’est peu probable. Les documents officiels nous montrent que, au moins pour les communes mixtes, — ce sont les plus intéressantes puisqu’elles administrent environ 2,232,000 âmes sur une population totale de 3,265,000 musulmans, c’est-à-dire près des deux tiers, — les budgets municipaux, presque partout, se soldent par des excédents. Pour la Grande-Kabylie, par exemple, le budget, tant ordinaire qu’extraordinaire, de la commune mixte d’Azeffoun, pour l’exercice 1888, se solde par 205,649 francs d’excédent ; celui de Djur-djura, par 220,990 ; celui de Dra-el-Mizan, par 10,792 ; celui de Fort-National par 193,588 ; celui de Haut-Sébaou, par 89,707 ; celui de Dellys, par 35,313. Le même état constate que cette dernière commune n’inscrit ni un franc ni un centime au chapitre « Instruction publique et beaux-arts ». Le budget des communes de plein exercice dans la même région paraît tout aussi prospère : Dellys accuse 16,230 francs d’excédent, Fort-National 18,084, Mékla 14,015, Mirabeau 11,090, Tizi-Ouzou, dont l’école indigène est si pauvrement installée, 140,294. — Donnons quelques autres chiffres pour le reste du département d’Alger : la ville d’Alger accuse 431,729 francs d’excédent, Blida 116,050, Cherchell 127,621. Au total, pour tout le département, 1,992,940 francs, près de deux millions d’excédent pour les communes de plein exercice, et 1,799,748 francs pour les communes mixtes.

Les municipalités et les commissions municipales allèguent qu’avant de dresser des plans pour la création d’écoles indigènes, elles doivent s’assurer d’abord que l’État est en position de verser sa part contributive. Il faut reconnaître que l’État, c’est-à-dire le ministère de l’instruction publique, qui avait montré des dispositions si généreuses en 1881, n’y a pas persisté, sans doute parce qu’on ne l’y avait pas encouragé.

De 1881 à 1887, il s’est borné à inscrire à son budget un crédit annuel de 45,000 francs pour les écoles indigènes ; en 1887 seulement, il l’a porté à 219,000 francs ; jusqu’à l’année présente, quoique les créations se soient multipliées, on s’en était tenu là. Il en résultait que beaucoup d’écoles votées par les communes et les conseils départementaux étaient restées sur le papier, faute de crédit pour leur donner la vie.

Enfin, grâce à M. Burdeau, qui a fait récemment un voyage d’études en Algérie et qui depuis a été rapporteur du budget de l’instruction publique pour 1892, le crédit a été porté de 219,000 à 400,000 francs. On pourra presque doubler le chiffre de nos créations. Il ne faudra évidemment pas s’en tenir là : sans viser à répandre l’instruction parmi les populations indigènes aussi largement qu’elle l’est déjà parmi les populations européennes de l’Algérie, on peut bien prétendre à augmenter, dans un avenir prochain, le chiffre de nos écoliers musulmans. Est-ce une utopie que d’ambitionner, au lieu de la proportion de 0.33 par cent habitants, la proportion modeste de 2 % ? Supposons une commune mixte de 30,000 âmes ; d’après ce calcul, elle donnerait une élite de 600 écoliers. Pour les recevoir, évidemment une seule école ne suffirait pas ; il faudrait un véritable groupe scolaire, comme en possèdent tant de petites villes françaises de l’Algérie, habités au plus par 2 ou 3,000 Européens. Seulement, comme le territoire d’une commune mixte comprend de nombreux villages dispersés sur une vaste superficie, le groupe scolaire doit affecter ici l’ordre dispersé. Il pourrait se composer : 1° d’une école ordinaire ou principale, généralement au chef-lieu, tenue par un directeur français, assisté d’adjoints français et indigènes ; 2° d’une demi-douzaine d’écoles préparatoires ou d’écoles enfantines, dans les principales sections de la commune, ayant chacune à leur tête un adjoint ou une adjointe, un moniteur ou une monitrice indigènes ; 3° d’une école manuelle d’apprentissage où, suivant les besoins du pays, un chef d’atelier français enseignerait l’agriculture ou l’horticulture, le travail du fer ou le travail du bois. Tout maître ou toute maîtresse indigène devrait être placé sous la surveillance et l’inspection de l’instituteur-directeur français.

Dans le rapport de M. Pauliat sur le budget algérien pour 1891, on peut relever une proposition bien séduisante, car elle tend, suivant la théorie d’un personnage de Molière, à faire beau coup avec peu d’argent. Il s’agirait tout simplement d’enrôler les professeurs indigènes des zaouia et les autres tolba en quête d’emploi, et de les charger, moyennant une faible allocation, d’enseigner le français à leurs jeunes coreligionnaires. Il n’y a qu’une difficulté, mais très sérieuse, à ce projet : c’est que les tolba, en général, ne savent pas le français. Le sauraient-ils pour leur usage personnel, ils n’auraient pas la méthode pour l’enseigner à d’autres. L’expérience a prouvé que les maîtres indigènes, même les mieux dressés, obtiennent fort peu de résultats quand ils sont abandonnés à eux-mêmes. Il faut qu’ils soient encadrés dans un personnel européen, surveillés, dirigés. Quelques années d’école primaire, avec l’examen du certificat d’études pour sanction, deux années aux écoles normales d’Alger et de Constantine, avec l’examen du brevet simple, ce n’est pas encore une préparation suffisante. Le ministère vient donc de prendre une mesure excellente en décidant que le séjour des futurs maîtres indigènes dans nos écoles normales sera porté de deux années à trois. Il faut non seulement qu’ils apprennent le français, mais qu’ils apprennent à l’enseigner. Il ne suffit pas non plus qu’ils enseignent la grammaire et des mots : il faut qu’ils se pénètrent d’idées et de sentiments français, afin qu’ils puissent ensuite les propager autour d’eux. Avant d’aller diriger nos écoles, il faut qu’ils acquièrent une intelligence, une âme, une conscience françaises ; il faut qu’ils soient en mesure de remplir la grande mission que l’on attend d’eux non seulement dans l’intérêt de la France, mais aussi et surtout dans l’intérêt de leurs coreligionnaires.

La première conquête de l’Algérie a été accomplie par les armes et s’est terminée en 1871 par le désarmement de la Kabylie. La seconde conquête a consisté à faire accepter par les indigènes notre administration civile et notre justice. La troisième conquête se fera par l’école : elle devra assurer la prédominance de notre langue sur les divers idiomes locaux, inculquer aux musulmans l’idée que nous nous faisons nous-mêmes de la France et de son rôle dans le monde, substituer à l’ignorance et aux préjugés fanatiques des notions élémentaires mais précises de science européenne. Ce ne sera pas l’assimilation, car celle-ci ne sera peut-être pas réalisable avant des siècles ; ce sera tout au moins le rapprochement des deux races dans des idées communes et dans des intérêts communs. Il est un mot heureux de Bugeaud qu’on a eu raison de citer à la tribune du Sénat : il disait que la vraie colonisation doit se faire, à la fois, par la colonisation française et par la colonisation des indigènes. D’une part, implantons solidement la face française en Afrique, tâchons d’y établir le plus que nous pourrons de nos compatriotes : c’est le moyen le plus direct et le plus sûr. Mais ne négligeons pas l’autre : travaillons à ce que ces Kabyles et même ces Arabes nous vaillent un jour des colons. Sachons utiliser leur travail, leur intelligence comme leur ardeur guerrière. Faisons-leur connaître une France juste, bienfaisante, autant que glorieuse ; et puisqu’il n’existe ni de patrie berbère ni de patrie arabe, montrons-leur une patrie dans la nôtre.

P. S. — J’ai eu l’honneur de présenter au lecteur Mlle Fatma Valentine, monitrice indigène à Azrou-Kola, et de faire pressentir son prochain mariage avec un de ses compatriotes et collègues du corps enseignant. Le lecteur lira sans doute avec intérêt une lettre publiée dans la République Française du 12 janvier 1892, qui nous renseigne sur les suites de ce mariage. Il y trouvera la confirmation de ce qui a été dit plus haut sur la force des coutumes kabyles et les difficultés que nous rencontrons dans l’œuvre uniquement de l’émancipation de la femme berbère. Ces difficultés ne sont pas imputables aux indigènes.

Voici la lettre en question :

Monsieur le directeur,

Au printemps dernier, j’ai inspecté plusieurs écoles de Kabylie. Chacun sait, depuis le beau rapport de M. Burdeau, combien elles sont intéressantes, ces pauvres écoles perdues au fond des montagnes du Djurjura. Aucune ne m’avait plus vivement frappé que la petite école enfantine d’Azrou-Kola.

Je revois d’ici, à l’entrée du village, au bord d’un abîme de verdure, au delà d’une enceinte grossière de larges dalles, une maison modeste, fruste, rustique, une ancienne mosquée. À l’intérieur, une salle unique, étroite et basse, aux murailles nues. Quelques bancs mal équarris. Sur ces bancs, une vingtaine d’enfants, à peine vêtus de burnous rapiécés, de gandouras trouées, coiffés de calottes sordides. Mais leurs petites têtes brunes, solides et carrées, leurs grands yeux clairs, pétillants d’intelligence, font plaisir à voir, et par la fenêtre ouverte, qui découvre un peu de ciel bleu, la lumière, l’air pur entrent à flots.

Voici le maître de cette classe pittoresque. C’est une jeune fille, une monitrice kabyle, une sæur aînée de ses petits élèves. Sur ses cheveux épais, une sorte de coiffe noire à franges : par-dessus sa gandoura blanche, une camisole multicolore à larges manches, une ceinture rouge, des babouches noires, bref un costume composite, moitié indigène, moitié européen. Elle a été instruite, formée à cette école orphelinat de Thaddert-ou-Fella dont le succès extraordinaire a frappé d’étonnement et d’admiration tous ceux qui l’ont visitée. Fatma (c’est le nom de notre jeune institutrice) est un exemple de ce que l’on pourra faire un jour, plus tard, des femmes kabyles, lorsque le moment sera venu de les instruire dès leur enfance et de leur donner une éducation française. Fatma parle notre langue avec une pureté irréprochable ; elle enseigne avec méthode, patience et douceur ; elle a dans ses manières la réserve, le tact, la distinction d’une jeune fille bien élevée et du meilleur monde : d’esprit et de cœur, c’est une Française.

Nous étions inquiets sur l’avenir de cette aimable fille ; nous nous demandions ce qu’elle deviendrait, elle civilisée, dans ce milieu barbare. Fatma, si timide qu’elle soit, a de l’esprit ; elle a pris le bon parti, elle s’est mariée. Et même elle s’est très bien mariée. Elle a donné sa main à un indigène francisé comme elle, à un instituteur comme elle ; elle a épousé M. Hand-ou-Ibrahim, originaire de la tribu des Beni-Fraoucen, ancien élève du cours normal d’Alger. Ils s’aiment tous deux. Ils se sont mariés avec le consentement du père de Fatma, un homme d’âge, très pratique et très sérieux, que j’ai vu à Azrou-Kola, et qui se nomme Abouhatem. La cérémonie nuptiale a eu lieu suivant la coutume kabyle, devant le président de la tribu, devant les notables de la djemaâ (conseil municipal).

Écoutez maintenant la suite de cette histoire :

Un Kabyle de Djemaâ-Sahridj, qui s’appelle Tabar-ou-Rhamoun, a intenté un procès au père de Fatma, sous prétexte que celui-ci s’était engagé à lui donner sa fille en mariage, c’est-à-dire à la lui vendre. Car le mariage kabyle est une vente pure et simple.

L’affaire a eu son dénouement le 16 octobre 1891, à Mékla, centre européen, voisin de Djemaâ-Sahridj. Il y a là un juge de paix suppléant que je ne connais pas, dont je ne veux pas savoir le nom, qui sans aucun doute a agi de bonne foi, ceci n’est pas en question. Voici ce qu’il a fait. Ce juge de paix suppléant, représentant à l’audience foraine M. le juge de paix de Fort-National, a décidé que le sieur Abouhatem, ayant promis sa fille Fatma au sieur Tahar-ou-Rhamoun, devait opérer la livraison stipulée, et comme un autre mariage avait été accompli depuis, il a déclaré que ce mariage était nul d’après les Kanouns ou coutumes kabyles, et il a informé le sieur Tahar-ou-Rahmoun qu’il pouvait au besoin requérir la gendarmerie pour s’emparer, de sa propriété, si celle-ci refusait de le suivre.

Voilà ce que j’appelle la justice sauvage.

Heureusement, tout n’est pas fini. Le mari de la pauvre Fatma, notre instituteur Hand-ou-Ibrahim, a interjeté appel de ce jugement devant le tribunal de première instance de Tizi-Ouzou.

À la bonne heure, direz-vous, le tribunal de Tizi-Ouzou cassera la sentence inconsidérée de M. le juge de paix suppléant de Mékla, et tout sera dit. — Prenez garde ! il n’est pas sûr que les choses tournent ainsi. On ne le croit pas à Alger.

De ce côté-ci de la Méditerranée, nous sommes tous d’accord, n’est ce pas ? « Cet arrêt monstrueux est inadmissible, pensons-nous, même en se plaçant au point de vue kabyle. Si le père de Fatma a manqué à sa parole, qu’on le condamne à des dommages-intérêts envers le premier acheteur, Tahar-ou-Rahmoun. Soit ! Mais il n’est pas possible qu’un juge chargé d’interpréter la coutume kabyle en la conciliant avec le droit naturel et avec le respect de la personne humaine, qu’un juge sensé, qu’un juge français déclare nul le mariage de Fatma, qu’il enlève une femme à son mari, à son vrai mari, pour la jeter, séance tenante, malgré sa volonté, dans les bras d’un autre, en la possession d’un ravisseur légal. »

Cette justice-là, en effet, serait une justice sauvage.

Et nous ajouterons : « Si des coutumes kabyles imposaient réellement de pareils jugements, ne faudrait-il pas laisser à des juges musulmans, à des cadis, le triste soin de les rendre, au lieu de charger de cette besogne des juges français ? »

Encore si les indigènes nous obligeaient à cette justice sauvage ! Mais, dans le cas présent, il n’en est rien. Les Kabyles de Djemaà-Sahridj sont tout les premiers surpris du jugement rendu à Mékla le 16 octobre 1891 par M. le juge de paix suppléant. Ils ne comprennent plus rien à notre façon d’entendre la loi. Si bien qu’on peut se demander si réellement le devoir des juges français est de rappeler les indigènes à l’observation stricte de coutumes brutales et barbares, lorsque ces indigènes mêmes les abandonnent.

En résumé, il faut et l’on doit souhaiter que le tribunal de Tizi-Ouzou, réprouvant la justice sauvage, préfère l’équité française à la légalité kabyle. Mais, pour plus de sûreté, j’ai tenu à raconter l’histoire de la malheureuse Fatma et à placer la jeune monitrice d’Azrou-Kola sous la puissante sauvegarde de la pitié des femmes de France ses sœurs.

Agréez, etc.

P. Foncin,
Secrétaire général de l’Alliance française.

  1. La rédaction de la Revue Pédagogique a bien voulu me demander à reproduire quelques articles que j’ai publiés cette année dans le Supplément du Figaro. Il m’a paru qu’il serait plus utile de remanier ces articles pour les compléter et leur donner un développement que ne comportait pas un journal quotidien. C’est donc un travail nouveau pour la plus grande partie que j’ai l’honneur de donner à la Revue Pédagogique.
  2. La Chambre des députés n’a pas manifesté moins de sollicitude pour notre colonie que le Sénat. Sa commission du budget a nommé rapporteur du budget de l’Algérie M. Burdeau, naguère professeur de l’Université, et qui venait de faire un long séjour en Afrique pour étudier sur place toutes les questions. Son Rapport sur le service de l’Algérie ne comprend pas moins de 340 pages in-quarto. Il constitue un des ouvrages les plus complets et les plus judicieux dont se soit enrichie notre bibliographie coloniale Il conclut à d’importantes augmentations de crédits, dont plusieurs au profit des divers services d’instruction publique.
  3. Polémique sur la question algérienne entre M. Mermeix et M. Allan, Alger, 1891. Lettres de M. Allan, p. 36. — Discours de M. Tirman au Sénat.
  4. Discours de M. Tirman au Sénat, 26 février 1891.
  5. Discours de M. Mauguin au Sénat, 27 février 1891.
  6. Discours de M. Tirman au Sénat, 26 février 1891.
  7. Discours de M. Jules Ferry au Sénat, 6 mars 1891.
  8. Les dates sont empruntées à la statistique annexée au fascicule 41 des Mémoires et documents publiés par le Musée pédagogique, Paris, 1888. — Voy. Foncin, L’instruction des indigènes en Algérie, Paris, Chamerot, 1883.
  9. Khouan, en arabe, signifie frère ; khouat, sœur ; car il y a aussi des femmes affiliées aux ordres musulmans.
  10. Ouerd, règle. « Tu seras entre les mains de ton cheikh comme le cadavre entre les mains du laveur des morts. » (Règle des Rahmania).
  11. Dans tout cet article, quand il sera question des indigènes algériens, on devra entendre la population musulmane. Quant à la population juive, même indigène, le décret du gouvernement de Bordeaux du 24 octobre 1870 l’ayant assimilée à la population française, il n’y a pas pour elle de loi particulière en matière d’enseignement public.
  12. Statistique de l’Algérie, dans l’Annuaire statistique de la France. Recensement de 1886. - Grand Annuaire officiel de l’Algérie et de la Tunisie pour 1891. Nous n’avons pas encore les résultats complets du recensement de 1891 : il paraît, dès maintenant, que la population indigène s’est accrue de près de 300,000 âmes.
  13. Le mot de président est plutôt usité dans la Grande-Kabylie ; celui de caïd dans le reste de l’Algérie.
  14. Déposition de l’amiral de Gueydon devant la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les actes du gouvernement de la Défense nationale en Algérie. Séance du 22 mai 1874, Officiel du 1er  mai 1875, page 4140. - Cette déposition est reproduite en annexe au Rapport de M. de la Sicotière sur les événements de 1870-1871 en Algérie ; Versailles, 1875, 2 vol. in-8°.
  15. Déposition devant la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale. Officiel du 30 avril 1875, p. 31 4.
  16. À mon retour en France, j’en parlai à M. Cochery, alors ministre des postes et télégraphes, qui prit aussitôt les mesures nécessaires.
  17. Un commandant supérieur de cercle est capitaine ou chef de bataillon. Il a sous son autorité immédiate le chef du bureau arabe, qui est un lieutenant ou un capitaine. Le bureau arabe, ce sont les bureaux du commandant supérieur.
  18. On estime à plus de quatre millions d’âmes l’immigration latine dans l’Afrique du Nord. Masqueray, Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie, Paris, Leroux, 1886, page 11.
  19. Les Kabyles du Djurdjura ont apostasié jusqu’à douze fois. des Touaregs, ces Berbères du Sahara, signifie apostats.
  20. Les Denhadja, dans le bassin du Safsaf, se disent eux-mêmes Oulad-el Djouhala, « Fils des païens ». Les habitants de Tébessa, au moment de la conquête française, se servaient encore de monnaies romaines, et ils se disent Romains comme s’ils étaient les descendants légitimes des quarante mille habitants de l’ancienne Théveste.
  21. La sébrah est une composition dans laquelle entrent, comme matières colorantes, la noix de galle, la baie du thuya ou le sulfure d’antimoine. Toutes les femmes indigènes en connaissent la préparation.
  22. Le plus souvent sans le comprendre : en sorte qu’il importe peu que le Koran recommande la guerre sainte contre l’infidèle ; ce n’est pas à la zaouïa qu’on l’apprend.
  23. A. Hanoteau, Chants populaires de la Kabylie du Djurdjura.
  24. Sur toutes les questions relatives aux Kabyles, voyez : Hanoteau et Letourneux, la Kabylie et les coutumes kabyles, 3 volumes, Paris, 1873 ; Hanoteau, Chants populaires de la Kabylie, Paris, 1867 ; Masqueray, Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie, Paris, 1886 ; L. Rinn, Marabouts et Khouan, Alger, 1884 ; L. Rinn, Histoire de l’insurrection de 1874, Alger, 1891.
  25. Discours de M. Mauguin au Sénat, 2 mars 1891.
  26. Un plan d’organisation scolaire a été dressé pour l’Aurès, mais n’a pas encore pu être mis à exécution.
  27. Stanislas Lebourgeois, Rapport sur une mission en Algérie ; Paris, Paul Dupont, 1880. Henri Lebourgeois, Rapport sur la situation, etc. ; Paris, Imprimerie nationale, 1880. — Le rapport de M. Masqueray, qui remonte à 1874, se trouve en annexe dans celui de M. H. Lebourgeois. — La lettre de M. Jules Ferry est en annexe dans le rapport de M. St. Lebourgeois. Elle ne se trouve ni à l’Officiel ni dans les principaux journaux ou bulletins universitaires.
  28. Il est aujourd’hui encore président de la confédération des Aït-Irdjen, commune mixte de Fort-National, et l’un des protecteurs les plus dévoués de nos écoles. Son frère, feu Si-Moulla, s’est montré dans l’insurrection de 1871 fidèle à la France ; il a laissé un renom de savant et de lettres et les auteurs de La Kabylie et les coutumes kabyles lui doivent les plus précieux renseignements.
  29. Pièces annexes aux deux rapports précités.
  30. Rapports inédits de M. Masqueray. Archives de l’académie d’Alger.
  31. Gouvernement.
  32. Le lieu où fut livré le dernier combat de 1857, et où succomba l’indépendance kabyle. Il fut encore le théâtre d’une sanglante affaire dans l’insurrection de 1871. Chose singulière, ces deux combats eurent lieu le même jour des deux années : le 24 juin.
  33. Il est regrettable qu’après dix années écoulées, aucune école n’ait été fondée dans le pays. Le nouvel Administrateur du Djurdjura vient de mettre un projet à l’étude.
  34. Jules Simon, l’École.
  35. De même que l’école ruinée de Mira.
  36. Nous avons aussi observé ce détail aux Beni-Ouadhia.
  37. Non pas qu’ils soient nécessairement de sang israélite. Il y eut une époque où le christianisme déclinant en Afrique et l’islamisme ne s’étant pas encore imposé, le judaïsme fit de nombreux prosélytes parmi les tribus berbères. La reine berbère Kahina, cette héroïne qui luita désespérément contre l’invasion arabe et succomba les armes à la main (viie siècle), professait la religion juive. De même chez nous, vers l’époque de Dagobert, beaucoup de Gallo-Romains embrassèrent la loi de Moïse. De même dans l’Europe orientale, aux ix et xe siècles, des nations entières, comme celle des Khazars, se laissèrent convertir par des missionnaires juifs. Le grand prince des Russes, Vladimir, hésita un moment entre cette religion et la religion chrétienne.
  38. La Statistique générale de l’Algérie pour 1890 nous donne 10,254 élèves musulmans, dont 832 filles. Pour les Français, 36,914 ; pour les Européens non français, 9,208 ; pour les israélites indigènes, 23,971. Total : 80,347, dont 35,248 filles.
  39. Bulletin universitaire de l’Académie d’Alger, février 1888, p. 77. Rapport de M. le recteur.
  40. De l’instruction et de l’éducation des indigènes dans la province de Constantine. Paris, Hachette, 1884, p. VIII.