L’enseignement intégral de M. Alexis Bertrand

L’enseignement intégral de M. Alexis Bertrand
Revue pédagogique, second semestre 189833 (p. 281-294).

Nouvelle série. Tome XXXIII.
15 Octobre 1898.
N° 10.

Revue pédagogique

L’ENSEIGNEMENT INTÉGRAL[1]



M. Bertrand, professeur de philosophie à l’Université de Lyon, vint de publier, sous ce titre un peu suranné d’enseignement « intégral », un livre écrit avec verve et qui n’est pas un seul instant ennuyeux.

Ce qui fait le charme d’une excursion en compagnie de M. Bertrand, dans les « mâquis » de la pédagogie, c’est qu’il ne voyage pas pour arriver et qu’il sait s’arrêter aux beaux endroits pour admirer et pour communiquer son enthousiasme.

Cette façon de voyager nous vaut sur Descartes et sur Auguste Comte deux chapitres d’une érudition solide et d’un intérêt qui va jusqu’à l’émotion. Aussi ne chicanerons-nous pas M. Bertrand d’aimer l’école buissonnière. Il se plaît souvent à regarder ses idées se dérouler en lui suivant les caprices d’associations inattendues[2], et ce spectacle l’intéresse et nous intéresse au point que nous en oublions de concert le but du voyage ; mais on finit par retrouver tôt ou tard le bon chemin.

Notre système actuel d’enseignement secondaire s’adresse surtout à la bourgeoisie. L’éducation intégrale de M. Bertrand s’adressera à la bourgeoisie « si elle l’accepte » ; mais c’est seulement du peuple, des « prolétaires » que se soucie M. Bertrand. Il espère toutefois que les classes moyennes seront assez clairvoyantes pour réclamer pour elles-mêmes l’enseignement du peuple.

L’enseignement intégral vise à la culture de tout l’homme et de tout le peuple. Cet enseignement se propose de « développer l’esprit dans son intégrité ».

Actuellement notre enseignement national n’est pas intégral : 1° parce qu’il est formé de pièces et de morceaux rapportés plutôt qu’ajustés ; 2° parce que les pédagogues ne voient ni de haut, ni de loin ; ils souffrent malaisément que les philosophes posent le but. Les professeurs ignorent bien souvent les vraies raisons de ce qu’ils enseignent.

La philosophie seule peut régler l’ordre des études (p. 53). Aussi, adressons-nous à Descartes et à Auguste Comte : « S’ils s’accordent à proclamer l’unité de l’intelligence et l’unité de la science, il sera presque démontré que tout enseignement véritable doit être intégral et s’abstenir de diviser et de morceler ce que la nature a fait un et indivisible. »

Descartes nous fournira notre grande idée directrice : « Comme les sciences toutes ensemble ne sont rien autre chose que l’intelligence humaine, qui reste toujours la même quelle que soit la variété des objets auxquels elle s’applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changements que la diversité des objets n’en apporte à la nature du soleil qui les éclaire, il n’est pas besoin de circonscrire l’esprit humain dans aucune limite… Ce qu’il faut d’abord reconnaître, c’est que toutes les sciences sont tellement liées ensemble qu’il est plus facile de les apprendre toutes à la fois que d’en détacher une seule des autres. Si donc on veut chercher sérieusement la vérité, il ne faut pas s’appliquer à une seule science ; elles se tiennent toutes et dépendent mutuellement l’une de l’autre. »

Voilà la loi et les prophètes, ajoute M. Bertrand. « Celui qui suivra cette méthode, dit Descartes, verra qu’en peu de temps il aura fait des progrès merveilleux et bien supérieurs à ceux des hommes qui se livrent à des études spéciales et que, s’il n’a pas obtenu les résultats que ceux-ci veulent atteindre, il est parvenu à un but plus élevé et auquel leurs vœux n’eussent jamais osé prétendre. »

Descartes conçoit le plus rationnel et le plus pratique des plans d’enseignement professionnel. Il fonde une philosophie de l’éducation populaire : 1° par son affirmation de l’universalité du bon sens ; 2° par sa doctrine des idées innées, semences de vérité que la culture doit faire infailliblement lever et fructifier.

Ces deux grands principes admis, il est clair qu’il suffira de faire valoir le patrimoine commun, et c’est une question d’apprentissage des méthodes. Vouloir enseigner les résultats de la science, c’est une tâche décourageante par son immensité, désespérante par sa stérilité. La vérité capitale en pédagogie, c’est qu’il ne faut point enseigner la science ; il faut enseigner la méthode qui conduit à la science. Une fois en possession de la méthode, peu importe que l’élève oublie la moitié de ce qu’il sait. Descartes, le plus grand des mathématiciens, n’avoue-t-il pas qu’il fut un jour arrêté par l’extraction d’une simple racine carrée ? Ii avait oublié la règle, il en fut quitte pour la retrouver en reconstruisant la théorie.

Cultivons donc la raison et par suite la méthode : la mémoire et l’imagination ne sont que des auxiliaires. Comme preuve de l’excellence de la méthode de Descartes, M. Bertrand passe en revue les domestiques de Descartes qui devinrent des savants : Gutschowen, qui devint professeur à l’Université de Louvain ; Gillot, qui enseigna la fortification, la navigation, la mécanique aux officiers du prince d’Orange ; le Limousin ; Schluter, son valet de chambre, dont Descartes fit un auditeur en Suède, sans compter le cordonnier Dick qui devint un astronome de premier mérite.

On sait que pour utiliser la générosité d’Alibert, trésorier général de France, qui lui offrait une partie de sa fortune, Descartes avait dressé un plan d’enseignement professionnel des ouvriers de Paris. L’idée essentielle était de réunir les professeurs de mathématiques et de physique et les instruments nécessaires pour rendre aux artisans « raison de toutes choses et leur donner du jour pour faire de nouvelles découvertes dans les arts ».

Cette importance de la méthode, Aug. Comte la proclame à son tour et, de plus, il apporte ce qui a manqué à tous les philosophes qui l’ont précédé, à savoir une classification rationnelle des sciences. « Aug. Comte, dit excellemment Stuart Mill, n’eût-il rien fait d’autre, cette merveilleuse systématisation l’aurait désigné à tous les esprits compétents pour apprécier cette œuvre, comme un des principaux penseurs du siècle[3]. » Une bonne classification manqua aux théoriciens de l’éducation à l’époque de la Révolution.

Quelques lecteurs seront peut-être étonnés d’apprendre qu’Auguste Comte, le philosophe le plus calomnié du xixe siècle, et qu’on s’efforce de dépeindre comme un « plat » positiviste, ne veut aucun enseignement jusqu’à sept ans. Durant ces sept années l’éducation sera familiale et spontanée : exercices musculaires, culture des sens, développement de l’adresse naturelle par les jeux… préjugés du bien inculqués par les parents ; pas d’études proprement dites, pas même de leçons de lecture ou d’écriture. La mère est l’unique maître… elle évite tout ce qui sent la contrainte ; elle attend que la plante humaine ait poussé des racines et puise la sève fortifiante dans le sol et dans l’air ambiant.

Depuis sept ans jusqu’à la puberté, l’éducation sera purement esthétique. L’enfant vivra dans l’intimité des grands poètes ; il étudiera le dessin pour l’éducation de l’œil ; il étudiera la musique et les langues. Aucune science jusqu’à quatorze ans.

Lorsque l’adolescent étudiera les sciences, les connaissances accumulées seront de peu de valeur : c’est, comme pour Descartes, la méthode seule qui importe, l’art de découvrir et de contrôler. Trois cent soixante leçons et sept professeurs suffiront pour enseigner la série des sciences. Pour chaque science, quarante leçons par an suffiront, et quatre-vingts pendant les deux premières années, afin d’asseoir solidement les sciences mathématiques et astronomiques qui sont les fondations qui doivent tout supporter. La cinquième année, consacrée aux études biologiques, comprendra des notions d’hygiène et de médecine « condensées en un cours de quarante leçons vraiment philosophiques et populaires ». La sixième année sera une étude de la sociologie orientée vigoureusement vers sa fin morale.

Les jeunes filles suivront les mêmes cours, avec cet allègement que les leçons des deux premières années ne seront pas doublées. Les professeurs devront être tout à fait éminents, car on n’arrive à la condensation dans la clarté que moyennant une culture et un sens philosophiques absolument supérieurs. Mais ce sera facile, car le personnel enseignant sera très restreint.

Il faudra de plus une communion de vues parfaite entre les sept professeurs, c’est-à-dire un rare désintéressement. Comte aimait à citer comme preuve de la possibilité de ce plan rénovateur l’exemple de la Révolution et le superbe mouvement scientifique provoqué en quelques années par Lagrange, Laplace, Monge, etc.

Mais de cette étude sur Comte, nous ne voulons retenir qu’une question qui, à l’heure actuelle, passionne l’opinion. On sait la campagne menée du point de vue, non pas religieux, mais clérical, contre la science. M. Brunetière a parlé de la faillite de la science et il apprécie sévèrement la doctrine de Comte, peut-être sans l’avoir étudiée d’assez près.

Or, Aug. Comte a vu, plus clairement qu’aucun autre philosophe, que toute affirmation scientifique est l’affirmation d’un rapport entre deux faits, et que tout rapport étant une découverte d’ordre intellectuel, la science est le triomphe constant de l’esprit sur la matière et comme « l’intellectualisation » de la matière. Sa classification des sciences est une vue de génie, précisément parce qu’il renonce à en chercher les éléments dans l’objet ou dans le sujet, et qu’il la fonde sur les rapports de dépendance des sciences entre elles.

En outre, il affirme que « la suprématie scientifique, la présidence philosophique, l’universelle domination » appartient à la sociologie et à la morale. Il a, de plus, prouvé avec une grande force que ce sont les idées qui mènent le monde. Il écrit : « La légitime suprématie sociale n’appartient ni à la force, ni à la raison, mais à la morale, dominant également les actions de l’une et les conseils de l’autre. » Et plus loin : « Le type de l’évolution humaine, individuelle et collective, consiste dans l’ascendant croissant de notre humanité sur notre animalité, d’après la double suprématie de l’intelligence sur les penchants et de l’instinct sympathique sur l’instinct personnel ; ainsi ressort directement, de l’ensemble du développement spéculatif, l’universelle domination de la morale. » Et il ajoute ailleurs : « Loin de compter sur l’appui des athées actuels, le positivisme doit y trouver des adversaires naturels[4]. »

M. Bertrand relève avec raison l’injustice des critiques qu’on adresse au positivisme et il cite le passage si impartial que M. Ravaisson a consacré à Comte dans son célèbre Rapport :

« Comte ne comprit pas seulement que la matière n’explique pas tout dans l’homme, et que c’est l’intelligence qui, en grande partie du moins, rend raison de la matière ; comme Pascal, il mit au-dessus de l’intelligence elle-même, qui est encore, à certains égards, comme le physique de l’esprit, ce qui en est par excellence le moral, les facultés morales proprement dites, les facultés affectives. L’homme lui apparut comme devant s’expliquer par son cœur. L’intelligence est faite, dit-il alors, pour être serve, cœur pour être le maître. L’intelligence n’existe que pour servir aux fins de nos affections. Ces fins se résument en une chose, le bien, objet de l’amour. L’amour est le mot, le secret de la nature humaine. Ce n’est pas tout ; il est le secret du monde. »

M. Bertrand, tout pénétré de la doctrine si humaine de Comte. s’écrie (p. 132) :

« Si toute science est un fragment d’humanité, ne pas la présenter comme telle, c’est la rétrécir et la trahir. Voici un « x théorème de géométrie qui ne s’adresse qu’au pur esprit : dites que son inventeur conçut une telle joie de sa découverte qu’il sacrifia une hécatombe à la divinité pour lui témoigner sa reconnaissance ; montrez aussi que telle vérité astronomique découverte il y a deux mille ans, sauve tous les ans la vie à des milliers de navigateurs ; vous ne vivifiez pas seulement votre enseignement, vous le rendez social et moral, en intéressant le cœur aux spéculations de l’esprit. »

Tel est l’esprit qui inspire tout le livre de M. Bertrand : c’est l’esprit positiviste de Comte ; mais il était bon d’expliquer ce que signifie ce mot, et de justifier cette affirmation de M. Bertrand (p. 293) : « L’affinité mutuelle et la pénétration réciproque de la science et de la morale, c’est la suprême pensée de ce livre. »

Arrivons maintenant aux conclusions de M. Bertrand, à son plan de l’enseignement nouveau.

Ce chapitre comprend trois divisions. M. Bertrand étudie en premier lieu les instituts et les collèges d’enseignement intégral. Il passe ensuite aux maîtres et aux élèves, et enfin il résume en trois principes pédagogiques la méthode d’enseignement de : sciences.

La première partie est incontestablement peu satisfaisante. Elle consiste en un aperçu très succinct. M. Bertrand ne s’est jamais demandé pourquoi nos lycées, nos collèges, nos écoles primaires supérieures sont placés où ils sont placés, et si leur existence n’a pas des raisons profondes dans l’histoire locale, dans l’économique locale et surtout dans la géographie. Avec l’assurance superbe du métaphysicien, M. Bertrand impose au monde l’ordre de sa propre pensée. Il écrit : « D’un trait de plume tiré sans hésitation… nous supprimons tous nos collèges d’enseignement secondaire, toutes nos écoles primaires supérieures, la moitié de nos écoles normales, le tiers de nos lycées. »

Et par quoi M. Bertrand remplace-t-il les établissements ainsi supprimés ? Par des instituts et des collèges établis aux chefs-lieux de canton !

Comme si le chef-lieu de canton, à de rares exceptions, n’était pas la division administrative la plus artificielle et la plus vaine ! Nous engageons les lecteurs de la Revue pédagogique à lire sur ce sujet la magistrale étude de M. Foncin sur la décentralisation[5]. M. Foncin a découvert, à son grand étonnement, que l’arrondissement correspond à peu près partout aux anciens « pays », et c’est là, à notre avis, une découverte de tout premier ordre, parce que M. Foncin a ainsi trouvé l’unité naturelle de décentralisation. Qu’on lise cette étude si solide et on sera émerveillé, comme nous l’avons été, de la simplification apportée par cette découverte capitale à l’œuvre de décentralisation.

Ne détruisons donc ni nos collèges, ni nos lycées, ni nos écoles primaires supérieures : il serait plus sage de les mieux adapter.

Les établissements que M. Bertrand imagine seront de deux ordres : des instituts et des collèges. Maîtres et programmes seront identiques : l’enseignement ne devant comprendre que les sept sciences fondamentales. Les instituts comprendront des cours du soir pour les jeunes gens pris par l’apprentissage et par le métier ; la durée des études sera de sept années.

Les collèges seront réservés aux « professionnels de l’étude », et les cours y dureront quatre années.

Les enfants pour être admis à l’institut ou au collège ne devront posséder que l’enseignement primaire, mais l’enseignement primaire allégé de toutes les études scientifiques qui seront remplacées par l’étude d’une langue vivante.

Pas d’internes : ils seront rendus inutiles par la multiplication des iustiluts et des collèges. Cette multiplication fait surgir la question budgétaire, mais M. Bertrand croit avoir le droit d’espérer[6] que son projet n’imposera pas à l’État des dépenses bien onéreuses, car les écoles sont toutes prêtes, dont quelques-unes sont « presque des palais ». M. Bertrand ne semble plus se souvenir que cette multiplication se heurte aussi à la nécessité « que les professeurs aient une culture et un sens philosophiques absolument supérieurs » (p. 134).

Les jeunes gens et les jeunes filles recevront le même enseignement : on réduira seulement de moitié, en faveur des jeunes filles, le nombre des cours de première et de deuxième année.

Quant au nombre des maîtres, il sera suffisant : on fera appel aux femmes, et à tous ceux qui sauront excellemment leur métier. On en formera un véritable corps de volontaires (p.259). De même, on tirera parti des jeunes gens et l’extension universitaire anglaise prouve combien sera précieux leur concours. Enfin les professeurs de {ous ordres et, par-dessus tout, le personnel modifié de notre enseignement secondaire, formeront les cadres permanents des maîtres du nouvel enseignement.

Comment seront nommés ces maîtres ? Nous citons ici M. Bertrand lui-même (p. 243). « Que les professeurs soient nommés par l’État… mais qu’ils soient choisis sur une liste de trois membres par chaire, dressée par un comité électoral » formé des anciens élèves de l’enseignement intégral.

Mais, objectera-t-on à cette culture trop exclusivement.scientifique « ne craignez-vous pas qu’elle détruise les qualités littéraires et artistiques de notre race ? » Non, répond hardiment l’auteur. Notre langue « ne se rajeunira que par la science ». Notre langue a été forgée par la scolastique, et en fortifiant la pensée par l’étude des sciences, vous enrichissez et vous affermissez la langue.

Peut-être cette objection, qui est réellement très grave, devrait-elle être examinée plus à fond : elle ne peut être résolue par de simples affirmations. Mais c’est que les objections de valeur se pressent contre le système de M. Bertrand, et la plus pénible peut-être c’est celle de savoir comment attirer et retenir la clientèle des instituts. Comment retenir durant sept années, de qualorze à vingt et un ans tous les jeunes gens de France aux cours du soir des instituts ?

M. Bertrand résout trop facilement la question (p. 262) ; mais nous qui mettons « la main à la pâte » avec nos cours d’adultes, nous voyons trop, hélas ! qu’on ne triomphera que dans bien des années des difficultés d’ordre social ; misère, travail exténuant de tant de jeunes gens, et même de tant d’enfants ; des difficultés d’ordre topographique, si grandes dans les pays de montagnes ; des difficultés venant de la dissémination des habitations rurales ; des difficultés d’ordre psychologique et moral : paresse, horreur du travail intellectuel, goût des plaisirs bas. Notre formule du début a tout le peuple » présente décidément un idéal irréalisable et l’intégralité n’est qu’un leurre.

La fin du chapitre ni sur l’esprit qui devra inspirer l’enseignement des sciences est de tous points excellente. il faut simplifier, dit M. Bertrand. Mais dire qu’il faut alléger et simplifier l’étude des sciences, « c’est ne rien dire de clair, tant qu’on n’’ajoute pas que cet allègement et cette simplification s’obtiendront par un procédé pédagogique qui consiste à ranger parallèlement. dans chaque science, les théories essentielles et, après avoir approfondi l’une d’entre elles, à se fier pour les autres à l’aptitude acquise. C’est le tact et le goût du professeur qui décident quelles sont les théories types. »

Et il ajoute (p. 269) :

« Celui qui regarde surtout la science comme une gymnastique de l’esprit sait qu’une ou deux théories bien présentées valent autant que dix et que cent : bien choisir, et, après avoir choisi, approfondir, tout est là. »

Certains professeurs réussissent « par le détail, l’habileté de mais, qui est merveilleuse ; ils négligent la perspective ».

« Relisez dans la Logique de Stuart Mill, ou dans la magistrale analyse de Taine, l’usage qu’un physicien philosophe peut faire de la théorie de la rosée. Mill s’empare de la théorie du docteur Wells, il l’expose et l’interprète avec l’intention d’y noter toutes les démarches de la pensée scientifique et tous les procédés logiques de la découverte ; méthodes de concordance, de différence, des résidus. des variations concomitantes : il trouve qu’elles sont toutes appliquées successivement et, de la science la mieux informée, il dégage la logique la mieux outillée. Quel trait de lumière ! C’est de cette manière qu’il faut enseigner les sciences. »

Et M. Bertrand poursuit : « En éducation, tout dire n’est pas seulement le secret d’ennuyer, c’est le moyen de stupéfier et de paralyser l’esprit » (p. 271). « Il faut procéder par masses de lumière et d’ombre » à la façon des paysagistes de l’ancienne école.

De plus, il faut rattacher, comme le demande M. Fouillée, à l’histoire de l’humanité, au développement humain, toute vérité importante et toute théorie fondamentale. Il est des vérités scientifiques, dit Descartes, qui sont des batailles gagnées : racontez donc aux jeunes les principales et les plus héroïques de ces batailles (p. 277).

Suit une étude fort intéressante, mais un peu sommaire, sur les rapports intimes des diverses sciences, sur la nécessité d’introduire dans la géographie l’esprit scientifique (p. 284 et suivantes). Il y a, en outre. des remarques de même ordre sur l’enseignement de l’histoire. M. Bertrand la définit (p. 290) « le mode d’expérimentation de la sociologie », mais nous pensons que c’est une formule quelque peu ambitieuse, dont il vaut mieux s’abstenir. Expérimenter n’a qu’un sens : c’est introduire dans un système de faits connus et définis, une modification elle-même connue et définie, ou profiter de l’introduction d’une telle modification si elle se fait en dehors de notre volonté. Mais où trouve-t-on en histoire un système connu et défini de faits ? La complexité presque infinie des faits historiques et sociaux, leurs répercussions imprévisibles excluent toute idée d’expérimentation.

Nous n’avons pas découvert dans cet ordre de faits une seule coexistence ou une seule séquence inconditionnelle, c’est-à-dire pas une loi scientifique, et nous n’avons pas le droit de parler en histoire d’expérimentation.

Fidèle à la pensée de Comte, M. Bertrand couronne son enseignement scientifique par l’enseignement de la sociologie et de la morale. Il reconnaît loyalement (p. 294) ce que tous nous devrions reconnaître, à savoir que nul ne peut donner une preuve du devoir. Les sciences acceptent toutes des données premières qu’elles ne peuvent prouver, et la religion elle-même n’apporte pas en faveur de l’existence de Dieu des preuves plus fortes que celles que la morale laïque apporte en faveur du devoir. Quand les adversaires de la laïcité se moquent de notre tentative de fonder notre enseignement sur des incertitudes, c’est, suivant un proverbe populaire, comme un bossu qui tournerait en dérision un boiteux.

Si nous essayons maintenant de résumer notre impression d’ensemble sur le livre de M. Bertrand, nous trouvons qu’il est un exposé de la pure doctrine d’Aug. Comte. L’idée centrale du livre, c’est l’application, à l’enseignement, de la classification des sciences d’Auguste Comte. L’inspiration du livre, c’est l’inspiration très noble de Comte qui est la profonde pénétration de la science et de la morale.

Aussi le reproche fondamental que nous adresserons à l’auteur, c’est de ne point avoir nettement indiqué ce qu’il entend par ce mot de « morale ». Il ne s’agit évidemment pas, pour lui, de morale religieuse confessionnelle. Mais s’agit-il de morale kantienne ? S’agit-il de cette religion de l’Humanité qui a inspiré à un disciple de Comte, à Stuart Mill, des pages si éloquentes[7] ? Nous n’en savons rien. Aussi le livre tout entier garde-t-il de cette incertitude une allure hésitante et laisse-t-il une impression vague et peu satisfaisante pour l’esprit.

Il nous semble impossible de traiter de l’enseignement de « tout l’homme et de tout le peuple » sans savoir nettement où on veut les conduire. On peut être un philosophe spéculatif et se complaire dans le doute, mais dès qu’on se fait conducteur de peuples, et tout éducateur est conducteur de peuples, il faut avoir de la décision et de l’unité de vues. Il faut choisir une conception générale de la vie, « car ne pas choisir, c’est encore choisir[8] ».

D’autre part, l’éducation doit être le développement des qualités nationales et la lutte organisée contre les défauts les plus graves de la « race ». Il faudrait, par conséquent, que nous ayons devant les yeux l’esquisse très nette du Français, du paysan, de l’ouvrier, tel que nous souhaiterions de le former. Or dans tout ce livre, il n’est pas question d’éducation. Il semble que pour M. Bertrand, l’éducation découle comme une conséquence de l’enseignement des sept sciences fondamentales, et que ces sciences soient moralisatrices par elle-mêmes, ce qui n’est vrai que dans le sens théorique où nous l’avons indiqué plus haut.

On dirait que les enfants et les jeunes gens à élever ne se présentent que confusément à l’esprit de l’auteur : c’est ainsi qu’il ne parle qu’en passant (p. 257, 259) des paysans qui forment les deux tiers de la population du pays. Cette vue indistincte des élèves conduit M. Bertrand à demander qu’on introduise dans l’enseignement primaire l’étude des éléments d’une langue vivante. Qui la choisira ? Et en quoi une langue vivante serait-elle utile à l’immense majorité de nos cultivateurs ? Ce qu’il faudrait et ce qui nous manque, ce sont des écoles pratiques de langues vivantes, comme ces écoles suisses qui mettent un élève moyen, sorti de l’enseignement primaire, en état de parler et d’écrire trois langues suffisamment pour la pratique commerciale. Ces élèves n’auront jamais entendu parler du Dante ni de Gœthe, qui d’ailleurs peut-être dans le commerce « eussent été des sots ».

M. Bertrand ne parle qu’en passant (p. 232 et 252) de la question du latin. Les deux passages sont d’ailleurs difficiles à concilier, car les raisons qui rendraient l’élude du latin inutile pour les élèves la rendraient inutile aussi pour les maîtres. En ce qui nous concerne, nous nous apercevons tous les jours qu’il sera difficile de remplacer cette étude, parce que l’effort pour rendre en français la pensée d’un peuple qui n’avait ni nos idées religieuses, ni nos idées politiques, ni nos mœurs, ni nos coutumes, ni rien de semblable À nous, exige un effort pénétrant, toujours plus grand à mesure que l’élève devient plus intelligent. Rien ne peut remplacer cette discipline comme exigence continue d’efforts de tous les instants, et d’efforts limités, précis, à la portée de l’enfant. Ce n’est pas l’étude des sciences physiques et naturelles qui pourra suppléer à cet effort, car jamais l’enfant ne se trouvera en sciences dans la situation d’esprit du savant qui cherche, qui découvre, et cette étude des sciences, si elle n’a pour correctif l’étude des lettres, risque fort de ne cultiver que la mémoire. Nous renvoyons, pour cette critique capitale, à M. Fouillée, qui l’a faite « de main d’ouvrier » dans son livre sur l’Éducation nationale.

Chemin faisant, M. Bertrand attaque aussi l’internat. Nous ne sommes pas très sûrs, si l’éducation d’un enfant demande de la continuité et une certaine énergie persévérante, que l’internat ne soit pas très supérieur à la famille. La famille, surtout dans les villes, semble devenir tout à fait impropre à sa tâche éducatrice. Elle est trop ouverte à tous les « énervements » du dehors, et nous n’avons plus assez d’enfants pour qu’une discipline de vie s’impose à nos volontés par la force même des choses. Aussi l’internat sera-t-il excellent quand sa transformation sera achevée et qu’on y aura introduit la vie au grand air plusieurs heures par jour, les jeux, les excursions, l’art, le chant en commun, la lecture en commun, une liberté très large, l’habitude de la responsabilité personnelle après exclusion des brebis galeuses.

Quant à l’utilisation des trois années de service militaire (p.282) pour compléter l’instruction, il n’y faut guère songer, car le jour où l’armée renoncera à ses méthodes pédagogiques surannées, on pourra ramener la durée du service à deux ans au plus[9].

Les conclusions « pratiques » du livre de M. Bertrand ne nous semblent donc ni très précises, ni réellement pratiques. Mais ce livre contient des pages de haute valeur sur la moralité de la science. Le chapitre sur Descartes est tout entier d’un intérêt très vif : il est plein de faits intéressants et d’une érudition très précise vivifiée par un enthousiasme communicatif. Le chapitre sur Aug. Comte a les mêmes qualités, et il y a des pages que tous les éducateurs devront méditer sur l’esprit de l’enseignement des sciences.

Si maintenant nous nous élevons à la question générale de méthode que pose toute élude de pédagogie, nous n’hésiterons pas à dire que la presque unanimité des écrivains qui s’occupent d’éducation ont un point de départ mal choisi. Nous écrivions récemment[10] : « La révolution que Copernic a accomplie en astronomie en faisant tourner les planètes autour du soleil ; la révolution que Kant a accomplie en philosophie en faisant de l’esprit le centre des choses, en montrant que ce n’est pas l’esprit qui se modèle sur les choses, mais bien les choses qui se modèlent sur l’esprit, cette révolution féconde, il est temps de l’accomplir en pédagogie. » Le point de départ de toute étude générale de pédagogie doit être une étude de psychologie. Il faut tout d’abord s’occuper de ce qu’est l’enfant, l’adolescent, puis de ce qu’ils doivent être. Quand on aura une vue très nette de la nature de l’enfant et de ce qu’il faut développer ou affaiblir en lui, on pourra étudier quel secours exact on peut demander à telle ou telle science, à tel ou tel exercice pour cette fin précise. On subordonnera réellement toutes les matières d’enseignement à la fin suprême qui est la formation d’un homme d’une volonté calme, énergique, persévérante, et d’une intelligence lucide qui n’affirmera pour vrai que « ce qui lui paraîtra évidemment être tel » et qui saura « éviter soigneusement la précipitation et la prévention ».

C’est le seul point de vue possible, et s’obstiner à vouloir prendre comme centre même les sept sciences de la classification d’Auguste Comte, c’est vouloir théoriquement faire tourner le soleil autour de la terre et c’est multiplier comme à plaisir les difficultés. Imitons Copernic.


  1. A. Bertrand. Un volume in-8° ; Alcan, 1898, 301 pages.
  2. Voir, par exemple, p. 57, le développement sur la « bifurcation » et p. 47.
  3. P. 119.
  4. Discours sur l’ensemble du positivisme, 1re partie.
  5. Revue de Paris, n° du 15 avril 198 : « Les Pays de France ».
  6. P. 244.
  7. Mill, Utilitarisme, ch. iii, et Auguste Comte et le Positivisme, p.135 et suivantes.
  8. Payot, Éducation de la volonté, 8e éd., p. 106. Voir aussi notre étude sur la Croyance, livre iii.
  9. Voir : le Service de deux ans, par le lieutenant-colonel Patry. (Revue bleue, 16 mars et 2 avril 1898.)
    L’Infanterie perd son temps. Paris, Lavauzelle, 1897, Général Philibert, et Revue scientifique, 8 janvier 1898 : La formation des soldats.
  10. Revue universitaire, « Les méthodes actives », 15 avril 1898.