L’enfant mystérieux/Tome II/Le contrebandier

J. A. Langlais, éditeur (p. 3-15).

TROISIÈME PARTIE


CHAPITRE I

le contrebandier


— Lof ! lof !… La barre sous le vent !

— Ça y est, capitaine.

— Bon ! Maintenant, amène le foc et la misaine !

— Tout de suite… le temps de hâler sur les drisses… C’est fait.

— Bien, mes amis. Tenez-vous prêts à amener aussi la grand’voile, quand nous serons en plein vent… Amène partout !

— Ohé ! ohé !… Voilà, capitaine.

— Toi, Jean, laisse courir un peu… Les autres, attention à l’ancre, et vite !… Une ! deusse ! Let go !

— Largue la pioche !

Ces commandements et ces répliques se faisaient entendre pendant la nuit du vingt juillet, à quelques encâblures de l’île à Deux-Têtes et à bord d’une goélette lourdement chargée, venue du bas du fleuve.

L’Espérance — tel était son nom — après avoir serré successivement toutes ses voiles avait couru sur son erre l’espace d’une centaine de pieds contre le vent d’est, puis jeté l’ancre en face de la petite crique où nous avons vu, il y a près d’un mois, Antoine Bouet aborder dans son flat.

La nuit était noire, et c’est à peine si de la goélette on pouvait distinguer les sombres massifs de la partie nord de l’île, en face de laquelle s’était opéré le mouillage. Il fallait donc que le capitaine connût parfaitement ces parages, pour y manœuvrer avec autant d’aisance, en pleine obscurité.

L’Espérance, en effet, n’en était pas à son premier atterrissage près des rochers de l’île à Deux-Têtes. Les deux années précédentes, par des nuits semblables, elle avait jeté l’ancre au même endroit ; puis elle était repartie avant le jour, se dirigeant vers Québec, avec un chargement de poisson et d’huile.

Pourquoi ces escales nocturnes, et pourquoi ce mystère dans ses allées et venues ?

Ah ! dame ! c’est que le Fisc à l’œil aussi vigilant que le bras long, et que l’Espérance n’était pas tout à fait en règle avec cette belle institution. L’audacieuse petite goélette, tout en conservant des allures extrêmement débonnaires, n’était rien moins que la plus hardie contrebandière du Saint-Laurent et se moquait sous cape de tous les douaniers de Sa Majesté, au Canada. L’accise ne lui faisait pas peur, et elle se souciait comme de Colin-Tampon de ce monument de sagesse appelé par nos législateurs : tarif douanier.

Le gouvernement du Canada avait bien établi le long du fleuve, aux principaux endroits d’escale, des agents du fisc, chargés de visiter les vaisseaux suspects et de constater de visu s’ils ne portaient pas autre chose que ce qui était mentionné dans leur acte de connaissement ; mais la goélette endiablée leur glissait entre les doigts comme une anguille et semblait douée de quelque pouvoir magique, qui la rendait invisible aux moments voulus. Fine voilière et d’une solidité de charpente à tenir la mer en tout temps, l’Espérance pouvait défier la vigilance la plus active. Quand tous les honnêtes navires prenaient la voie ordinaire, c’est-à-dire longeaient la rive sud, pour se rendre à Québec, la contrebandière, elle, se faufilait le long des échancrures de la côte nord, ne marchant que la nuit, se cachant le jour dans les fjords ou les baies les plus inexplorées. L’attendait-on au Bic ? Elle louvoyait par le travers de la baie de Mille-Vaches ! Était-elle guettée à la Traverse de Saint-Roch ? On aurait pu la trouver mouillée tranquillement à l’abri des hauts massifs de l’île à Deux-Têtes !

Telle était une de ces courses pleines d’émotion fournies par l’Espérance, au moment où, dans la nuit du 20 juillet, nous faisons assister le lecteur à son arrivée.

Comme sa contrebande consistait presque exclusivement en boissons spiritueuses, dont les droits venaient d’être fortement augmentés, nous ne surprendrons personne en disant que, de la quille au pont, de l’étrave aux cabines de l’arrière, elle était bondée de barils et de tonneaux. Il s’exhalait de cette cargaison les odeurs les plus équivoques, les parfums les moins définis. C’étaient des effluves d’huiles, des senteurs de poisson, des arômes de gin, — le tout confondu, mêlé, sans caractère précis, à déconcerter le nez le plus subtil, même celui d’un douanier.

Un beau désordre régnait dans cette cale à tout mettre ; mais ce désordre n’était qu’un effet de l’art ; il n’était qu’apparent et servait à masquer une répartition intelligente.

À peine la goélette fut-elle maintenue par sa maîtresse ancre, qu’une chaloupe s’en détacha et vint atterrir au fond de la crique.

Des trois hommes qui la montaient, un seul sauta à terre, tandis que les deux autres maintenaient la chaloupe à flot.

L’homme qui venait de débarquer — un beau grand garçon de vingt-cinq ans à peu près — s’avança avec précaution vers le tunnel de verdure formé par le ravin entrevu par Antoine Bouet, lors de son premier voyage. Il démasqua le foyer d’une lanterne sourde et disparut bientôt sous les rameaux entrelacés des sapins.

Après avoir avancé d’une quinzaine de pas en ligne directe, le visiteur tourna brusquement à gauche et disparut sous une voûte de rochers en surplomb, au-dessus du ravin. C’était une sorte de cache naturelle, complètement ensevelie et masquée par la verdure environnante. Elle pouvait mesurer huit ou six verges en tous sens. On eût dit que les eaux du torrent, à une époque reculée, s’étaient ruées pendant des siècles sur cette partie du roc, l’avaient entamée, creusée, jusqu’à ce que, rencontrant un granit inattaquable, elles avaient dû se frayer un chemin par une autre voie, filtrer à travers les fissures qui béaient encore aux parois, puis se creuser vers la mer le sillon rocheux que venait de parcourir l’homme à la lanterne.

Celui-ci promena sa lumière autour de lui, examina tous les enfoncements et se rendit même compte de la disposition de certaines pierres détachées, qui jonchaient le sol. Cela fait, il déposa sa lanterne par terre et se dirigea vers un trou profond, s’ouvrant sur la droite de la cache.

Un sourire de satisfaction illuminait sa figure.

Arrivé en face du trou, l’homme se baissa et y disparut jusqu’à mi-corps, cherchant avec ses mains quelque chose qu’il s’attendait à rencontrer de suite, sans doute, car il semblait y aller à coup sûr.

Ses mains ne touchèrent que les parois humides de l’excavation !

L’homme retira ses épaules du trou et, d’un bond, se trouva sur pied.

— Quelqu’un est venu ! s’écria-t-il d’une voix sourde ; nous sommes découverts !

Et, sortant précipitamment de la cache, il s’engagea dans le ravin, pour rejoindre la chaloupe. Mais, à ce moment, une forte détonation réveilla tous les échos du voisinage, et une balle vint ricocher sur les pierres, à quelques pouces du visiteur nocturne.

Ce coup de fusil semblait partir de la crête même du couloir rocheux, au fond duquel cheminait notre inconnu, à en juger par la forte odeur de poudre brûlée qui se répandit jusqu’à lui.

— Faut-il être bête pour manquer un homme de si près ! ricana-t-il, en sortant aussitôt un pistolet de sa poche et tirant au jugé.

Un éclat de rire strident répondit seul à ce nouveau coup de feu. Puis tout rentra dans le silence.

Le marin ne s’amusa pas à attendre la riposte de son mystérieux adversaire. Hâtant le pas, il rejoignit ses camarades de la chaloupe.

Ceux-ci, du reste, avaient entendu les deux détonations et arrivaient au pas de course.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandèrent-ils à la fois.

— Il y a que notre cache a été découverte et que le découvreur vient de me flanquer un coup de fusil ! répondit tranquillement l’homme à la lanterne.

— Vous êtes blessé, capitaine ? firent vivement les deux autres.

— Pas le moins du monde, mes amis, répliqua celui que l’on venait d’appeler capitaine, — et qui n’était autre effectivement que le commandant de l’Espérance. — Le gaillard qui m’a canardé presque à bout portant peut se vanter d’être un fier maladroit…

— C’est fort heureux pour vous, interrompit un des matelots.

— À moins qu’il n’ait trop bu de l’eau-de-vie que nous avions laissée dans la cache, acheva le capitaine.

— Quoi, le petit baril ?…

— Disparu, enlevé, bu probablement.

— Halloh !… Mais c’est grave, ça !

— Très grave.

— Qu’allons-nous faire ?

— Tonnerre d’un nom !… fouiller l’île et nous emparer du curieux.

— Mais s’il y en a plusieurs ?… si c’est une famille, par exemple ?

— Nous aviserons avant d’opérer le débarquement. L’essentiel, pour le quart d’heure, est de savoir à qui nous avons affaire.

— À vos ordres, capitaine.

— Vous allez retourner à bord et dire au second Marcel de ne garder que Jean avec lui et de m’envoyer une couple de fusées, l’une bleue, l’autre rouge. La fusée rouge indiquera que tout va bien sur l’île et qu’il n’y a pas à s’occuper de nous ; la fusée bleue, au contraire, devra le mettre sur ses gardes, et il s’apprêtera à lever l’ancre au moindre indice, pour gagner la côte nord, le long des caps. Est-ce entendu ?

— Compris, capitaine.

— Maintenant, allez vite et prenez vos armes à bord. Pour moi, je vais me dégourdir un peu, en vous attendant. Vous me trouverez ici ou dans le voisinage.

Les deux matelots s’éloignèrent.

Resté seul, le capitaine se prit à arpenter la petite plage de la crique, réfléchissant à l’étrange événement de tout à l’heure. Il avait beau tourner et retourner dans son esprit la tentative de meurtre dont il avait failli être la victime, aucune explication satisfaisante ne se présentait…

— Bah ! fit-il insoucieusement, quand bien même on découvrirait aujourd’hui le secret de la cache, le mal ne serait pas grand : c’est ma dernière expédition, Dieu merci !… Oui, mais il faut la mener à bonne fin… J’ai là une cargaison qui me coûte les yeux de la tête et qui est toute ma fortune… Si tout cela allait être confisqué !… Brrrou ! rien qu’à y penser, je me sens froid dans le dos et le cœur me chavire… Chère Anna ! elle serait perdue pour moi… oui perdue, car je ne l’épouserais pas sans être moi-même aussi riche qu’elle. Les mauvaises langues de l’île gloseraient-elles de la belle façon ! Non, non, la Providence ne m’abandonnera pas au dernier moment, et j’arriverai à bon port — à moins de trahison, s’entend. Mais qui donc pourrait me trahir à Saint-François ?… Je n’y ai pas un ennemi, que je sache. Au contraire, je me sens aimé de toutes ces braves gens… Allons, quelle mouche m’a donc piqué, que me voilà tout songeur, comme si j’avais à mes trousses la légion entière des douaniers de Québec !… Chassons ces vilaines idées et pensons plutôt aux joies du retour !

Tout en monologuant de la sorte, le jeune capitaine avait doublé une des pointes qui enserrent la crique et s’était engagé machinalement sur la grève qui regarde l’île aux Reaux.

Il continua de marcher ainsi pendant une dizaine de minutes, sans s’apercevoir qu’il s’éloignait notablement de son point de départ.

Un quartier de lune brillait de temps à autre entre de grandes masses de nuages et inondait d’une vague clarté la grève solitaire. Les grands arbres allongeaient leur ombre sur le sable jaune ; et le capitaine prenait un singulier plaisir à rêver ainsi, seul, loin de tout regard importun, à l’objet de ses continuels rêves… Et puis, cette douce mélancolie du retour au pays, à la paroisse, au foyer, que chaque voyageur a plus ou moins ressentie, le prenait au cœur et le berçait sur ses vagues langoureuses…

Il marchait, il marchait toujours.

Le sable doux et fin de la plage étouffait le bruit de ses pas. Quant à l’agression de tout à l’heure, il n’y pensait seulement plus : car chez lui l’insouciance du marin s’alliait au courage de l’homme fortement trempé.

Arrivé en face des premiers contreforts méridionaux de l’île, le capitaine fut soudain distrait de ses pensées par la vue d’une lumière qui brillait à quelque distance en avant de lui.

Cette lumière, bien faible, du reste, semblait filtrer à travers les parois rocheuses de la falaise et projetait une vague traînée blanche jusque sur le sable de la grève.

— Tiens ! les grottes seraient-elles habitées maintenant ? se dit le capitaine, en s’arrêtant. Au fait, pourquoi pas ? continua-t-il dans sa pensée : il me semble que le coup de fusil de tout à l’heure n’a pas été tiré par les anges. Voilà justement l’affaire : mon assassin est là !

Aussitôt cette conclusion arrêtée, le marin prit son parti. Il visita soigneusement les capsules de son revolver et se disposa à aller reconnaître son ennemi inconnu.

Mais, à ce moment même, un cri perçant retentit dans les grottes — cri de femme affolée, suprême appel au secours.

Le capitaine tressaillit de la tête aux pieds et s’élança dans la direction des falaises.