L’enfant mystérieux/Tome II/Le Coffret

J. A. Langlais, éditeur (p. 268-276).

CHAPITRE IX


le coffret.


Il est plus facile d’imaginer que de décrire la scène d’émotions multiples qui suivirent.

Le sentiment de la paternité est un des plus puissants que Dieu ait gravés dans le cœur de l’homme, un de ceux que ni le temps, ni les événements n’ont le pouvoir d’altérer.

Pendant vingt années, lord Walpole avait erré par le monde, mordu au cœur, comme Prométhée sur le Caucase, par le vautour de ce fantôme de souvenir : sa femme et sa fille !

Et voilà qu’au moment où, vieilli et découragé, il ne songeait plus qu’à l’oubli, – voilà qu’il retrouvait ensemble la mère et l’enfant !

Son cœur débordait à la fois d’amertume et de joie, selon qu’il portait son regard sur le lit où gisait la folle, ou sur la sympathique et touchante figure d’Anna.

Après s’être fait raconter minutieusement l’étrange événement de la nuit du 15 septembre 1840, – pendant laquelle une chaloupe, partie d’un grand navire qui capeyait sous une bourrasque de vent d’ouest, vint déposer la petite Anna dans les bras de Pierre Bouet, – Richard Walpole fit cette réflexion :

— Il est bien difficile de se rendre compte du motif qui poussa ma femme à se défaire ainsi de son enfant, si ce n’est pourtant…

Comme le gentleman s’arrêtait, hésitant, madame Hamelin demanda :

— Quelle est votre pensée, milord ?

— Si ce n’est, continua-t-il, que la malheureuse mère, se sentant envahir par le sombre nuage qui a obscurci sa raison, n’ait voulu éviter à son enfant le risque d’une longue traversée de l’Océan, dans ces conditions…

— C’est très probable, milord. Vous devez avoir raison… Mais !… fit-elle tout à coup, il y a bien quelque chose qui pourrait nous éclairer là-dessus…

— Quoi donc, madame ?

— Le coffret !

— Oui, oui, ma mère, vous avez raison, interrompit le capitaine Hamelin. Le secret de tous ces mystères doit être là.

— De quel coffret voulez-vous parler, madame ? demanda Walpole, vivement intéressé.

— Le marin qui mit dans les bras de Pierre Bouet l’Enfant mystérieux – comme tout le monde l’appela – lui confia en même temps un coffret de bois précieux, fermé d’une si singulière façon, qu’on n’a jamais pu l’ouvrir. Il aurait fallu le briser, et les bonnes gens ont toujours reculé devant cette fâcheuse nécessité. Puis on l’a serré précieusement et oublié, sans doute… Ne croyez-vous pas, milord, que ce petit coffre renferme peut-être quelques papiers qui puissent vous éclairer complètement ?

— Je n’en doute pas, madame. Mais où est-il, ce coffret ?

— Il est chez… mon tuteur, dans un des tiroirs de ma commode, répondit Anna. En voici la clé… Mais qui osera l’aller chercher ?

Pas moi, à coup sûr.

— Ce sera moi, mademoiselle, répondit le capitaine, avec résolution.

− Merci, fit Anna, remettant une clé au jeune marin. C’est le premier tiroir à gauche. Vous savez où est le meuble ?

— À sa place habituelle, je suppose ?

— Non pas. J’ai monté d’un étage depuis l’installation de mon tuteur chez moi. C’est sous le toit, dans une petite chambre, à gauche de l’escalier.

— Très bien ! fit Hamelin. Je reconnais, à ce changement, votre excellent parrain.

Et il prit la clé, puis sortit aussitôt.

Un quart-d’heure ne s’était pas écoulé, qu’il revenait, portant la boîte mystérieuse, dans laquelle se trouvait, à n’en pas douter, la solution de bien des problèmes.

Richard Walpole la reconnut sans peine et s’écria :

— Ce coffret a appartenu à ma femme ! La serrure est à combinaison, et il est même impossible d’en soupçonner l’existence.

Puis, après l’avoir examiné attentivement, il essaya d’abord, en appuyant le pouce sur le centre de certaines moulures, son propre nom, à lui, puis celui d’Eugénie, puis enfin le nom d’Anna.

Le coffret s’ouvrit aussitôt.

Il était rempli de papiers et contenait, en outre, trois photographies : un homme, une femme et un tout jeune enfant.

Les papiers étaient l’acte de naissance de Richard Walpole et d’Eugénie Latour, leur contrat de mariage, puis un extrait des registres de la cathédrale de Québec relatif au baptême d’Anna Walpole, leur fille.

Les photographies représentaient les jeunes époux et l’enfant, à peine âgée de quelques semaines, qui venait de leur naître.

Mais la trouvaille la plus importante fut une lettre – ou le brouillon d’une lettre – adressée à lord Walpole, et que celui-ci décacheta d’une main fiévreuse.

Cette lettre se lisait ainsi :

Québec, nuit du 14 sept. 1840.

Mon cher Richard,

Vous me demandez. J’accours. Mais, hélas ! arriverai-je à temps ?… Arriverai-je même jusqu’à vous, là-bas, de l’autre côté de l’Océan ?… J’en doute. Mon âme est triste à mourir, et mon cœur malade.

Ô Richard ! pourquoi m’avez-vous quittée ?… Vous reverrai-je ?…

J’emmène l’enfant, notre cher trésor. Si je meurs sans vous revoir, mon Richard, vous reconnaîtrez votre fille au médaillon qu’elle porte au cou, puis à une toute petite tache de naissance sur la nuque, à la racine des cheveux.

Que Dieu vous garde et nous protège tous !
Votre femme affectionnée
Eugénie Latour-Walpole.

Walpole n’eut pas plutôt achevé de lire cette lettre, qu’il s’approcha d’Anna et, lui courbant doucement la tête, regarda son cou à l’endroit indiqué.

Une étoile, d’un rose un peu viné, grande comme l’ongle d’un enfant, se dessinait visiblement sur la peau laiteuse de la nuque, au milieu d’un fouillis de poils follets de couleur dorée.

L’Anglais baisa cette jolie étoile et murmura : This is my pole star. — « Voici mon étoile polaire ! »

Puis, à haute voix :

— Il n’y a plus de doute possible : elle est bien ma fille, et j’en bénis le Tout-Puissant !

Alors il la prit dans ses bras, l’assit sur ses genoux et, la berçant comme un bébé, il laissa couler librement les douces larmes dont son cœur de père était gonflé.

Longtemps le noble lord s’abandonna au doux balancement des flots de souvenirs que le contact de cette petite fille éveillait dans son âme… Il revoyait la mère — sa femme, à lui — telle qu’il l’avait quittée en 1840, après sa première année de mariage, et la petite d’aujourd’hui reproduisait bien le type gracieux de la jeune femme de cette époque déjà lointaine !

Comme l’enfant qu’il berçait, la mère avait été blonde, et il se rappelait avoir déjà admiré autrefois le chatoiement si doux à l’œil de ces masses de cheveux s’irisant à la lumière ou prenant les teintes de la paille mûre, quand l’ombre les voilait à demi…

L’assistance respectait cette mélancolique rêverie de lord Walpole.

Pas une parole n’était échangée…

Le silence était si complet, que l’on pouvait distinctement entendre la respiration saccadée de la folle, dans la pièce voisine.

Soudain la malade s’agita, se mit sur son séant, promena autour d’elle des regards enfiévrés, comme si elle cherchait quelqu’un ; puis elle retomba sur sa couche, en murmurant deux noms : Ma fille ! Richard !

Une nouvelle crise se déclarait.

Arraché brusquement à son émotion, lord Walpole bondit sur ses pieds et, tenant Anna par la main, il se rendit près de sa femme.

Elle était renversée sur ses traversins, et une fièvre terrible se lisait sur sa figure apoplectique.

Walpole prit aussitôt une décision.

— Capitaine Hamelin ! appela-t-il.

Celui-ci accourut.

— Le yacht est-il sous vapeur ?

— Sans doute, milord.

— Vous allez retourner à bord et vous rendre à Québec aussi vite que possible. Là, vous vous ferez indiquer les deux meilleurs médecins de la capitale et me les amènerez sans retard. Dites-leur de quoi il s’agit, afin qu’ils ne viennent pas les mains vides.

— Milord, il est cinq heures… Avant minuit, les deux premiers médecins de la ville seront ici.

— Allez, mon cher capitaine. Je sais que vous tiendrez parole.

Hamelin prit congé de sa mère et d’Anna, en quelques mots rapides, puis il s’élança au dehors.

Vingt minutes plus tard, un coup de sifflet strident annonça que le Desperate mettait son hélice en mouvement.