L’enfant mystérieux/Tome II/Dans lequel Antoine, roulé et déçu, prend une terrible résolution

J. A. Langlais, éditeur (p. 178-190).

CHAPITRE XII

Dans lequel Antoine, roulé et déçu, prend une terrible résolution.


Dans la soirée qui suivit, Antoine fit son apparition chez les Pape.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— L’affaire est dans le sac.

— Vous avez réussi ?

— À merveille.

— Personne ne vous a vus ?

— Pas un chat.

— Mes compliments… Où est-elle ?

— Au fond de l’eau.

— Comment, au fond de l’eau ?

— Eh oui ! mon cher, elle est en train de servir de pâture aux anguilles qui hantent la pêche de Barnabé Singelais.

— Ça ne les engraissera pas, les anguilles ! observa sournoisement Baptiste.

— Elle n’est donc pas ici ?… Vous l’avez donc noyée ?… s’écria le beau parleur.

— Tout doux, tout doux, mon garçon ! fit Jean avec une horreur comique… elle s’est noyée toute seule, s’il vous plaît.

— Dieu merci, appuya Baptiste d’une voix dolente, nous n’avons pas ce meurtre-là sur la conscience !

Antoine regarda les deux coquins avec une défiance mal dissimulée. Ils ne sourcillèrent pas. En prévision de ce qui arrivait, ils s’étaient mutuellement fait la langue et avaient arrangé leur petite histoire.

— Ah ! ah ! dit Antoine après un court silence, voilà qui modifie singulièrement ma position vis-à-vis de vous.

— Non pas, fit Jean.

— Si, si. Je vous ai donné cent piastres pour enlever la Démone et vous en ai promis cent autres pour l’amener ici, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, mais il y a eu impossibilité… rétorqua Jean.

— Force majeure ! appuya Baptiste.

— Or, je ne sais même pas si vous avez gagné la somme que je vous ai comptée de confiance… continua Antoine. Quelle preuve, autre que la présence de la vieille elle-même, pouvez-vous me donner ?

— En voici une ! répondit le plus jeune des Pape, en présentant au beau parleur un petit objet dont celui-ci s’empara pour l’examiner.

C’était une bague en étain, que Baptiste, toujours prévoyant, avait arrachée à la Démone avant de la livrer au Sauvage.

Antoine la tourna et retourna en tous sens et ne put s’empêcher de déclarer :

— En effet, cette bague appartient à la Démone. Je la lui ai vue maintes fois. Mais comment as-tu pu t’en emparer ?

— C’est bien simple, expliqua Baptiste… Quand la bonne femme s’est tout à coup précipitée dans le fleuve, sans crier gare, je l’ai un instant retenue par une main… Mais elle a brusquement retiré son bras, et le bijou m’est resté… Puis plus rien, bonsoir ! Elle n’a pas seulement reparu.

— Pas étonnant, fit observer Jean. La pauvre vieille n’avait plus que les os… et les os, ça cale.

Antoine hochait la tête… Il était à demi convaincu. Pourtant il aurait bien voulu une preuve, une preuve indiscutable.

Jean Pape la lui promit.

— Tu doutes encore un peu, mon garçon ? dit-il…

— J’avoue que je préférerais

— Écoute, Antoine… Pour te convaincre tout à fait, tu n’auras qu’à t’assurer par toi-même que la lumière a disparu du grenier où logeait la Démone…

— En effet, ce serait une présomption…

— Cette présomption se changera en certitude quand tu verras Ambroise t’accuser de lui avoir enlevé la vieille.

— Pour le coup, je ne douterais plus ! s’écria le beau parleur.

— Ça ne tardera guère, conclut Jean Pape. En attendant, observe bien ton homme, et tu t’apercevras vite qu’il a perdu un pain de sa fournée.

— Ainsi ferai-je, et, pas plus tard que demain, je serai fixé, répliqua Antoine. Tout de même, ajouta-t-il, je n’aurais pas été fâché de questionner la Démone pour savoir si elle a jasé.

— Inutile, mon garçon, tout à fait inutile !… assura Jean Pape avec une conviction parfaitement jouée… La pauvre vieille était folle comme le balai et ne disait pas deux mots ayant du bon sens.

— En ce cas, tout est pour le mieux, et il ne me restera plus qu’à payer quand j’aurai constaté par moi-même que la prisonnière d’Ambroise est réellement disparue, déclara le beau parleur, se levant pour partir.

Les Pape firent bien un peu la grimace, mais durent se contenter de cette promesse, — heureux encore d’avoir roulé aussi facilement leur complice.

Antoine regagna son logis par le plus court, à travers champs et bois.

Il allait gaillardement, ouvrant sans fatigue le compas de ses longues jambes et se disant à lui-même une foule de choses encourageantes pour le succès final de ses machinations. Cette affaire de la Démone, surtout, lui semblait avoir reçu la meilleure solution possible, solution qui lui sauvait une forte somme, — car il se promettait bien de ne plus donner un sou à ces coquins de Pape.

Désormais il allait pouvoir manœuvrer plus librement, sans avoir à redouter l’intervention possible de cette sorcière de malheur envers laquelle il se sentait des torts. Cette femme, en effet, ce complice qui en savait long, aurait pu devenir entre les mains des Campagna une arme redoutable en cas de lutte ouverte ; et la sachant vivante, irritée contre lui, Antoine n’aurait osé rien entreprendre dans la crainte de briser le fil retenant cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.

Maintenant — grâce, il est vrai, à un sacrifice indispensable d’argent — la Démone avait emporté ses secrets dans le royaume des poissons, d’où ils ne sortiraient certes jamais.

Tout était donc pour le mieux de ce côté-là.

Restait le père Bouet, revenu à la vie, sinon à la santé. Quelle chance perdue !… Pourquoi l’apoplexie, qui fauche si souvent de jeunes existences, avait-elle respecté ce vieillard à héritage !

Une affaire si habilement montée, poursuivie avec tant de patience, arrivée même jusqu’à la catastrophe qui en était l’objectif, rater comme cela au dernier moment !… Une mine si bien chargée, faire long feu, ne causer que d’insignifiants dégâts !

C’était ce qui s’appelle n’avoir pas de chance.

Tels étaient les pensées et les regrets coupables de cet homme en proie aux harpies du crime.

Pourtant, il lui restait une consolation dans son fiasco, c’est qu’il était toujours l’héritier légitime du père Bouet, celui-ci n’ayant pas fait de testament. Antoine le croyait, du moins.

Mais, hélas ! cette consolation devait lui être enlevée le lendemain, comme on va le voir, et enlevée encore par son plus mortel ennemi.

Antoine, en sa qualité d’huissier, venait de servir une assignation dans le haut de la paroisse, lorsqu’en passant vis-à-vis de la maison d’Ambroise Campagna, il fut apostrophé de la sorte par ce dernier :

— Hé bien ! maître Antoine Bouet, tu as donc encore fait des tiennes l’avant-dernière nuit ?

— Comment cela ? que veux-tu dire ? demanda-t-il, s’arrêtant brusquement.

— Oh ! tu me comprends parfaitement, va ! reprit Campagna, s’efforçant de dominer sa colère.

— Je comprends que tu veux m’insulter, comme d’habitude, et qu’il est grand temps que cette démangeaison-là se passe, sinon…

— Sinon quoi ? fit Ambroise menaçant.

Et comme l’autre faisait mine de passer son chemin sans répondre :

— Tu me tordras le cou, peut-être ?

Et Ambroise, pris d’une colère terrible, les poings serrés, grinçant des dents, semblait prêt à bondir sur l’huissier.

Celui-ci eut peur. Il bégaya :

— Tu es fou, mon pauvre Campagna, ou tu as trop bu. Rentre chez toi, ce sera mieux, car je pourrais t’en faire coûter gros pour me menacer comme ça quand je suis dans le chemin du roi.

— Ah ! oui, tu me feras un procès, n’est-ce pas ?… reprit Ambroise avec un ricanement ironique… Je m’en moque, de tes procès… Veille plutôt sur toi-même car la justice t’attend pour te faire danser au bout d’une corde.

Ambroise sentit un petit frisson lui courir par tout le corps. Pourtant il se raidit contre cette sensation désagréable et répliqua sur un ton badin :

— Moi ? un huissier de Sa Majesté ?… Ce serait drôle, satané chien !

— Oh ! oui, bien drôle, va !… Mais ça ne peut manquer d’arriver, continua Ambroise. La main de Dieu finira par s’appesantir sur un monstre tel que toi ; et tu as beau faire disparaître les témoins de tes crimes, il en surgira de terre, s’il le faut, quand le moment sera venu.

— Bon ! se dit Antoine, les Pape ne m’ont pas trompé : la vieille a bel et bien été dénichée !

Puis tout haut :

— Tu prêches bien, maître Ambroise, mais tu as le tort de ne pas te faire comprendre des gens simples comme moi.

— Oui-dà ! fit Campagna, tu veux que je mette les points sur les i ? Eh bien ! tu vas être satisfait. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai deviné tes agissements et le but que tu poursuis.

— Voyons cela.

— C’est l’héritage de ton frère que tu convoites, misérable. Tu veux l’arracher à sa fille adoptive, et tous les moyens te sont bons.

— Pas possible ! Ensuite ?

— Tu as commencé par faire enlever l’enfant ; mais la Providence a déjoué tes infâmes calculs, et le capitaine Hamelin a été son instrument…

— Bel instrument, en vérité !… un contrebandier ! un voleur ! fit Antoine en haussant les épaules.

— Ne dis pas de mal de ce jeune homme, vil coquin que tu es !… C’est bien assez de l’avoir trahi.

— Allons, voilà que j’ai vendu celui-là, maintenant ! S’il lui arrive de se noyer, vous verrez que ce sera moi qui l’aurai jeté à l’eau.

— Oh ! tu en serais bien capable, mais tu es trop lâche pour te frotter à lui. En attendant, tu complotes, ou plutôt tu as comploté la mort de ton frère, une mort assez prompte pour l’empêcher de faire un testament.

— Ah ! bah ! tu badines ! goguenarda Antoine, redevenu tout à fait maître de lui, je serais aussi habile criminel que cela !… Tu exagères, Ambroise : trop de zèle !

— Cette fois encore, continua celui-ci sans relever le persiflage, tu as manqué ton coup, car Pierre n’en mourra pas ; mais aurais-tu réussi dans tes calculs coupables, que tu n’en serais pas plus avancé…

— Pourquoi donc ? interrompit vivement Antoine, sortant avec imprudence de son ton badin.

— Pourquoi ?… Hé ! parce que le testament de ton frère est fait depuis le jour même où Marianne a dicté le sien au notaire… J’ai signé sur les deux comme témoin.

Le beau parleur fut étourdi par ce coup imprévu… Un instant, il demeura comme paralysé… Puis tout à coup il bondit, fit un geste menaçant et s’écria oubliant toute réserve :

— C’est faux !… Tu mens ! Mon frère n’aurait pas osé faire un acte aussi monstrueux !

— Ah ! ah ! fit Ambroise, je ne me trompais donc pas ! C’était donc réellement dans l’espoir que ton frère mourrait subitement que tu lui dépêchais toutes sortes de bavards qui l’entretenaient dans sa fièvre !… Assassin ! bandit ! va-t’en car je serais capable de t’étrangler en plein chemin. Mais souviens-toi que je veillerai dorénavant sur ta conduite et qu’à la moindre chose qui louchera !…

Antoine n’entendit pas la fin. Insensible à ces injures, il s’éloigna chancelant comme un homme ivre. De tout ce que Campagna venait de lui jeter à la figure, une seule phrase restait présente à sa pensée, l’empoignait, l’enserrait jusqu’à l’étouffer : son frère avait fait un testament !

Ce mot de testament signifiait pour lui pauvreté, ruine, déshonneur, — car il ne savait que trop à qui Pierre laisserait ses biens. Ce n’était pas assez que Marianne eût déjà disposée de la moitié de la succession — moins une aumône à sa nièce — il fallait encore que le reste de l’héritage suivît le même chemin, échappât à ses légitimes prétendants !

C’en était trop, vraiment !

Une immense colère s’alluma dans le cœur de l’envieux Antoine ; le sang lui monta au cerveau en bouffées brûlantes ; mille flèches aiguës coururent par tout son corps… Il pensa mourir de rage.

Mais la réaction se fit bientôt ; les folles ardeurs des nerfs s’apaisèrent, et il ne subsista plus, au bout de quelques minutes, dans l’esprit du beau parleur, qu’un sentiment : la soif de vengeance ! qu’une résolution : forcer Pierre Bouet à changer son testament !

Antoine eut, le soir même, une longue conférence avec sa femme, et ses dernières paroles en se couchant furent celles-ci :

— Je vais lui apprendre, à ce gueux-là, ce qu’il a fait de moi avec sa ladrerie et ce qui attend son étrangère, s’il lui laisse ses biens… Il faudra bien qu’il modifie son testament, sinon je fais un malheur, satané corbillard !

Et il ne s’endormit qu’après avoir longuement ruminé son plan infernal.