L’enfant mystérieux/Tome I/Parrain et Marraine

J. A. Langlais, éditeur (1p. 72-82).

CHAPITRE VII.

parrain et marraine


À peine de retour chez eux, Antoine et sa femme échangèrent un regard terrible. C’était la première fois qu’ils se trouvaient seuls depuis l’étonnante nouvelle de la matinée, et il est facile d’imaginer s’ils en avaient gros sur le cœur.

Ce fut la femme qui engagea le combat.

— Eh bien ! monsieur l’homme de loi, êtes-vous content de votre journée ? demanda-t-elle avec une ironie des plus aigres.

Le mari ne répondit pas. Il se promenait d’un air farouche, tirant de sa pipe d’épais nuages de fumée.

— Vous devriez être content, continua l’épouse : vous voilà dans les honneurs, et avec une jolie petite nièce, par-dessus le marché.

L’époux accéléra sa marche, mais ne desserra pas encore les dents.

— Faudrait être bien difficile, assurément, poursuivit l’impitoyable Eulalie… Un amour d’enfant qui vous évitera plus tard le trouble d’hériter de votre frère.

Pour le coup, Antoine bondit. La botte l’avait atteint en pleine poitrine.

— Va au diable ! rugit-il, en lançant contre le poële sa pipe, qui se brisa comme verre.

Ce fut au tour d’Eulalie de se taire. Elle avait mis l’eau sur la roue du moulin : le moulin allait tourner.

— Le gueux ! le scélérat ! se prit à grommeler Antoine, tout en arpentant nerveusement la pièce, me voler ainsi !… me dépouiller !… m’arracher le pain de la bouche !… réduire mes enfants à la famine !… Et pour qui ? pour une va-nu-pieds, une quêteuse, une canaille, un marmot du diable venu on ne sait d’où !… Ah ! ça ne se passera pas ainsi, satané corbillard ! ou j’y perdrai mon nom.

La douce Eulalie écoutait dans le ravissement. Il lui semblait que son propre cœur se dégonflait en entendant son cher époux épancher le sien.

Cependant, comme ce dernier se taisait, elle eut peur de ne l’avoir pas assez aiguillonné et qu’il en restât là.

— Il est bien temps, reprit-elle, oui, il est bien temps, en vérité, de t’apercevoir que ton frère veut te piller… Il y a belle lurette que je te dis de veiller au grain et d’empêcher ce bêta de Pierre de te jouer quelque vilain tour.

— Est-ce que je pouvais prévoir ?… voulut répliquer Antoine.

— Oui, tu devais t’en douter ! glapit la doucereuse épouse. Ne savais-tu pas, par hasard, que ce vieux fou-là a déjà voulu adopter la petite Josephte à Pierriche, sous prétexte que ses père et mère venaient de mourir ?

— Eh bien ! je ne l’ai pas empêché, peut-être ?

— Fallait faire de même pour l’autre, pour cette petite jean f… qu’est laide à jouer avec !

Bêtasse ! comme si ç’avait dépendu de moi et que je me fusse trouvé, la nuit dernière, à épier les chaloupes qui distribuaient des marmots ! Dis donc des choses qui ont le sens commun.

— C’est ça, nigaud, chante-moi pouilles parce que je prends tes intérêts et ceux de tes enfants. Ah ! ce qui t’arrive, tu le mérites bien, et je m’en moque pas mal.

— Ce qui m’arrive est en dehors des prévisions humaines, et il faut être folle comme toi pour m’en rendre responsable.

— Ça n’empêche pas que le bien de ton frère nous échappe et qu’avant peu il va nous falloir prendre la poche et le traineau, malgré toutes tes finesses et tes beaux discours. Un bel avenir, allez, pour tes enfants !

Antoine eut un éclair dans le regard. Cet homme sans cœur et sans entrailles avait pourtant un bon sentiment, un seul, réfugié au plus profond de son être : il aimait ses enfants.

Le chacal, lui-même, a de la tendresse pour sa progéniture.

— Les petits ! s’écria-t-il, ils ne pâtiront pas, j’en réponds. Satané corbillard ! je voudrais bien voir mes enfants manquer de pain, tandis qu’une étrangère se gaudirait avec l’héritage de la famille… Non ! non ! pareille honte n’arrivera pas… ou il y aura du bouillon, je le promets.

Eulalie se mit à rire avec ironie.

— On le connaît, ton bouillon, dit-elle : des queues d’échalottes avec de l’eau claire.

— Laisse… laisse mijoter, ma femme, répondit Antoine d’une voix sombre. Dans le bouillon que je servirai à la petite sorcière de cette nuit, il y a d’abord les maladies naturelles : la scarlatine, la rougeole, la grippe et autres ingrédients de cette nature, qui viendront se placer d’eux-mêmes dans la marmite ; puis, si cela ne suffit pas, ajouta-t-il avec un geste de menace, j’y joindrai certaines petites combinaisons de mon cru qui me débarrasseront bien de cette aventurière et lui feront lâcher mon héritage légitime.

— Là ! là ! Antoine, ne va pas si loin. Il est vrai que la mauvaise chance nous poursuit et que nous nous serions bien passés de la filleule qui nous arrive ; mais faut en prendre son parti. Tu t’accoutumeras toi-même à l’idée de voir le bien de ta famille passer en d’autres mains que les tiennes. Il faut faire la charité, après tout !

La digne marraine laissa tomber négligemment, d’un ton doucereux, cette phrase mortelle sur la sourde irritation de son époux, avec la certitude qu’elle produirait de l’effet.

Eulalie ne se trompait pas. Elle connaissait bien son homme.

Celui-ci s’arrêta et donnant un grand coup de poing sur la table :

— Jamais ! s’écria-t-il avec une extrême véhémence, jamais – souviens-toi de ça – je ne consentirai à me laisser dépouiller de ce qui m’appartient en toute justice. Quant à s’arrêter un seul instant à la pensée que le temps amènera du changement dans mes idées, c’est pure folie. Au contraire, plus je deviendrai pauvre, plus je subirai de privations, plus aussi je m’attacherai à cet héritage, qui est notre seule planche de salut, si nous ne voulons pas tendre la main comme des quêteux. Demander l’aumône ?… voir mes enfants quêter ou à la merci du public ?… Misère ! avant que pareille chose arrive, Antoine Bouet aura fait joliment du grabuge quelque part, je ne dis que ça !

La terrible menace cachée sous cette dernière phrase de son époux amena un beau sourire sur les lèvres d’Eulalie. La brave femme s’enleva doucement, sur les ailes de l’espérance, jusqu’aux nuages dorés du troisième ciel, et, de là, elle crut voir sa petite filleule, en haillons et dépossédée, traînant sur l’île d’Orléans une existence misérable. À cette vision séraphique, son cœur s’inonda d’une joie sereine et elle eut une vague envie d’embrasser Antoine.

Pourtant elle réprima vite ce désir extravagant et reprit :

— D’ailleurs Pierre est encore plein de vie, et Marianne n’a pas l’air, non plus, de vouloir mourir de sitôt. Ces gueux-là sont capables de nous enterrer, oui-dà !

— Je ne dis pas non… grommela Antoine : il ne nous manquerait plus que ça !

— Nos enfants n’en resteraient pas moins pour faire valoir nos droits, qu’en dis-tu ? continua Eulalie.

— Incontestablement.

— Dans ce cas-là, reprit délibérément la brave femme, faisons-nous pas de bile et laissons grandir notre chère filleule. Pour moi, Antoine, je t’assure que je n’ai pas gros comme ça de haine contre ce chérubin-là et que j’irai l’embrasser tous les jours, jusqu’à ce que…

— Si tu pouvais l’étouffer !… interrompit à voix basse le digne parrain.

— Jusqu’à ce que quelque déplorable accident la prive de mes caresses ! acheva la non moins digne marraine, en riant aux éclats de sa lugubre facétie.

En ce moment, un pas lourd qui faisait craquer l’escalier conduisant au grenier interrompit la conversation des époux ; bientôt ce bruit s’accompagna d’une sorte de bêlement aigu, allant toujours crescendo jusqu’aux notes les plus extrêmes de la gamme ; puis enfin la porte de la montée s’ouvrit et une espèce de maritorne en jupe courte apparut, tenant dans ses bras un affreux bambin de trois ou quatre ans.

Ce dernier n’était autre que le fils aîné de maître Antoine Bouet.

— Ce cher petit, déjà éveillé ! s’écria la tendre Eulalie en se précipitant vers l’enfant.

— Viens embrasser ton père, Ti-Toine ! dit à son tour le mari.

Et tous deux de se disputer le marmot, pour avoir ses premiers baisers. Mais le marmot, encore tout ensommeillé, n’entendait pas le badinage ce matin-là, paraît-il, car il redoubla ses bêlements et ne répondit aux avances des auteurs de ses jours que par des coups de poings et des ruades.

Il fallut, pour l’apaiser, lui fourrer dans la bouche une miche de pain trempée dans la crème. Alors, mais seulement alors, il livra aux lèvres de ses père et mère ses joues barbouillées.

— Vois-tu, le gaillard, si ça vous a déjà un appétit ! s’exclama Antoine avec orgueil.

— Hélas ! ce n’est que trop vrai ! soupira Eulalie. Puis elle ajouta aussitôt, en baissant la voix et regardant fixement son mari : pourvu qu’il y ait toujours de quoi le satisfaire, son appétit !

Le père courba la tête, et un nuage sombre envahit sa figure.

Cette rusée Eulalie, comme elle savait bien piquer son homme à la bonne place et avec quelle délicatesse de main elle vous retournait le couteau dans la plaie !

Le coup porté, elle abandonna Antoine à ses réflexions, et s’adressant à la Maritorne :

— Javotte !

— Quoi ce que c’est ?

— Maria-Claudia dort encore ?

Maria-Claudia, c’était la dernière née, un poupon de dix-huit mois.

— Qui ça ? la petite ? demanda Javotte, moins entichée que sa maîtresse des noms en a.

— Tu le sais bien, ébécile.

— Ma foé, il est ben temps qu’elle dorme, après avoir braillé toute la nuit, que j’en ai encore les oreilles étourdies.

— Faut pas la bourrasser, Javotte ; prends-y garde, à cette pauvre chatte.

— Je la bourrasse point ; mais c’est tout de même embêtant, allez, d’entendre à cœur de nuit : hè ! hè ! hè !

Comme pour confirmer l’assertion de la servante, une série de hè ! hè ! hè ! modulés sur un ton des plus aigus, se fit entendre au grenier, où couchait mademoiselle Maria-Claudia.

— Va me la chercher, Javotte, la chère ange ; je veux qu’elle se réjouisse avec le reste de la famille de l’arrivée, chez son oncle Pierre, d’une petite cousine, une belle enfant comme elle.

— Une cousine, ça ! s’écria brusquement Antoine, qui prit la balle au bond… Je te défends, entends-tu bien, Eulalie, je te défends d’accoutumer les enfants à appeler cousine ce mioche de malheur.

— Eh ! mon Dieu, comment veux-tu donc qu’ils l’appellent ?

— Je veux qu’ils ignorent son existence, jusqu’à ce que j’aie pourvu à ce qu’elle ne leur nuise pas dans l’avenir.

Et, en prononçant ces paroles menaçantes, Antoine Bouet prit son chapeau et sortit, en proie à une sombre colère.

Eulalie ne le retint pas. Elle savourait à longs traits le malin plaisir d’avoir enfin échauffé tout de bon la bile à monsieur son mari.