L’enfant mystérieux/Tome I/L’Horoscope

J. A. Langlais, éditeur (1p. 98-114).

CHAPITRE IX

l’horoscope


Après le départ d’Antoine, Pierre Bouet et sa femme demeurèrent un moment silencieux, sous le coup d’une même préoccupation.

La petite Anna – cette enfant de leurs rêves, cette délicieuse fillette qui dormait souriante dans son berceau — la petite Anna était menacée d’un horrible malheur !

Chacun des deux époux se faisait cette sinistre réflexion et envisageait avec une tendresse effrayée ce point noir signalé par le beau parleur à l’horizon de l’avenir. Quoi ! ce pauvre petit être, déjà privé de ses parents par quelque mystérieuse infortune, avait encore une dette à payer à la fatalité ! son innocence ne trouverait pas grâce devant l’inexorable justice de Dieu !

Quelle occulte et néfaste influence avait donc présidé à sa naissance, pour que le Souverain Juge ne désarmât pas sa colère en face de ce chérubin de la terre, aussi pur que ceux du ciel !

Telles étaient les pensées que retournaient dans leur cœur les bonnes gens, sincèrement émues, et qui se lisaient couramment dans leurs yeux inquiets.

Pierre s’arracha le premier à ces tristes idées. S’approchant brusquement du berceau où dormait l’enfant, il embrassa une boucle blonde échappée du bonnet de la petite et se retira sur la pointe des pieds, suivi de son chien.

En voyant sortir Pataud, Marianne devina ce qui allait se passer et ouvrit la bouche pour retenir son mari ; mais une réflexion subite étouffa la voix dans sa gorge, et elle se prit à sangloter.

— C’est pour l’enfant… se dit-elle. Pauvre chien !

Et elle s’éloigna de la fenêtre, ne voulant pas voir mourir l’animal.

Pendant que la tendre Marianne se désolait ainsi, Pierre se dirigeait rapidement vers sa grange. Pataud gambadait à ses côtés, sans songer le moins du monde qu’il marchait au supplice. La brave bête se savait la conscience nette et n’avait pas la plus petite appréhension.

C’était un magnifique terre-neuve, au poil noir et frisé, dont les miroitements rappelaient l’aile du corbeau. Fort comme un bœuf, aussi vigilant que toutes les oies du Capitole ensemble, doux et caressant aux amis, mais montrant vite les dents aux gens malintentionnés, cet excellent Pataud rendait beaucoup de services à son maître, qui l’aimait fort et ne l’aurait vendu à aucun prix.

Aussi n’est-il pas besoin de se demander s’il en coûtait à Pierre Bouet de tuer ce fidèle compagnon de ses sorties nocturnes sur la batture, le dévoué gardien de sa propriété ! Certes, si une impérieuse nécessité n’eût exigé ce sacrifice, ou si seulement le bonhomme eût trouvé un biais pour se soustraire à une aussi pénible obligation, il n’est pas douteux que Pataud aurait pu compter encore sur une longue existence.

Mais il s’agissait d’Anna ! le bonheur à venir de cette chère petite était en jeu !…

Plus d’hésitations : à mort, Pataud !

Le père Bouet se disait bien à lui-même toutes ces choses fort raisonnables, mais ça n’empêchait pas le cœur de lui chavirer un peu en songeant à ce qu’il allait faire.

Arrivé à la grange, Pierre ouvrit la porte de la batterie et y pénétra, toujours suivi de l’insoucieux terre-neuve.

Un vieux licou, servant d’attache aux chevaux, se trouvait là d’aventure, suspendu à une cheville. Bouet s’en empara, y fit un nœud coulant à l’une des extrémités, puis lança l’autre par-dessus une poutre, de façon à pouvoir la ressaisir.

La potence était prête.

— Ici, Pataud ! commanda-t-il ensuite, affermissant sa voix.

Pataud obéit avec empressement ; mais il n’eut pas plutôt le nœud coulant passé autour du cou, qu’il comprit de quoi il s’agissait et se prit à gémir doucement, en fixant sur son maître ses grands yeux intelligents et éplorés.

Pierre hésita. Ce regard lui alla au cœur et fit trembler sa main.

Pourtant, il fallait en finir… La corde fut tirée brusquement et l’animal perdit pied de ses pattes de devant. Il cessa alors de se plaindre et se résigna courageusement à son sort.

Pierre allait l’enlever tout à fait ; mais, à ce moment, le chien évolua et se trouva face à face avec lui… Deux grosses larmes coulaient des yeux de la brave bête, dont le regard profond s’attacha sur son bourreau…

Pierre lâcha tout, secoué par une puissante émotion.

— Non, mon pauvre chien, tu ne mourras pas de ma main ! s’écria-t-il en se précipitant sur Pataud ahuri et lui enlevant le licou qui l’étouffait ; non, il ne sera pas dit que tu m’auras sauvé la vie un jour que je me noyais et que j’aurai payé ton dévouement par une mort affreuse !… Viens, Pataud : advienne que pourra !

Le chien ne se le fit pas dire deux fois et, se secouant comme un barbet mouillé, il courut lécher les mains qui avaient failli lui jouer un si mauvais tour.

Pierre retourna à la maison et déclara carrément à Marianne qu’il ne se sentait pas le cœur de tuer Pataud, ni de charger un autre de la besogne. Il était résolu de lui laisser la vie à tous risques.

Marianne, partagée entre la satisfaction de garder le brave animal et la crainte superstitieuse d’attirer des sorts à sa fille d’adoption, ne savait que dire et branlait la tête.

Mais Pierre était ce matin-là en pleine révolte contre les idées reçues ; il ne croyait plus que vaguement aux loups-garous et se moquait presque des sorts, le malheureux !

— Au diable, Antoine et ses prédictions ! dit-il avec énergie. Je garde mon chien.

— Oui, mais s’il allait arriver malheur à la petite ? objecta Marianne.

— Dieu ne le voudra pas. Puisqu’il nous l’a donnée, ce n’est pas pour nous la reprendre ou pour lui faire courir les bois, déguisée en bête féroce.

— C’est aussi mon avis… Tout de même, tu ne ferais peut-être pas mal d’aller consulter la sorcière de l’Argentenay.

— La Démone ?

— Oui. Conte-lui la chose sans faire semblant de rien… Elle en sait long, la vieille, sur ce chapitre-là.

— Tu as raison, ma femme… Le temps d’atteler Bob, et j’y cours.

Pierre fit comme il le disait.

Et voilà pourquoi il entrait chez la mère Démone, juste au moment où son frère se disposait à en sortir.

Comme on le pense bien, Antoine n’eut garde de s’absenter. Il allait, sans nul doute, assister à une conversation des plus intéressantes et, qui sait ?… peut-être à des confidences qui le mettraient sur la piste de ce cachottier de Pierre.

Il se blottit donc près de la cloison qui séparait en deux pièces le misérable logis, et là, retenant son souffle, il colla tantôt un œil, tantôt une oreille, contre une fente qui lui permettait de tout voir et de tout entendre.

— Bonjour, la mère, dit en entrant le visiteur, comment ça va-t-il ?

— Ça va bien, et toi ?

— Bien, merci, comme vous voyez.

— Assieds-toi, mon garçon ; qu’est-ce qu’il y a pour ton service ?

Pierre se gratta la nuque, ne sachant trop de quelle façon entamer l’entretien.

— Il y a, dit-il, après une courte pause, il y a qu’il m’est arrivé une drôle de chose, l’avant-dernière nuit…

— Ah bah ! quoi donc ?

— Vous allez voir ça… Mais d’abord, êtes-vous seule ? reprit Bouet, en baissant la voix.

— Toute fin seule, mon fiston. Tu peux parler et parler fort, car j’ai l’oreille dure. On n’est plus à l’âge de quinze ans, vois-tu.

— Ah ! pour ça, non, c’est sûr. Voici la chose. J’étais donc allé voir à mes lignes, mercredi dans la nuit, comme de coutume. Vous savez s’il en faisait un temps !… Une bourrasque, ratatinette ! à ne pas mettre un chien dehors. J’avais fini d’appâter ma ligne du large et je me disposais à revenir, quand, flic et flac ! j’entends ramer sur le fleuve. Je m’arrête, tout surpris ; j’avance au bord de l’eau, dirigeant vers le large la lumière de mon fanal… Qu’est-ce que je vois arriver sur moi ? Devinez.

— Une chaloupe ?

— Tiens, qui vous l’a dit ?

— Personne… Mais puisqu’on ramait à bord, ce n’était pas une charrette, je suppose !

— C’est, ma foi, vrai. Je continue : vous n’êtes pas au plus creux. J’étais là tout bête, regardant cette étrange apparition, quand tout à coup la chaloupe aborde près des crans, où la mer se brisait en millions de morceaux. Un homme saute à terre, vient droit à moi et me remet… Pour le coup, je vous défie de le dire…

— Un enfant !

Pierre resta la bouche ouverte, regardant la Démone avec des yeux démesurés.

— Quelqu’un vous l’a dit ? s’écria-t-il.

— Je n’ai pas vu une âme depuis trois grands jours, répondit tranquillement la vieille.

— Alors, vous êtes sorcière ?

— Dame, tu ne le sais donc pas !

Et la Démone fixa sur Pierre ses yeux verdâtres, avec une indéfinissable expression d’orgueil.

Celui-ci frissonna.

— On me l’avait assuré, mais je n’y croyais qu’à demi, murmura-t-il en tremblant.

— Ah ! fit la vieille.

— À présent, j’en suis sûr.

— Tant mieux, mon garçon. C’est qu’il ne fait pas bon être incrédule avec moi.

— Je ne le suis plus, ma bonne dame. Pour l’amour du bon Dieu, n’allez pas me jeter un sort : je mettrais à présent ma main au feu pour soutenir que vous êtes sorcière.

— C’est fort heureux pour toi. Allons, continue ton histoire et ne parlons plus de cela.

Pierre exhala un soupir de soulagement et reprit :

— Bon… où en étais-je ?… Ah ! j’avais fini. Pourtant, non… Je voulais encore vous demander un conseil à l’égard de la petite.

— C’est une fille en effet.

— Oui, et une fière, allez !

— Parle.

— Je voudrais savoir sa destinée… comme qui dirait sa bonne aventure.

— Ou sa mauvaise… murmura la vieille. Puis plus haut : tu veux que je tire aux cartes ?

— Oui, c’est bien cela.

— En grand, avec les sept jeux aux couleurs du spectre, ou en petit, avec un seul jeu ? C’est six sous par jeu.

— Les sept jeux en disent-ils plus long ?

— La belle demande !

— Alors, tirez en grand. Voici un trente sous et un douze.

La vieille saisit de ses doigts crochus les deux pièces de monnaie, les examina minutieusement, puis les mit dans sa poche en grommelant :

— Vieux pingre ! pas un sou de plus.

Elle alla chercher ses tarots dans l’autre appartement, et, quand elle eut fini de les arranger, elle se retourna vers Pierre :

— Que veux-tu savoir ? demanda-t-elle.

— Tout ce que vous pourrez me dire, répondit Bouet : d’où elle vient ?… si elle a son père et sa mère ? s’ils viendront me la réclamer ?… si elle vivra ou mourra de maladie ?… enfin, sa destinée, quoi ?

— En voilà beaucoup à la fois, et je ne puis répondre maintenant à toutes ces questions, du moins à celles qui concernent le passé. Car, vois-tu, mon lot, à moi, c’est l’avenir. Plus tard, quand la fillette aura atteint un certain âge, il me sera possible de découvrir son origine.

— Quel âge, à peu près ?

— Sa dix-septième année.

— Elle vivra donc ? s’écria Pierre joyeusement.

— Oui, mais à une condition, répondit la sorcière avec solennité.

— Quelle condition ? Dites, oh ! dites vite. Si cette condition dépend de moi, elle sera remplie.

— Réponds d’abord à mes questions.

— Faites.

— Aimes-tu bien cette petite fille ?

— Plus que ma vie.

— Tu comptes, je suppose, lui laisser tes biens après ta mort ?

Pierre hésita.

— Réponds, et surtout n’essaie pas de me tromper, insista la tireuse de cartes.

— Eh bien ! oui, articula nettement Pierre Bouet.

— Même au détriment de ton frère Antoine ?

— Antoine a eu autant que moi de notre défunt père ; s’il a gaspillé son héritage, tant pis pour lui.

— Ainsi, tu ne lui laisseras rien de rien ?

— On verra dans le temps… répondit Pierre, que l’insistance de la vieille commençait à inquiéter.

Celle-ci s’en aperçut, et voulant le rassurer :

— Tu peux parler sans crainte, dit-elle ; je suis comme un confesseur, moi : jamais un mot de ce qui se dit ici n’est répété à qui que ce soit. Autrement, vois-tu, j’aurais perdu depuis longtemps la confiance de mes clients – et, Dieu merci, j’en ai un grand nombre.

— Alors, puisque c’est comme ça, vous pouvez marcher.

— Bien, mon fils ; songe que si je te questionne, c’est pour ton bien et celui de ta fille d’adoption.

— Allez, allez.

— Tes arrangements sont-ils faits ?

— Ma foi, je n’y ai pas encore songé.

— C’est de bon augure… Il faut continuer à n’y pas songer jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à…

— Jusqu’à quel temps ?

— Jusqu’à ce que la petite atteigne sa dix-septième année.

— Ah ! bon Dieu, mais j’ai le temps de mourir dix fois d’ici là !

— Sois sans crainte. Mes cartes, qui ne se trompent jamais, te promettent une longue vie.

Cette assurance audacieuse ne laissa pas que de faire grand plaisir au brave cultivateur.

— Vrai ? dit-il ; ratatinette ! mon excellente dame, je vous remercie tout de même. En pouvez-vous dire autant de la Marianne ?

— Ta femme ?

— Oui, oui, mon épouse, mon uxor, comme disent ces savants notaires.

— Elle en a pour une bonne pipe, elle aussi, répondit la Démone, après avoir examiné ses cartes.

— Voyez donc ! fit naïvement Pierre Bouet. Je vas lui causer une furieuse joie en lui apprenant cette nouvelle-là.

Il fit une pause. La vieille semblait absorbée dans l’étude des jeux multicolores éparpillés sur la table. Tout à coup, elle se redressa et demanda brusquement :

— Combien vaut ta terre ?

— Toute nue ou avec le tremblement ?

— En bloc ?

— Dame !… je ne la donnerais pas pour trois mille piastres, bien sûr.

— Et combien as-tu d’argent de prêté ?

— Hum ! hum ! c’est que…

— Réponds ; il le faut, si tu tiens au bonheur de la petite Anna.

— Trente-sept cent cinquante piastres, répondit sans hésiter le père adoptif.

Un frôlement soudain ébranla la cloison, comme cette phrase était prononcée.

Pierre se retourna brusquement.

— Ce n’est rien, mon fiston, dit la Démone avec un singulier sourire ; c’est mon gros chat qui a des puces.

— Ah ! tant mieux, j’avais cru…

— Mimie ! tiens-toi tranquille ! glapit la vieille, s’adressant au prétendu matou.

Puis, envisageant son client avec solennité, elle reprit :

— Pierre Bouet, écoute bien ce que dit l’horoscope des sept jeux aux couleurs du spectre : ta fille vivra heureuse jusqu’à l’âge de dix-sept ans, mais à la condition expresse que, d’ici là, tu ne fasses en sa faveur aucun testament ni arrangement en vue de lui laisser tes biens. As-tu bien compris ?

— Parfaitement. Et quand elle entrera dans sa dix-septième année ?

— Tu pourras agir à ta guise. Souviens-toi pourtant que cette année-là sera terrible pour elle.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’un malheur la menacera, une série d’accidents que je ne puis préciser.

— Des maladies ?

— Non pas : autre chose. Mais je n’en puis dire davantage aujourd’hui. Il ne faut pas irriter l’oracle.

— Et, ces accidents, n’y aura-t-il pas moyen de les prévenir ? demanda Pierre après un court silence.

— Peut-être… Enfin, tu reviendras me voir dans le temps, c’est-à-dire vers la fin de juin 1857. Je te dirai ce qu’il faudra faire.

— Mais qui vous dit ?… commença Bouet, tout interloqué.

Ne t’inquiète pas, mon fils, interrompit la sorcière : ce n’est pas moi qui manquerai au rendez-vous que je t’assigne. Hé ! bon Dieu, j’ai à peine quatre-vingts ans ! acheva-t-elle avec un lugubre ricanement.

Le pauvre insulaire demeurait tout interdit, ne sachant que penser d’une assurance aussi imperturbable.

— Me donnes-tu ta parole que tu reviendras ici en juin 1857 ? reprit la vieille.

— Si je suis vivant, oui, je reviendrai, répondit Pierre Bouet, qui se leva pour partir.

— À la bonne heure, mon garçon ! Tu peux vivre en paix jusqu’à cette date ; ta fille n’a rien à redouter.

— Pas même la possibilité de tourner en loup-garou ?

— Qui t’a prédit cela ?

— Antoine.

— Ah ! ah ! fit la Démone, dont un singulier sourire plissa les lèvres. J’empêcherai cela par mes conjurations. Tu pourras rassurer ton excellent frère à cet égard.

— Je n’y manquerai pas, allez ! répliqua vivement Pierre, avec une pointe d’ironie.

Puis, se coiffant de son bonnet de laine et soulevant la clenche de la porte :

— Comme ça, il est inutile aussi que je tue mon chien, pas vrai, la mère ?

— Pourquoi tuer ton chien ?

— Pour en faire du savon et laver la petite avec.

— C’est encore Antoine, je suppose, qui t’a conseillé cela ?

— Oui.

— Le bon frère que cet Antoine ! il prévoit tout. C’était une des premières précautions à prendre. Mais, du moment que je me charge d’empêcher les sorts d’arriver à ta petite fille d’adoption, tu peux dormir tranquille et garder ton chien.

— Ah ! grand merci, mère Démone… C’est que je n’aurais pas pu m’y résoudre, voyez-vous ! Allons, adieu !

— Au revoir, mon garçon ! à l’année 1857 !

Pierre Bouet regagna sa voiture et reprit au grand trot le chemin de Saint-François.

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Quant à Antoine, il demeura longtemps encore en tête-à-tête avec la sorcière, et ce ne fut que tard dans la journée qu’il rentra chez lui.