L’enclos de Georges Sand/Préface

L’enclos de Georges Sand
(p. 3-9).

PRÉFACE

À la saison des roses d’automne, vers la fin de septembre, il faut visiter le jardin de George Sand. C’est un jardin original et un peu littéraire. Il y pousse des cyclamens d’Italie et des faux-ébéniers. C’est, par endroits, un jardin à la Trianon, un peu apprêté, un peu mignard, où la rivière, le pont de bois, la pelouse ronde et la vache bretonne ont su se placer au meilleur endroit. Mais c’est aussi, et c’est avant tout, un honnête jardin rural, pourvu d’un vaste potager oh de braves gens de légumes poussent comme chez eux, où les pommes de terre fleurissent en leur saison, où les courges s’arrondissent sans vergogne, et où ces longues et bardes poires dorées, que Mme de Noailles compare à son cœur, pendent vers le sol, à bout de forces, quand l’été s’achève. Cependant, par la faute des cyclamens, des faux ébéniers et de je ne sais quelle musique romantique que fredonnent les arbres des taillis, le jardin de George Sand n’est pas tout à fait un jardin comme il faut. Il y a des sautes d’humeur déconcertantes ; tour à tour, il s’émancipe et il se range ; il prend des libertés et il raisonne la jeunesse. Il fait jaillir de cette bonne terre berrichonne, d’habitude si calme, si pondérée, si dépourvue d’imagination, des parterres imprévus où poussent des fleurs immodestes trop éclatantes, tout en corolles, tout en parfums, et qui ont l’air de se jouer la comédie, d’insulter les violettes d’à côté, de déclamer des vers creux et splendides… ou bien, il encourage la naissance des giroflées et des scabieuses, il présente au soleil, pour qu’il les réchauffe, de longues et sages plates-bandes de haricots grimpants et de fèves. Il ménage, en l’un de ses recoins, la place d’une pépinière et celle d’un verger ; il donne asile, dans ses taillis, à tous les arbres des forêts berrichonnes. Tel qu’il est, le jardin de George Sand porte la signature de la bonne dame ; on croirait qu’elle s’y est regardée au miroir et que l’image est restée…

Au bas du perron, à la place où les cyclamens sortent de terre, ces fleurs italiennes si distinguées, dont le nombre semble créé pour sonner dans une romance, on se représente George Sand debout dans son costume d’homme, le chapeau de travers, la cigarette au bout des doigts et faisant hommage de sa rêverie à ce « grand gamin d’Alfred » dont le crayon spirituel la caricatura dans cette pose…

Cependant, les arbustes exotiques transplantés de Majorque et d’ailleurs qui remuent leurs feuilles en cadence à quelques pas de là, nous déclament des pages sonores de Lélia ou de Valentine. Mais, à peine avons-nous avancé de trais coudées, la vision s’efface et, comme dans une de ces pièces à transformations que Maurice improvisait jadis sur son théâtre des marionnettes, le décor change et une autre scène vous est jouée…

Voici la grande allée nette, droite, peignée sévèrement, qui s’avance vers les taillis à travers les platebandes respectueuses du potager, avec l’allure imposante d’une chanoinesse de province… Et voici, au milieu de l’allée, la bonne « Mâme Sand », en collet noir et bandeaux plats, qui gourmande son jardinier au sujet d’une greffe en écusson maladroitement pratiquée ; elle s’anime, cite ses auteurs, gage de réparer le dégât… Ensuite, comme le pauvre homme s’excuse d’un air piteux, elle lui tape familièrement sur l’épaule : « Allons, allons ! te désole pas ! Il n’y a pas mort d’homme ! » Puis elle compte les pêches des pêchers, elle s’informe de l’époque où les reinettes seront à point, Mlle Aurore et Mlle Gabrielle aiment tant les « pommes Dauphine ! » Elle s’inquiète des progrès des choux-fleurs et se promet de les accommoder elle-même ! « Vois-tu, mon vieux, moi ma vraie vocation était d’être cuisinière ! » Le jardinier sourit, opine : « Marne Sand, çà se pourrait ben ! » Elle avance… elle cause… Quoi de nouveau au bourg de Nohant ! Tu dis que la pomme de terre est germée ? Combien se vend le boisseau à la Châtre ?… Tout à coup, elle s’arrête devant un rosier ! « Oh ! quelle merveille ! »

Ces roses de Nohant sont exquises. J’en garde deux qui, au bout d’une année n'ont rien perdu de leur grâce. La main qui me les cueillit ne se refermera plus sur aucune fleur. Le petit cimetière de Nohant abrite deux tombes que nous n’y avons pas vues. Il faisait, ce matin-là, un temps d’automne lumineux et triste. La Vallée Noire frissonnait. Le mur croulant du cimetière ne nous protégeait pas contre la bise. Nous restions debout devant la grande pierre de Volvic, sous laquelle George Sand a voulu reposer, et nous n’osions pas nous agenouiller, nous n’osions pas prier : partout, autour d’elle, il y a des croix ; mais au-dessus de sa tombe il n’y a que les branches d’un cèdre étendues… Nous nous retirâmes, le cœur serré. Alors, les taillis s’ouvrirent devant nous. Ces taillis tournent autour de l’enclos et donnent, par endroit, l’illusion d’un vrai bois sauvage avec ses longues allées d’arbres libres et ses petites clairières nues où joue le soleil… Êtes-vous là, petite Fadette, derrière ce hêtre, cherchant obstinément ces herbes de beauté dont le suc magique vous rendra jolie ? Ne venez-vous pas quelquefois, petit grelet malicieux, laver à ce ruisseau votre maigre visage noir grimaçant d’intelligence, et demander aux libellules qui volent sur l’eau le secret dont elles font usage pour avoir la taille fine ?… Mais déjà, nous avons quitté l’enclos et la Vallée Noire nous accueille. C’est une petite vallée étroite, un peu triste, un peu froide au premier abord, jalouse de sa beauté qui, n’étant point une beauté professionnelle, n’a garde de se découvrir à tout venant. Ici, comme nous regrettons de n’avoir pas l’âme d’une berrichonne ! Nous ne pouvons découvrir entièrement le charme et la poésie de ce paysage sans éclat, qui se révèle à qui lui plaît ou à qui le mérite…

Nous nous dépitons de ne pas entendre au loin chanter la grave cornemuse des maîtres sonneurs… À côté de nous on est ému, on s’extasie ; on célèbre le culte d’une religion dont nous ignorons les mystères. Nous voudrions être initiés. On nous dit que cela ne se peut, ou qu’il faut obtenir cette grâce des fades qui promènent leurs flambeaux de bois pourri au bord de l’horizon, quand le soir tombe. Nous nous informons du grimoire qu’on doit réciter pour cela… Et, comme la lumière s’écoule au fond du ciel, voici que le sortilège opère… Cette mare verdâtre et moirée qu’on aperçoit entre les roseaux, n’est-ce pas la « Mare au Diable » auprès de laquelle, par son courage à supporter l’épreuve d’une nuit, la petite Marie gagna l’amour ? Ce moulin, dont le toit rouge barre l’horizon, et qui est assis dans une verdure si fraîche, serait-ce le « Moulin d’Angibault », où la philosophie coule de la bouche du meunier aussi abondante que la farine de la trémie ?… Voici des traînes cachées entre les prunelliers… petits chemins verts qui ne mènent à rien… qu’au château du Rêve… Notre voiture s’arrête… Ma parole ! Voilà le village des potiers ! Là, vit en bonne amitié, sous de douces lois, la curieuse confrérie des tourneurs d’argile. C’est plaisir de les regarder travailler, immobiles et graves, exécutant sans trêve au-dessus de leurs tours — avec une dextérité qui tient de la sorcellerie — des gestes rythmiques qui deviennent, en un clin d’œil, des pots et des urnes. Nous visitons le champ où les chejs-d œuvre sortis de leurs mains sont jetés et entassés pêle-mêle. Le soleil les frappe, les fait resplendir comme des quartz, comme des marcassites et des cornalines… Leur vernis étincelle. Comme il est difficile de les trier, de distinguer leurs défauts ! On voudrait les posséder tous. Ils brillent d’un tel éclat quon oublie leurs tares, qu’on oublie leurs vices ! Ah ! George Sand, ils sont de chez vous !

D’ailleurs, qu’y a-t-il, en ces lieux qui, à quelque degré, ne vous appartienne ? Ce soir, en parcourant la Vallée Noire, je songeais qu’elle est bien véritablement votre jardin et votre enclos. C’est à elle que va le meilleur de votre âme, le meilleur de vos œuvres… Et, pour ne l’avoir pas méconnue, pour avoir aimé son charme et ses fleurs modestes, pour être restée avant tout la « bonne dame » berrichonne, familière et charitable, dont les pauvres gens de Nohant parlent avec des mots de bénédiction, pour cela vous avez mérité de prendre place dans ce vaste et magnifique jardin de la poésie française où toutes les abeilles de Gaule se réunissent en une même ruche, et distillent leur miel doré à la chaude et suave lumière du soleil latin.