CHAPITRE VII

malheureuse


Lucette se sentait perdue. Un instant, elle eut la pensée du suicide, puis cette pensée fit place à une autre, celle du repentir. Elle repassa les phases de sa vie depuis un an. Elle se vit, au soir d’hiver, alors que près du solide travailleur qui devait être son mari, elle écoutait l’histoire des Acadiens martyrs. Elle se rappela les paroles prononcées. Combien son attitude, sa conduite depuis avaient été différentes de ce qu’elle avait dit alors. À son cher Titloup, elle avait promis la fidélité de la mère Cassepine gardant pendant soixante-dix ans au moins le souvenir de l’époux martyr et voilà qu’elle avait manqué. C’est que, pour elle, pour un tempérament de femme canadienne, elle avait rencontré beaucoup plus dangereux que les familiarités d’un Helpine. Le luxe, la vie inutile, les modes et toilettes fastueuses et immodestes, l’avaient perdue. L’Acadienne, Marie Tibodot, épouse de Isaac Boudrault, avait pu résister à la misère, aux privations ; elle n’aurait probablement pas résisté aux facteurs de démoralisation qui avaient perdu Lucette et qui perdent tous les jours quantité de nos femmes et de nos filles.

À celle qui avait été en quelque sorte l’artisane de sa déchéance, Lucette avait voulu confier sa peine et demander conseil. L’égoïsme et l’impudence lui avaient répondu par la bouche de cette femme pour qui l’extérieur et l’apparence étaient tout.

Au lieu de prendre en pitié la malheureuse que son insouciance avait livrée aux tristes entreprises d’un vaurien, la femme Leterrier lui avait craché son mépris.

— Malheureuse, allez-vous en au plus tôt, que votre honte ne rejaillisse pas sur nous.

Chez sa mère, la malheureuse avait espéré avoir pitié et encouragement. La mère avait ouvert ses bras à la pauvre pécheresse : pardon pour la nouvelle Madeleine, mais le père avait été sans pitié.

— Dehors la pestiférée morale ; la corruption, la contagion du vice n’entreront pas sous mon toit et la malheureuse était repartie. Un instant, elle eut la pensée de se faire conduire chez ses sœurs : Bertha et Monique, l’orgueil la retint. Partout repoussée et méprisée, elle s’en irait dans une grande ville où elle travaillerait.

Il lui restait quelques économies. Elle prit un billet pour Montréal où elle loua une chambre et bientôt, au magasin à rayons, elle fut citée comme modèle de ponctualité et de bonne humeur au travail.

Le temps passait et Lucette, qui se sentait malade, voyait venir avec inquiétude le moment où il lui faudrait laisser le travail quand, un soir, une cliente, à qui elle avait vendu une toilette en dentelle, lui dit soudain, la regardant dans les yeux :

— Comment as-tu laissé chez mon oncle Robert et tante Célanire ?

Lucette se troubla et répondit sans y penser.

— Ils étaient tous bien portants.

— Et Bertha et Monique, les deux Boileau, comment sont-elles ?

— Elles étaient bien ; mais, de grâce, qui êtes-vous ?

— Qui je suis ? Une envoyée de la Providence, probablement ; en tous cas, tu as besoin de quelqu’un pour t’aider et je suis ce quelqu’un. Demande à sortir de suite, je t’attends, on s’expliquera en route.

La cliente, qui disait être envoyée par la Providence, était tout simplement Rose Sanschagrin, qui avait reconnu sa cousine et qui, avec sa finesse de femme vicieuse, avait de suite compris la position de la malheureuse et tout le parti qu’il y avait à en tirer.

Lucette était à bout de forces. Sa cousine n’eut aucune difficulté à lui arracher une confession complète, d’autant plus que la malheureuse qui, depuis des mois, était privée de toute affection, avait un réel besoin de se sentir un appui.

— Pauvre enfant, plus malheureuse encore que moi, mais ça ne fait rien, je suis là pour t’aider et te soutenir. Vois-tu, on nous méprise, on nous crache à la figure, on nous considère comme de grandes coupables, tandis que nous sommes des victimes. On a mis dans nos cœurs une soif d’amour, dans nos esprits une faim de luxe et de jouissances et ceux qui nous ont ainsi préparées pour la chute nous jugent sévèrement, tandis qu’ils sont les vrais coupables. Nous sommes les brebis abandonnées au bord d’un bois infesté de loups et on est surpris de voir que nous soyons tombées. Le contraire serait un miracle. Les vrais coupables, ce sont ceux qui nous ont ainsi préparées et poussées vers le vice, d’où nous ne pouvons plus sortir.

Lucette fut sur le point de répondre, mais elle se contint. À quoi bon discuter les théories de sa cousine : elle avait besoin d’elle. Mieux valait ne pas la contredire, et, plus tard, aviser aux moyens d’organiser sa vie.

Rosette connaissait bien sa ville de Montréal. Elle savait bien à quelles portes frapper pour une protection ou une place à l’hôpital. Elle avait de l’argent, elle avait aussi des relations, relations louches peut-être, mais parfois ce sont les plus puissantes. Tel grand homme, tel personnage important que l’amitié ou la reconnaissance d’un service reçu ne ferait pas agir se fera parfois le valet d’une courtisane, à seule fin d’éviter le scandale qui résulterait de la mise au jour de ses relations avec telle ou telle tenancière de maison interlope.

Laissons ces détails sans intérêt. Au printemps de 1928, nous retrouvons Luce Neuville derrière un comptoir de magasins. Sa foi vive, sa conscience droite, la direction d’un saint prêtre, l’ont préservée du gouffre de la pourriture morale où sa cousine voulait l’entraîner. Même le vieux prêtre a voulu faire plus. Confiant dans la miséricorde de Dieu, il a espéré que la vie pouvait recommencer pour la malheureuse. Il a pensé alors à la réconciliation entre Lucette, la victime de l’infâme Juif déguisé en Canadien et le malheureux Irénée, victime de l’ambition de certains riches. Pour cela, il s’est mis courageusement à la recherche du fiancé.

— Si je retrouvais, le malheureux, victime de l’emprise étrangère, peut-être qu’il pardonnerait à l’imprudente et je pourrais refaire ces deux vies, que l’argent, le luxe, l’immoralité et la débauche sont en train de gâcher.

Retrouver un homme dans la grande ville n’est pas chose facile, même quand on y met toute son ardeur et toute sa volonté, même quand on peut, comme ce prêtre, avoir des renseignements de St-Méthode.

En effet, sans trahir le secret de sa pénitente, il avait appris qu’Irénée Dugré était à Montréal et qu’il travaillait pour les Lajeunesse. Chez ces derniers, il avait appris que le jeune homme, bon travailleur, avait laissé l’ouvrage sans aucun avis, le mardi midi, et qu’on en était sans nouvelles.

Les compagnons de Dugré savaient son nom bien que, plus souvent qu’autrement, on l’appelait le bûcheux.

Tout de même le vieux prêtre apprit l’adresse de la pension du jeune homme. Il s’y rendit le dimanche soir pour le voir sortir. Le malheureux qui, depuis cinq jours, vivait avec ses pensées de vengeance, avait un air hagard qui fit peur au vieux prêtre. La maîtresse de pension lui ayant assuré que c’était bien là Irénée Dugré, son pensionnaire venu de St-Méthode, le prêtre partit, suivant de loin et voulant rejoindre le malheureux qu’il sentait hanté de l’idée du crime.