L’emprise : Bertha et Rosette/Prologue


Bertha et Rosette


PROLOGUE

I

Les touristes


La visite, c’est toujours plaisant
Soit en arrivant ou en partant.

Vieux dicton canadien


C’était un jour de juin 1898. Dans la grande salle de l’hôtel de Roberval, trois colosses faisaient de leur mieux pour se comprendre : le maître de céans, Jos Hamelin, beau grand Canadien, qui ne sait pas un mot d’anglais ; en face de lui et tout aussi grand, au moins six pieds, un Américain ne parlant que l’anglais, John Nicholson, vrai type de l’Anglais fier et altier, pénétré de son importance et de sa supériorité, et pour qui il n’y a de grand que les States. Le troisième du groupe a nom Jacob Ruthberg. C’est un Juif, beau lui aussi à la façon des fils d’Israël. Pour lui l’argent et les affaires qui rapportent de l’argent, priment toutes considérations. Il est l’ami de John Nicholson parce qu’ensemble ils ont fait une bonne affaire ; demain, il sera l’ami d’un autre, s’il y a une autre bonne affaire en vue.

Il s’est trouvé que les deux Yankees, ayant besoin de repos, ont décidé ensemble une excursion dans le nord. Le hasard les a conduits à Roberval, avec l’intention d’une bonne semaine à passer loin du tracas des affaires.

Les deux touristes américains, dont l’un est fils d’Albion et l’autre fils de Judas, demandent, peut-être pour la dixième fois :

What is ouananiche ? (Qu’est-ce que le ouananiche ?)

La question restait sans réponse pour la bonne raison que le Canadien à qui on l’adressait, était aussi incapable de comprendre l’anglais, que ses visiteurs de parler français.

Heureusement qu’un quatrième personnage arrive à l’hôtel. C’est un cultivateur, ancien bûcheron, vrai type du bûcheron canadien, court, trapu, un vrai paquet de nerfs.

Robert Neuville, c’est le nom du nouvel arrivé, a couru les chantiers jusqu’à l’âge de 25 ans. Un peu partout, sur la Chaudière, le Saint-François, la Gatineau, au campe, à la drave, il a bien travaillé et pensait bien y passer sa vie. Il avait compté sans les beaux yeux de Célanire. Mais passons. Robert Neuville a rencontré bien des sortes de gens ; il prétend que sur la surface de l’Amérique du Nord, il n’y a pas un être humain avec qui il ne peut converser. Aussi son arrivée fut saluée avec plaisir par l’hôtelier.

— Arrive ici, Robert, voir si tu vas comprendre ces deux Messieurs-là.

Well, sir, do you speak English ?

Et la conversation s’engage.

On dit que l’Anglais de Londres et celui de New York sont différents ; ce n’est pas à un Canadien d’en juger. Tout de même, l’anglais d’un Canadien ex-gars de chantier, celui d’un Américain d’origine anglo-saxonne et celui d’un Judéo-américain, ne sont pas identiques, bien qu’on arrive à se comprendre.

Laissons Robert Neuville expliquer ce qu’est le ouananiche, espèce de saumon d’eau douce, autrefois très abondant au Lac Saint-Jean ; et disons un mot de ce coin de notre pays, où se passent les faits de ce récit.

Si le lac Saint-Jean était en Europe, il serait réputé une merveille, et la vallée qui l’entoure formerait par elle-même un pays. Ici, au Canada, le Lac Saint-Jean est un simple comté, au sol d’une grande fertilité et à la population rurale saine, active et vraiment progressive.

Les premiers colons venus surtout de Charlevoix, furent aux prises non seulement avec les difficultés habituelles aux premiers établissements, mais surtout à la mauvaise volonté de la compagnie de la Baie d’Hudson.

C’est l’histoire habituelle du développement et de l’expansion de la race canadienne française. Presque partout, on retrouve le génie colonisateur du Canadien en butte à l’emprise du capitaliste : marchand de fourrures, marchand d’alcool, trafiquant d’armes à feu, aux premiers temps de la colonie, dont ils paralysaient le développement ; marchand de fourrures, marchand de bois, de nos jours.

Mais notre race a une telle vigueur, une telle fécondité, que malgré tous les obstacles et en dépit d’un coulage effarant des nôtres vers les États-Unis, les établissements surgissent et grandissent.

Aujourd’hui avec ses quelque quarante paroisses et sa population active, le Lac Saint-Jean est l’un des plus importants comtés agricoles du Canada ; avec en plus des espérances de développement industriel considérables pour l’avenir.

Les deux touristes avaient questionné leur interprète et en avaient appris que le poisson abondait dans les eaux du lac. Ils voulaient aller pêcher. En fin de compte, on en vint à une entente : Robert Neuville fournirait chaloupe et engins de pêche, et il leur servirait de guide, moyennant rémunération fixée à tant par jour.

Conséquence de cette entente, c’est que les deux étrangers embarquèrent avec le Canadien dans sa voiture. Il y avait deux milles ou à peu près, de Roberval à la ferme Neuville. Les chemins étaient plutôt raboteux et le squelette portait dur ; aussi les deux Yankees se tenaient aux barres du siège et ne soufflaient mot.

Profitons de ce silence pour présenter davantage Robert Neuville, l’un des principaux personnages de ce récit.

Comme la généralité de nos Canadiens, il avait pour tous parchemins et quartiers de noblesse, son nom inscrit dans les registres de la paroisse de Saint-Hilarion, et son baptistère, vraie copie certifiée, extrait de ces registres. Disons qu’à ses yeux, cette noblesse valait n’importe quelle autre. Il était Canadien, catholique, en était fier, et considérait avec raison que ces deux titres obligeaient un homme à bien se conduire.

De fait, il se conduisait bien. Au chantier, bûcheron actif, abatteur d’expérience, charretier intrépide, draveur hardi et vaillant. Grâce à sa bonne santé et à son esprit d’économie, il s’était amassé quelques piastres, quand un bon jour, il fit la rencontre de Célanire Dupaul. Ce fut l’aurore d’une vie nouvelle. Qui dira jamais ce que peut faire une femme, ce qu’elle peut exercer d’influence sur la vie d’un homme. Toujours est-il que Robert renonça à la vie de chantier, se fit cultivateur, se maria, et plus jamais ne retourna ni au camp ni à la drave.

Certes, il racontait souvent des histoires de chantiers, disait volontiers que c’était une belle vie, que les gages étaient bons, que les poux et les sacres n’étaient pas aussi redoutables qu’on le disait ; mais toujours il finissait par dire que pour lui il en avait fini, qu’il était cultivateur et que le devoir d’un homme marié c’est de rester avec sa famille, afin de coopérer autant que possible à l’éducation de ses enfants.

Célanire était jolie. Chez les Ursulines, elle avait acquis une bonne instruction, savait même un peu d’anglais, connaissait surtout le rôle d’une bonne épouse et d’une bonne mère. En 1898, le ménage comptait dix ans d’existence et huit enfants vivants.

Robert présenta les visiteurs à sa femme, à qui il expliqua qu’il avait accepté d’être leur guide, puis s’en fut dételer son cheval.

Tant bien que mal, la conversation s’engagea entre les deux Américains et l’ancienne élève des Ursulines. Les touristes avaient cru constater que la femme était assez peu charmée du départ de son homme. Le Juif de lui demander si son mari allait souvent à des excursions de pêche.

— Non, il ne part pas très souvent, mais c’est encore trop ; j’en suis inquiète, et surtout, c’est ennuyant à la maison pendant ses absences.

— Pourquoi ne faites-vous pas comme lui ?

— Oui, pourquoi ne partez-vous pas avec lui ou de votre côté ? suggère à son tour Nicholson.

— Et les enfants ? Croyez-vous qu’on puisse laisser la maison ainsi avec une famille en bas âge, dont il faut prendre soin, d’autant plus que mon mari ne part pas par malice, mais bien plutôt pour le bien de notre famille.

— Et combien d’enfants avez-vous ?

— Nous en avons huit, Monsieur.

— Ce doit être terrible, huit enfants, fit le célibataire fils d’Albion.

— Mais non, au contraire, cela n’a rien de terrible. Sans doute cela donne du trouble, mais nous faisons notre possible et le bon Dieu fait le reste.

Le retour de Robert mit fin à cette conversation, qui devait être reprise plus tard.

La barque et les engins de pêche furent vite parés, et nos trois pêcheurs s’en donnèrent à cœur joie. Le soir vint trop vite, mais le lendemain on recommença. Et c’est ainsi que suivant la direction du vent, ils visitèrent une partie du littoral : la Pointe-Bleue, la Pointe-Plate, l’Île aux Couleuvres, Val-Jalbert, etc. Ils visitèrent aussi l’embouchure de certaines rivières qui se jettent dans cette vraie mer intérieure qu’est le lac, et remontèrent la Mistassini jusqu’aux chutes de Saint-Michel. À cette époque, c’était partout, ou presque, la forêt dense et sombre.

Ils s’arrêtèrent d’abord au pied de la chute No 1. Refusant de croire les affirmations de leur guide, leur disant que plus haut il y avait d’autres chutes aussi importantes et même plus, les touristes débarquèrent et à pieds remontèrent le long de la branche sud. Arrivés au pied du rapide Serré, ils s’arrêtèrent pour demander à Neuville combien il y avait encore de ces rapides ?

— Je ne sais au juste combien il y en a, mais ce n’est pas le dernier.

Ils redescendirent à leur barque, et le soir au quai de Saint-Méthode, dans une cabane de trappeur, ils dormirent comme jamais ils n’avaient dormi.

Le lendemain, ce fut la Péribonka, rivière inconnue, ignorée, et pourtant si remarquable. Au pied de la première chute, ils s’arrêtèrent et demandèrent à leur guide, si cette rivière si grande avait les mêmes rapides que celle visitée la veille. Neuville répondit dans l’affirmative énumérant quelques uns des rapides : celui de Ronfleur, du Bonhomme, le rapide Voilé et autres. Ces randonnées passaient le temps ; déjà on était au jeudi soir.

Le vendredi, le vent poussa la barque vers l’Île d’Alma. Au quai de Mistouc, les touristes s’étonnèrent qu’à l’embouchure d’une rivière, l’eau semblât se porter vers les îles.

— Ce n’est pas une embouchure de rivière, c’est la Décharge, leur dit Neuville.

— Comment, la Décharge ? fit le Juif.

— Bien oui, c’est par là que se vide le lac.

— Il faut aller voir, dit Nicholson.

— Impossible, messieurs, si nous entrons dans le courant, nous serons entraînés et perdus.

Mais rien n’arrête un Américain associé à un juif, surtout quand ils ont à leur service un Canadien pur sang, de la trempe de Robert Neuville.

Il fallait voir. La barque fut attachée au quai de Mistouc, et laissant rames, lignes et ouananiches, les trois pêcheurs marchèrent le long de la grève ; au bout de vingt minutes ils étaient en vue d’un premier rapide.

— Combien comme cela ? demanda Nicholson.

— Je ne puis dire au juste, mais le plus fort c’est la Vache Caille.

— Où cela ?

— Il y a bien douze ou quinze milles.

— Il faut aller voir.

— Comment, objecta le Juif, tu veux marcher quinze milles pour voir un rapide ? Moi, j’en ai assez.

— Je ne marcherai pas, fit l’Américain ; il doit y avoir moyen de trouver cheval, voiture et charretier. Il n’est que dix heures ; on peut aller voir la Vache Caille et être revenus pour ce soir.

L’Américain fit tant et si bien qu’ils trouvèrent un cultivateur qui consentit, moyennant cinq piastres, à les mener jusqu’à la Vache Caille, au moins jusqu’à l’île Maligne, si les chemins étaient trop mauvais pour aller plus loin.

Arrivés en face de l’île Maligne, les Américains s’extasièrent : « Beautiful ! Wonderful ! » Tous les adjectifs déclamatoires y passèrent.

Is that the Cow ? (Est-ce la Vache Caille ?) demandait l’Américain.

— Non, répondait le guide, la Vache Caille est encore à cinq ou six milles. Le rapide est encore plus fort.

— Combien d’autres chutes ?

— Je ne sais.

Et les deux Canadiens essayaient de compter en nommant les divers rapides : celui du Tourniquet, le rapide Gervais, le Cran, la Serrée, le Sault du Clairon, les chutes Malines…

Le vacarme des eaux mugissantes semblait fasciner les deux étrangers, et si leur guide les eut exécutés, ils auraient descendu le Saguenay jusqu’à Chicoutimi pour voir tous les rapides.

Ce soir là, ils couchèrent dans la ferme de leur charretier. Ils étaient revenus très tard de leur excursion à la Vache Caille ; et plutôt que de coucher à la belle étoile, ils avaient accepté de coucher sur le plancher de la cabane du colon, sur deux peaux d’ours.

Neuville dormit d’un sommeil de plomb, mais Nicholson rêva rapides et pouvoirs d’eau, barrages et turbines. Son réveil fut accompagné d’une phrase qui devait être la continuation de son rêve : « quinze cent mille forces au moins ! »

Robert Neuville annonça qu’on mettait à la voile pour retourner à Roberval, profitant du bon vent d’Est.

— Pourquoi donc ? demanda le Juif.

— C’est dimanche demain, et il faut aller à la messe.

— Comment la messe ? Allons-nous interrompre une si belle partie pour une « singerie » pareille ? disait le Juif athée.

— Demain, c’est un jour comme un autre, appuyait l’Américain, athée lui aussi.

Réprimant la colère qui commençait à gronder en lui, le Canadien répondit d’un ton tranchant :

— C’est un jour comme un autre, dimanche ?

— Quelle différence trouves-tu entre un dimanche et un lundi, par exemple ?

Neuville fixa le Juif de son regard d’homme à la conscience tranquille :

— Le dimanche c’est le jour du bon Dieu, et à moins d’être un chétif, on ne travaille pas ce jour-là.

Et le Juif d’un ton sarcastique :

— Le jour du bon Dieu ! Croyez-vous à ça, vous ? Un homme comme vous, de votre intelligence, qui avez voyagé et parlez sept langues. Voyons ! L’avez-vous vu le bon Dieu ?

La tête du Canadien se relève en un geste de fierté, presque de défi.

— Je n’ai pas vu le bon Dieu, mais j’ai vu et je vois ses œuvres. Je crois que sans Dieu, sans sa loi, il n’y a plus sur la terre que des brutes. Et puis, c’est ni ci ni ça, c’est demain dimanche. Depuis une semaine, j’ai fait mon devoir de guide, demain je ferai mon devoir de chrétien. Restez ici si vous voulez, c’est votre affaire. Dans dix minutes, moi, je pars avec la chaloupe.

Le retour fut gai, malgré cette légère discussion. Pour les deux Américains, Neuville avait même grandi dans leur estime, tant il est vrai que ceux qui prétendent avoir fait litière de tout principe ou croyance religieuse, ne peuvent s’empêcher de reconnaître intérieurement que de bons principes de foi en Dieu et en sa loi, sont une garantie de meilleure conduite.

Le lendemain, les deux Américains, dans leur chambre d’hôtel, discutaient de leur semaine, de leur guide, de ce qu’ils avaient vu et de leur retour.

La veille au soir, ils avaient veillé chez Neuville, et Nicholson avait voulu voir si la religion de la femme était à la hauteur de celle de l’homme. La discussion avait été très courte, Célanire ayant répondu qu’elle était catholique et n’entendait pas faire une religion neuve.

— Ma religion, je la prends toute faite, et sous ce rapport, je ne désire rencontrer ni inventeur ni marchand de religion.

Les Canadiens étaient à la messe, et les deux Américains repassaient les faits.

— Nulle part ailleurs, disait Nicholson, il n’y a autant de houille blanche qu’ici. Nulle part dans le monde, on peut trouver autant de pouvoirs et de facilités d’exploitation. Voyons ! Calcule un peu toute cette eau qui coule dans le lac, toutes ces chutes qui ne demandent qu’à travailler. Ces rapides de la Vache Caille… Quelle fortune ! Penses-y un peu, Jacob, ce que cela représente de puissance, de pouvoir. Jamais aucun pays n’a eu autant de richesses.

Il nous faut voir les gouvernants et mettre la main sur cette force hydraulique. Ce sont des millions qui dorment et que nous allons ramasser.

Le Juif de répondre :

— Easy, John ! Easy ! (Doucement) C’est vite dit : « Les millions dorment et nous allons les ramasser. » Mais pour cela, il faudrait mettre la main sur la Vache Caille. Où vas-tu prendre le capital pour acheter et ensuite atteler ces forces ? Penses-tu que Québec va te vendre la Vache Caille pour rien ? Tu viens de le dire : « Ce sont des millions qui dorment. »… Les Québecquois ne te les donneront pas.

— Sans prétendre les avoir pour rien, il doit y avoir moyen d’acheter à de bonnes conditions. Peut-être que les gouvernants ne connaissent pas complètement tout ce qui dort ici. Et puis, en s’y prenant bien… On fait ami… Un bon dîner… Une souscription à la caisse électorale du bon parti… Ça ouvre bien des portes… Tu devrais savoir l’histoire de ton patron, l’ancien Jacob, qui acheta tout un héritage pour un plat de lentilles.

— Un plat de lentilles ! Possible. Mais ce temps-là est passé.

Vas-y voir et tu m’en diras des nouvelles ! La Vache Caille vaut des millions et tu ne l’auras pas à bon marché.

— C’est ce qu’on va voir. Je suis sûr que tous les Esaü ne sont pas morts. Nous achèterons le droit d’aînesse des Canadiens, et tu verras qu’avec de l’argent, on plie bien des consciences.

— La mienne ou la tienne, peut-être ? Mais celle des Canadiens ? J’en doute. Nous en avons eu un échantillon hier matin avec notre guide. Il n’y avait pas de diable pour lui faire risquer de manquer sa messe. Tu te rappelles aussi l’argent que tu as laissé traîner dans sa chaloupe et qu’il t’a remis, alors qu’il aurait si bien pu le garder. Et sa femme qui t’a vite réglé le cas de religion : « Pas d’inventeur et de marchands de religion. » Je te dis qu’avec les Canadiens, leur foi vive, leur conscience de croyants, tu ne feras pas grand chose avec ton plat de lentilles ou ta souscription à une caisse électorale.

— Je ne ferais rien du tout si j’avais affaire à Neuville ou à ses pareils. Mais les gouvernants ne sont ni des pêcheurs, ni des bûcherons, ni des cultivateurs.

Les Neuville et les pareils, sont à leur hache, à leur charrue et à leurs rames. Les Célanire sont à leurs berceaux, élevant des enfants pour la richesse de notre pays, à nous Américains. Les gagner à notre point de vue et d’intérêt, est une impossibilité : ils sont trop près de leur Dieu ; mais il y en a d’autres qui peut-être le sont moins.

Il y a plus. Ces croyants, ces travailleurs consciencieux et robustes, quel bel actif ! Cette génération qui pousse, formée et élevée par des femmes comme celle de Neuville, quel trésor ! Oui, quel trésor pour des employeurs que ces hommes et ces femmes que l’on élève dans le respect de Dieu et de la justice, dans le respect du droit et des biens d’autrui.

Crois-moi, juif de mon cœur, Jacob moderne, il n’y a pas à hésiter, il faut avoir le droit sur les chutes, et encore ce n’est là que la petite moitié de ce qu’il y a à faire fructifier ici. La grosse moitié de l’actif, ce sont les Canadiens, leurs principes et leur conscience de croyants.

— J’admets tout cela, mais tu n’as pas encore acheté la Vache Caille.

— Nous l’achèterons. Je pars pour New York. Je verrai Astor et Haggins ; je verrai O’Leary, Bachelor, Masson. Il faut tirer partie de des richesses qui dorment. Les Robert à leurs charrues ou à leurs lignes, les Célanire à leurs berceaux, nous jouerons notre partie. Il y a des millions à réaliser et nous les aurons !

Et c’est ainsi que le rêve apparemment irréalisable d’un Américain fut le prélude à l’emprise du capital étranger sur les pouvoirs hydrauliques du Lac Saint-Jean, emprise qui devait se traduire un quart de siècle plus tard par l’élévation du niveau des eaux du lac, noyant les terres et chassant de leur foyer colons et agriculteurs de la région.