L’empoisonneur/Une demande en mariage

Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 49-57).

II

UNE DEMANDE EN MARIAGE


Il existe au no… de la rue Demontigny, à Montréal, une maison de rapport assez considérable comprenant de nombreux, mais minuscules appartements, composés d’une ou deux chambres et d’une cuisinette ; les loyers en étant assez bon marché, une clientèle laborieuse les occupe.

C’est là que s’était réfugiée Jeannette, avec sa petite sœur quand la modeste somme que lui avait laissée Lise de Beauval s’était trouvée épuisée.

La courageuse jeune fille travaillait pour une maison de gros, cousant ou brodant sans autre répit que les quelques heures consacrées au sommeil, aux soins de la petite malade, au ménage ou à la cuisine et enfin, à la livraison de son ouvrage.

Il fallait en effet faire aller l’aiguille pour arriver à subvenir et soigner l’enfant, toujours infirme et chétive, mais dont, par contre, l’intelligence s’était développée d’une façon remarquable : à sept ans, elle parlait déjà comme une grande demoiselle.

On s’en rend d’ailleurs facilement compte d’après leur conversation dans le petit appartement par un avant-midi d’avril 1928.

— Tiens, ma chérie, disait affectueusement la grande sœur, ayant lâché son ouvrage pour préparer une tasse de tisane ; tiens, ma petite Blanche, prend tes remèdes.

— Oh bien ! c’est « méchant » !

— Pauvre chérie, il faut bien que tu les prennes si tu veux guérir.

— Ah ! soupirait l’enfant d’un ton désabusé, crois-tu vraiment que je guérirai ?

— Mais certainement ! Le docteur le dit tous les jours.

— Oh ! le docteur !

Cette courte exclamation en disait long sur les sentiments de la petite malade à l’égard de l’homme de l’art ; aussi Jeannette reprit-elle, sur un ton de léger reproche :

— Tu ne l’aimes pas !… Il est cependant très bon.

— Peut-être, mais il n’en a pas l’air !

— Tiens ! voyez donc ma petite tête de linotte qui se permet de juger les gens sur leurs apparences ?… Tu sais bien qu’elles sont souvent trompeuses !

— Eh bien ! tant mieux pour le médecin, et pour nous, car il a l’air cruel, sournois et malhonnête !

Jeannette était bien obligée d’admettre qu’au premier abord, le docteur Noirmont lui avait à elle-même profondément déplu : c’était un homme grand et mince, au parler généralement onctueux, avec une nuance de pédantisme ; cependant, par moments, comme quelqu’un qui joue un rôle et qui s’oublie, il prenait un ton bref et cassant. Ses cheveux noirs, parsemés de rares fils d’argent, étaient séparés au milieu de la tête par une raie impeccable et, quoique assez fournis retombaient vers les tempes, lisses, aplatis. Son regard sombre, dans lequel passait parfois un éclair, était le plus souvent fuyant, et s’aggravait d’un monocle à cordon noir ; sa bouche, saine et bien dessinée, était gâtée par un pli ironique et dédaigneux ; ses mains longues et froides, molles et blanches avaient des gestes reptiliens ; la cassure de son dos enfin lui donnait l’attitude du fauve aux aguets.

Ce portrait suffit à justifier l’impression qu’il produisait sur une fillette débile et sensible ; cependant, n’avait-il pas donné la preuve indiscutable de son dévouement, de son désintéressement ?

D’abord, le père Grimard, le vieux concierge de l’immeuble, qui, lui aussi, accablait ses jeunes locataires de bontés leur avait chaudement recommandé le docteur Noirmont et ce dernier s’était bien montré digne de cette référence, puisque, non seulement il soignait l’enfant d’une manière remarquable, mais encore, sachant les orphelines peu fortunées, il n’acceptait d’elles aucune rétribution.

Cependant, la répulsion de Blanche était si forte, que, sur ses instances, Jeannette s’était vue un jour dans l’obligation de prier le docteur de cesser ses visites ; aussitôt. l’état de l’enfant avait empiré ; au bout de quelques jours, une forte hémorragie semblait mettre ses jours en danger. Un nouveau médecin, appelé en hâte, fut impuissant à enrayer les ravages du mal. Le vieux père Grimard, qui venait chaque jour prendre des nouvelles, finit par pleurer à chaudes larmes, disant que ce serait un crime de tenir plus longtemps éloigné le docteur Noirmont, le seul à pouvoir triompher de ces terribles crises d’hémophilie.

Ayant convaincu facilement Jeannette, qui se désespérait, le bonhomme avait téléphoné au médecin, le suppliant d’oublier, de pardonner l’affront qu’il avait reçu et de venir sauver l’enfant.

Sans hésiter, le docteur Noirmont avait répondu à son appel, et, sans un mot de reproche ou de triomphe, il avait rapidement et efficacement combattu la maladie.

Jeannette rappelait ces faits à sa sœur et concluait :

— Il est tellement bon qu’il n’a pas voulu que je lui fasse des excuses.

— Je crois bien, répondait malicieusement la fillette.

— Que veux-tu dire ?

— Que ce n’est pas pour mes beaux yeux qu’il me soigne !

Jeannette fut gênée par cette réflexion un peu impertinente. Elle s’avouait que l’attitude du docteur était quelquefois gênante, quand il plongeait son regard dans le sien avec trop d’insistance ou quand il exprimait avec trop de chaleur son admiration pour le dévouement de cette sœur aînée, devenue une petite maman ; mais ne se montrait-il pas toujours parfaitement respectueux à son égard ?

C’est ce qu’elle fit remarquer à Blanche, qui cependant ne put se contenir de raisonner :

— Alors, comment expliques-tu qu’il nous soit si dévoué, ce bon docteur, qui refuse même d’être payé ?

— Mais simplement parce qu’il est bon ! répartit la jeune fille.

Puis, elle ajouta avec une grande douceur empreinte de mélancolie :

— Ah ! ma pauvre chérie, cela me fait beaucoup de peine de te voir si désabusée à ton âge. Tu ne veux pas croire à la bonté et, lorsqu’on t’en témoigne, tu cherches toujours à quel motif secret on obéit. Tu finiras même par douter de moi !

— Oh ! non, grande sœur chérie, je sais que tu es bonne, très bonne pour moi et je t’aime bien, va !

— Il faut aimer aussi tous ceux qui te veulent du bien et qui te le prouvent !

— Ça, je ne peux pas !… Je n’aime que les gens qui ont des yeux dans lesquels on peut lire la bonté. Pour ça, il faut qu’ils nous regardent en face. Moi, quand on me regarde de côté, comme ça, je me méfie. C’est pourquoi je n’aime pas le docteur… ni M. Grimard.

— Comment ? le père Grimard ?… Mais il nous prouve chaque jour sa bonté !

— Oh ! ça fait rien, y regarde comme ça !

Et la petite faisait une grimace, essayant de se donner l’expression sournoise des traîtres de mélodrames ; aussitôt, sa physionomie se détendait dans un bon sourire :

« Tandis que toi, quand tes yeux rencontrent les miens, ils me disent : « Je t’aime ! »

Jeannette caressa l’enfant et remarqua plaisamment dans le but de l’égayer :

— Tu ne voudrais tout de même pas que les yeux du docteur te disent : « Je t’aime ? » ni ceux du père Grimard ?

« Oh ! bien non, alors ! s’exclama Blanche, riant de bon cœur.

— Allons, reprit gaiement l’aînée, à la bonne heure !… Plus de pensées tristes ! … Sois gaie et… bois ton remède.

— Oh ! bien, ça, ça me fera pas rire !.. Ça me fera faire la grimace !…

— Peut-être, ma chérie, mais cela te guérira. Et ce qui te guérira aussi, c’est d’avoir confiance en ceux qui t’aiment et qui te soignent, en moi d’abord, qui ne veut vivre que dans un but : ta guérison, en Monsieur Grimard, qui est un vieux brave homme, en M. Noirmont, qui est un médecin dévoué et désintéressé, en cette bonne Madame Papin, notre voisine en en…

— Et en son fils, M. Charlot, un beau garçon dont les yeux savent bien dire : « Je t’aime ! »

— Blanchette… !

— Oh ! ne te fâche pas, Charlot est très gentil et te ferait certainement un bon petit mari.

— Mais veux-tu bien te taire, enfant terrible ! … D’abord, je ne me marierai jamais !

Au souvenir d’Hector, de son fiancé qu’elle ne pouvait oublier, bien qu’elle le crût infidèle, une larme perla sous les cils de la jeune fille, que sa petite sœur essaya aussitôt de consoler :

— Parce que je suis malade, hein ?… Alors, je vais bien me soigner pour guérir vite et que tu puisses être heureuse. Tiens ! tu vois ? je ferme les yeux, je me bouche le nez… et j’avale cette horreur !

Et, avec une grimace comique, l’enfant ingurgita le contenu de la tasse que lui tendait sa grande sœur.

Après le modeste dîner, Jeannette venait de se remettre au travail et Blanche somnolait dans son fauteuil, quand quelques coups furent frappés à la porte.

— Entrez ! fit la jeune fille sans lâcher son ouvrage.

Une grosse dame apparut, arborant un bon sourire et lançant d’un ton jovial :

— Bonjour, mes petites chattes !… Et puis ?… Comment que va notre petite malade, à matin ?

La brave Madame Papin s’avança, tapota d’un geste maternel les joues de l’infirme, puis, en habituée de la maison, déposa familièrement sur une chaise la partie la plus charnue de sa plantureuse personne, tandis que Jeannette répondait, sans toutefois arrêter son aiguille.

— Merci, Madame Papin, Blanche est mieux aujourd’hui ! La gaieté lui revient avec les premiers rayons de soleil. Tout à l’heure, elle riait de bon cœur.

— Oui, nous parlions justement de vous ! lança étourdiment la fillette.

— Et quand on parle du soleil, on en voit les rayons ! ajouta vivement Jeannette.

La grosse dame se mit à rire en remerciant :

— Vous êtes bien honnête, ma petite demoiselle, mais par chez nous, à Sainte-Rose du Dégelé, d’où je viens, on dit pas ça de même !… Non ! on est moins poétique !… On dit tout bonnement :

Quand on parle de la bête,
On y voit la tête !

Enfin ! ça revient au même, malgré que c’est pas pareil !… Pis, vous parliez de moi ?… Je gage que c’était en mal ?

— Oh ! vous savez bien que non, protesta la jeune fille. Nous serions bien ingrates, après tous les services que vous nous avez rendus.

— Parlez donc pas de ça !… Parlez donc pas de ça !… Entre voisines, faut bien se donner un peu la main !… Et puis, qu’est-ce que ça me fait, à moi, de tenir compagnie à votre petite sœur quand vous allez livrer votre ouvrage ?… C’est pour moi qu’est tout le plaisir.

— C’est tout de même bon de votre part, sans compter tous les remèdes que vous nous avez donnés.

— Bah ! on avait ça chez nous depuis le temps que feu mon pauvre mari s’est laissé mourir d’une attaque de mort subite ! Ça se gaspillait ! c’est aussi bien que ça vous serve !… Mais dites-moi donc, mon garçon est pas rentré ?

— Oh ! je ne pense pas, répondit la couturière, car il n’aurait pas manqué de s’arrêter en passant pour prendre des nouvelles de Blanche.

— Et de Jeannette ! ajouta malicieusement la fillette.

— Blanche ! je vais me fâcher !

Mais déjà, la grosse dame avait « enfourché son dada » :

— Et pourquoi ça, vous fâcher, mamzelle ? … Mais ça crève les yeux que mon garçon vous haït pas !… Et puis, c’est jamais moi qui le découragerais : je serais bien que trop fière de vous avoir pour bru !… Non, mais ça ferait y un tannant de beau couple, hein ?… C’est pas pour vanter ma marchandise, mais il est pas piqué des vers non plus, mon petit Charlot !… Allons, mamzelle Jeannette, avouez donc que c’est un beau gars !… Pis, avec ça courageux, serviable, toujours de bonne humeur !… C’est tout le portrait de sa mère, c’t’enfant-là !

Comme s’il avait deviné qu’on était justement en train de faire son panégyrique, le « petit » Charlot frappa, puis passa dans l’huis son visage franc et rieur :

— On ne vous dérange pas ?… Non, alors, j’entre tout entier ! Ça sera plus aisé pour jaser !

C’est que, à l’instar de sa mère, il aimait ça, « jaser », surtout avec une demoiselle aussi charmante que sa jeune voisine.

Le « petit » Charlot était un bon gros garçon d’une vingtaine d’années, pétri de bonté et de gaieté, avec des grands yeux bleus très doux, quoique remplis de malice et un beau sourire montrant largement une denture blanche et saine. Sans être, pour une âme romanesque, le type idéal du « héros », il méritait l’épithète de « beau gars » que sa maman, dans sa légitime fierté, ne lui ménageait pas.

Les familles Papin et Lespérance avaient déjà voisiné autrefois, dans le fond de cour de la rue Demontigny et Charlot, enfant, avait souvent joué avec la petite Jeannette et surtout avec Hector Labelle.

Après s’être perdues de vues, — Jeannette ayant voyagé — les deux familles se trouvaient rassemblées dans le même quartier.

Les gens de la classe ouvrière, surtout parmi les Canadiens français, ont tendance à se maintenir dans le quartier où s’est écoulé leur jeunesse et, s’ils sont parfois obligés de s’éloigner, ils pensent toujours à revenir à leur faubourg, à leur paroisse, au clocher natal. Jeannette n’avait pas échappé à cet aimant et, ayant rencontré Madame Papin, elle était venue s’installer, sur son conseil, dans la maison où vivait déjà la brave dame. Cette dernière, restée sans ressources après la longue maladie et la mort de son mari, avait décidé de se contenter d’un petit logement pour elle et son fils ; tous deux travaillaient en manufacture et économisaient dans le but de remonter plus tard une maisonnette, un nid familial.

À l’entrée de son fils, Madame Papin esquissa un sourire plein de tendresse et de fierté, mais le transforma aussitôt en un « pincement de bec » sévère et réprobateur :

— Comment ? s’exclama-t-elle avec indignation, tu me dis pas que t’es sorti sans ton « capot » ?

— Mais il faisait chaud, maman. C’est notre première journée de printemps !

— Ça fait pas de différence !… Y a un proverbe qui dit :

En avril,
Découvre-toi pas d’un fil !

— Mais, maman…

— Ferme-toi, mon crapet !… Pis, arrête de me contredire quand je parle !… Haïssable, va !… T’es ben tout le portrait de feu ton pauv’père !

— Tiens, fit remarquer Blanche en souriant, tout à l’heure vous disiez que c’était tout votre portrait !

— Ben, j’vas vous dire : Sur le côté des qualités, pis du physique, y tient de moi, mais pour ce qui est des défauts, par exemple… ah ! ben, mon doux !… Y a tout pris ça du bonhomme !

Malgré cette sortie, Charlot, pas trop intimidé et très intrigué, demanda en se dandinant :

— Alors, comme ça, vous parliez de moi quand je suis entré ?

— Oui, déclara Jeannette, Madame Papin et Blanche parlaient de vous !

La petite rectifia :

— Oh ! Jeannette aussi parlait de vous !

— Ah ! ah ! fit Charlot, visiblement intéressé… Et que disait donc de moi Mamzelle Jeannette ?

— Ma sœur disait que vous avez les yeux croches, les jambes aussi, un gros nez, une grande bouche et des oreilles géantes !

Charlot, tout décontenancé, restait bouche bée, tandis que Jeannette, suffoquée, protestait en balbutiant :

— Mais elle ment effrontément ! Je n’ai jamais dit ça ! Je disais…

— Tout le contraire ! lança Blanche d’un ton espiègle.

Charlot, soulagé, respira bruyamment et laissa partir ce cri du cœur :

— Ah ! bien, j’aime mieux ça !

— Je comprends, reprit l’enfant terrible ; tout le contraire… c’est presqu’une déclaration d’amour !

Jeannette, très gênée par ces propos, finit par se fâcher :

— Mais elle est effrayante, cette petite !… Elle perd la tête !

— C’est que je vais mieux, s’écria la petite infirme avec exubérance !… Je suis contente de vous avoir près de moi, tous les trois !… Et puis, ce matin, il fait soleil et je me sens heureuse !… Le soleil, c’est le grand ami des petites malades !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où les voisins, pressés d’aller préparer et absorber leur dîner, se disposaient à prendre congé, un nouveau visiteur se présenta, retardant leur départ.

C’était le père Grimard, le concierge, étrange petit vieillard, à la voix douce et chevrotante, dont les mains tremblantes semblaient être toujours jointes pour une prières sans fin. Dès le seuil, il grimaça un sourire onctueux et lança cette salutation :

— Hé ! hé ! bien bonjour, la jeunesse !

Bien qu’il ne fut que depuis peu de temps concierge de cet immeuble — (il y était arrivé presque en même temps que Jeannette) — le vieillard s’était gagné la sympathie de la plupart des locataires. Nous disons : « la plupart », car nous avons vu déjà que la petite Blanche ne partageait pas ce sentiment ; il est probable que la pauvre enfant, toujours souffrante et condamnée à la réclusion, éprouvait plus de plaisir à voir des visages réjouis, comme ceux de Madame Papin et de son digne rejeton, qu’à contempler la vieille figure toute ridée, ratatinée du père Grimard ou la physionomie froide et fermée du docteur Noirmont.

Un autre locataire refusait également sa sympathie au bonhomme ; c’était le jeune Charlot. D’abord, le jeune homme avait lancé quelques petites plaisanteries inoffensives à l’adresse du portier ; celui-ci les avait très mal acceptées, et, répondant du tic au tac, il s’était attiré une avalanche de quolibets. Comme chacun voulait avoir le dernier mot, c’était à toutes leurs rencontres, une joute ironique qui, parfois, ne manquait pas de saveur.

Le bonhomme avait à peine lâché son « Bonjour la jeunesse ! » que Charlot saisit l’occasion au vol :

— Bonjour ! bonjour ! bonhomme cent ans !

À quoi le vieux répliqua vertement :

— Salut bien, jeune freluquet !

Madame Papin crut bon d’intervenir :

— Arrêtez donc un peu de vous chicaner !… Allons bon ! les v’là encore partis !… On dirait un gendre qu’est pris avec sa belle-mère !

Charlot renchérit aussitôt :

— Ben ! si y avait que des belles-mères de ce calibre-là, je connais quelqu’un qui ferait un vieux garçon pour le restant de ses jours !

Jeannette, intervint à son tour, en conciliatrice :

— Voyons, arrêtez un peu, Monsieur Charlot, et vous père Grimard, dites-nous quel bon vent vous amène ?

Charlot ne put s’empêcher de marmotter :

— Si j’étais sûr que le vent le ramène, j’ouvrirais le châssis tout grand !

Alors, tandis que Madame Papin et Blanche éclataient de rire, le père Grimard rassembla toute sa dignité pour déclarer d’un ton offusqué :

— Mademoiselle Jeannette, je me demande comment vous pouvez supporter que ce jeune bouffon prenne votre logement pour y jouer ses farces !

La réponse de Charlot, comme bien on pense, ne se fit pas attendre :

— Et moi, Mam’zelle Jeannette, je me demande comment vous pouvez supporter devant votre petite malade, le spectacle de cette ruine physique et morale !

— Monsieur Charlot !…

— Môssieu Grimard !…

— Vous êtes un petit paltoquet !

— Et vous, un vieux… un vieux…

— Un vieux quoi ?

— Je le dirai pas, mais je le pense !

Madame Papin, vexée que son beau Charlot ait été affligé d’une épithète aussi péjorative, s’empressa de mettre son grain de sel.

— C’est ça, ferme toi, mon petit gars !… Tu sais ben que la vérité est pas toujours bonne à dire !

Charlot se décida, pour un moment du moins, à suspendre les hostilités, grommelant toutefois :

— C’est bon ! Je me ferme !… Je me contiens !… C’est dur, mais je me contiens !

Le calme rétabli, le père Grimard put enfin parler :

— Ma chère demoiselle, je venais prendre des nouvelles de notre petite malade et de vous-même, qui offrez le plus bel exemple de dévouement fraternel et de courage dans l’existence !

— Y parle-t-y bien un peu ! ne put s’empêcher de ponctuer Madame Papin, tandis que Charlot disait d’un ton ému :

— Père Grimard, je vous fais mes excuses ; pour une fois, vous avez parlé comme du monde !

— Je ne vous demande pas votre opinion, jeune homme !

— Comment, jeune homme ?… Gardez donc vos distances, portier !

— Et vous, ne gaspillez pas le peu d’esprit qui vous reste !

— Allons bons ! s’exclama Madame Papin, v’là que ça va encore recommencer !… Oh ! ben moi, je me pousse !… Arrive, Charlot !… J’suis pas capab’ d’entendre chicaner de même !… Ça me rappelle trop le temps que ton pauv’ père était pas mort !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est à cet instant que trois coups, méthodiquement espacés, furent frappés contre l’huis ; le père Grimard se précipita pour ouvrir, mais comme, au même instant, le nouveau venu poussait la porte, celle-ci entra en contact de façon un peu rude avec le nez du cerbère dévoué. Naturellement, Charlot poussa discrètement du coude sa bonne femme de mère et tous deux s’égayèrent « in petto », tandis que Blanche ne se gênait pas pour rire ; un éclair de rage s’alluma dans le regard du vieillard, mais fut vivement transformé en un sourire obséquieux :

— Eh ! mais c’est notre bon docteur !… Entrez donc, mon brave monsieur !… Tenez ! venez vous asseoir là, dans ce fauteuil !…

Le docteur toisa un instant le portier, puis, accentuant le pli dédaigneux de sa bouche, il laissa tomber un glacial :

— Merci, mon ami !

Puis, se tournant vers les jeunes filles, il s’inclina profondément ; enfin, après un regard de côté qui signifiait nettement : « On vous a assez vus », il daigna saluer Madame Papin, d’un simple abaissement des paupières.

Cependant, le père Grimard s’affairait :

— Allons !… Nous allons vous laisser !… Il ne faut pas retarder la consultation de Monsieur le Docteur !… Ah ! c’est lui, qui guérira notre petite malade !… Quel bon Docteur !

Monsieur Noirmont ne sembla pas apprécier ces flagorneries, car le ton de sa voix descendit à 50o au-dessous de zéro, pour répondre :

— Je ne vous ai pas chargé de faire ma publicité… bonhomme !… Occupez-vous donc de vos affaires !

— Pan ! dans l’œil ! s’exclama Charlot dans un éclat de rire, mais il s’attira un tel regard du docteur qu’il coupa net au débordement de sa joie et dit tout bas à sa mère :

— Je pense bien que le croque-mort trouve qu’on est de trop !

— Oh ! non, c’est pas ça… Mais y aimerait qu’on se pousserait !

— Alors, passe devant, maman ! Bonjour, tout le monde !

Et, au moment de sortir, Charlot se retourna sur le seuil, puis, singeant le médecin, il commanda au concierge :

— Allons, suivez-nous… bonhomme !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après le départ des gêneurs, le docteur assura son monocle et vint prendre la main de la petite malade, chez laquelle il ne put s’empêcher de noter un léger mouvement de recul :

— Eh quoi ?… je vous fais peur, maintenant ?

Jeannette s’empressa d’intervenir :

— Mais pas du tout docteur ! N’allez pas croire ça ! Sa maladie la rend un peu maussade, mais je suis sûre que dans le fond, elle vous est très reconnaissante de ce que vous faites pour elle… pour nous !

Noirmont jugea que le moment était venu de démasquer ses batteries et, tout de suite, commença la bataille :

— Mon plus cher désir serait de pouvoir continuer à le faire toujours !

— Mais, docteur, tant que vous en aurez la bonté, il me semble que…

— On ne sait jamais, mademoiselle. Des événements indépendants de notre volonté rendent parfois impossible la réalisation de nos plus chers désirs.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il peut un jour se produire un changement dans votre vie… ou dans la mienne. Tenez, par exemple, un mariage ! … Vous êtes fort jolie… oui, oui, fort jolie… et je suis certain que beaucoup vous ont déjà remarquée. Un jour ou l’autre, vous fixerez votre choix !… Peut-être qu’alors, votre mari prendrait ombrage de mes visites et je me verrais obligé, à mon grand regret, de refuser mes soins à votre sœur.

— Docteur, il est presque certain que je ne me marierai jamais. En tout cas, il faudrait que celui que je choisirais m’aimât suffisamment pour adopter Blanche comme notre enfant et ne pas sacrifier sa santé à une mesquine question de jalousie déplacée !

— Soit !… mais peu de femmes partagent vos idées nobles et larges !… Et si, moi-même, je me mariais, il serait possible que ma femme ne vit pas d’un bon œil mes visites chez des jeunes filles vivant seules.

— Il faudrait qu’elle eût un bien vilain esprit !

— Ou, tout simplement qu’elle fut un peu jalouse !… Et, croyez-moi, bien des femmes le sont, non pas un peu, mais beaucoup ! … Vous voyez donc que, de votre côté, comme du mien, un mariage risquerait fort de nous séparer… à moins que…

— À moins que…

— À moins qu’il ne nous rapprochât !… Vous cherchiez tout à l’heure un moyen de me remercier, (puisque vous prétendez me devoir quelque reconnaissance) ; eh bien ! il existe une solution qui présente tous les avantages qu’on puisse souhaiter !… Mon oncle, immensément riche, m’a promis que ma fortune serait doublée le jour où je me marierai…

— Comment, vous songeriez à…

— Vous épouser, pourquoi pas ?… Le mariage en lui-même constitue pour moi une excellente affaire.

— Pardon, docteur, mais si vous l’envisagez dans ce sens… pratique. L’affaire serait bien meilleure si vous épousiez une riche héritière !

— Sans doute, mais il est toujours mieux de joindre l’agréable à l’utile et c’est exactement ce que je ferais en touchant le cadeau promis par mon oncle et en conduisant à l’autel une charmante personne comme vous.

La petite Blanche, qu’on semblait oublier, crut le moment venu de rappeler sa présence par cette réflexion :

— Ne vous gênez pas !… Je suis là.

Le docteur ne se démonta pas pour si peu et répartit, saisissant la balle au bond :

— Mais justement, je suis très satisfait d’avoir su, devant une petite personne aussi raisonnable, faire à Mademoiselle Jeannette une aussi honnête déclaration d’amour.

— Vous appelez ça une déclaration d’amour, fit l’enfant, espiègle, moi, j’appelle ça une leçon d’arithmétique !

Le docteur se mordit la lèvre, mais dit avec le plus grand calme :

— Je vous ferai respectueusement remarquer, ma chère petite demoiselle, que ce n’est pas de vous que j’attends une réponse, mais de mademoiselle votre sœur !

— Ah ! merci, fit Blanche, un peu interloquée, c’était aussi bien de me dire de me fermer !

— Voyons, Blanche ! intervint Jeannette avec douceur, puis, voyant que le docteur attendait sa réponse :

— Après toutes les bontés que vous nous avez prodiguées, devant votre désintéressement à soigner d’une manière si efficace ma petite sœur… il m’est très pénible de ne pouvoir accepter l’honneur que vous voudriez me faire.

— Ah ! je suis profondément peiné de votre refus, mademoiselle, mais j’ose espérer que vous réfléchirez, que vous changerez votre décision !… Songez-y donc : d’un côté, la vie pénible que vous menez, avec la crainte d’être un jour impuissante à protéger votre jeune sœur ; de l’autre, une situation aisée, enviable, car j’ai de la fortune, ne l’oubliez pas !

— Monsieur Noirmont, sans vouloir critiquer votre façon d’envisager le mariage, je vous demanderai la permission de ne pas la partager. Pour moi, la question d’argent n’est que secondaire.

— Pour vous seule, peut-être !… Mais lorsqu’on veut se consacrer à soigner une petite infirme, à la guérir, à l’élever, la question d’argent a bien son importance !

— N’importe ! ce n’est pas elle qui fixera mon choix !… Et je vous serais reconnaissante de ne plus insister dans votre demande, car vous me mettez dans la pénible obligation de persister dans mon refus envers un homme que j’estime beaucoup, mais que….

— Mais que vous n’aimez pas ?… Oh ! vous pouvez dire le mot ! Mais, rassurez-vous ! … L’amour !… Je n’en demande pas tant !… En somme, ce n’est qu’une invention de poète !

— C’est l’idéal des cœurs généreux !… Relisez l’Évangile, docteur, et vous verrez ce qu’en pensait Jésus, ce qu’en pense Dieu !

— Oh ! vous en référez à une autorité avec laquelle je n’entreprendrai pas la discussion !

— Pourquoi ! intervint Blanche, Satan a bien essayé !

Le docteur blêmit, son regard se durcit et d’une voix saccadée, quoique contenue, il martela :

— Mais je ne suis pas Satan, mademoiselle Blanche.

Jeannette, désolée de la tournure que prenait cette scène, tenta d’y mettre fin :

— Pardonnez à ma sœur, que cette discussion… pénible a peut-être énervée plus qu’il ne conviendrait !… Vous m’obligeriez en lui donnant sa consultation car… je dois sortir et…

— Je comprends ! Je ne vous retarderai pas plus longtemps. Je me retire.

— Mais…

— Quoi ?… Ah ! oui, la consultation ?… Eh bien, mais, je la donnerai… quand vous aurez agréé ma demande.

— Mais je suis prête à vous payer vos soins, je vous l’ai déjà offert.

— Je n’accepterai de vous d’autre paiement que celui que je viens de solliciter.

— Docteur !… Vous n’allez pas ainsi abandonner ma petite sœur ! C’est un chantage indigne d’un médecin !

— J’en demande pardon à tous mes confrères !

Le docteur, au moment d’ouvrir la porte, se retourna et d’un ton menaçant, il fit cette terrible prophétie :

— D’ailleurs, vous céderez bientôt, car, dans deux jours, une nouvelle crise se produira, et je suis le seul à pouvoir l’enrayer ! … Au revoir !

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Ce brusque départ et l’effrayante menace dont il s’accompagnait, laissait Jeannette complètement démoralisée.

Par contre, Blanche n’en paraissait pas émue :

— Tu vois, ce que je te disais ?… Es-tu fixée maintenant sur les yeux qui regardent comme ça ?… Mais console-toi, va ! son départ me soulage.

— Mais, ma pauvre chérie, c’est le seul médecin qui ait réussi à diminuer ton mal !… Ah ! je me demande si mon devoir n’était pas d’accepter pour assurer ta guérison ! Tu as entendu son horrible prédiction : Dans deux jours !… La fois que nous l’avons congédié, il a prononcé les mêmes mots, et le surlendemain, il a fallu le rappeler pour t’empêcher de mourir !

L’enfant ferma les yeux un instant, semblant implorer la pitié du ciel ; quand elle les rouvrit, elle prononça, comme sous l’influence d’une inspiration divine, ces paroles étranges chez une gamine de son âge :

Le grand médecin qui peut me guérir, c’est Dieu ! Et il ne se servira pas de ce vilain monsieur pour accomplir un miracle !

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L’arrivée de Madame Papin et de son digne rejeton apporta une diversion opportune :

— On peut entrer ? s’enquit la bonne femme, le croque-mort est parti ?

— Mais qu’est-ce que vous avez, mamzelle Jeannette ? s’inquiétait Charlot, voilà que vous pleurez !

— Tâchez donc de la consoler, mon bon Charlot, fit Blanche : ma sœur pleure parce que le docteur est parti pour ne plus revenir.

— Comment ça ?

— Il a demandé Jeannette en mariage.

— Et elle a refusé ?… Ah ! ben, ça, ça me fait plaisir pas pour rire !

— Pourquoi ?

— Mais parce que… parce que… vous méritez bien mieux que lui, mamzelle Jeannette !

— Certain ! approuva Madame Papin, vous pouvez trouver mieux que c’t’affaire-là ! … C’est pas un ornement pour égayer une maison !… Ah ! c’qu’y vous faudrait, ça serait un beau gars, fort, bien portant, avec un bon cœur, un bon sourire…

— Comme Charlot, compléta Blanche.

— Bien oui, comme moi, approuva le gros garçon, vivement. Enfin, c’est toujours pas moi qui l’ai dit. Mais, c’est vrai, je pense que je ferais saprement mieux votre affaire !… Je suis pas savant comme lui, mais moi, au moins, je vous dirais… Je vous dirais, mais en tout cas, ça viendrait du cœur !… Ça serait pas des menaces, pis des : « Si vous faites ci, je ferai ça ! » Non, ça serait la promesse de me dévouer pour vous, si vous acceptiez, pis, si vous refusiez, de me dévouer encore et toujours, parce que… parce que je vous aime, bon, et pis… et pis, je vous aime ! Ouf !… ça y est ! Je l’ai dit !… Je suis bien content ! Et, sous le heurt des sentiments violents qui bouillonnaient dans son cœur, le brave garçon se mit à pleurer. Sa maman, que l’émotion commençait à gagner, le secoua :

— Si t’es content, arrête de brailler !… C’est ben tout le portrait de feu son père ! … Quand y avait de la peine, y prenait un coup pour oublier, pis après ça, y faisait rien que rire ! Quand il était content, y prenait un coup pour célébrer, pis y braillait comme un veau !