L’empoisonneur/Un solitaire

Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 28-31).

VII

UN SOLITAIRE


À l’époque où commence notre récit, c’est-à-dire en avril 1919, dans une riche résidence du boulevard Sainte-Catherine, à Montréal, un jeune ménage jouissait d’une existence bien différente de celle qu’endurait, rue Demontigny, la famille Lespérance.

En effet, Paul Gravel et sa femme passaient pour des heureux de la terre : aisance, jeunesse, santé, tels étaient les atouts dont disposait le jeune couple dans le jeu de la vie.

Paul, à trente-cinq ans, était un très bel homme, grand et élégant, à la chevelure noire et abondante, au profil énergique, rehaussé par une petite moustache « à l’américaine », qui lui donnait un cachet de distinction, sans lui rien ôter de son apparence ferme et décidée.

Il filait effectivement le parfait bonheur avec Lise, jolie blonde de dix-huit ans, qu’il venait d’épouser et qu’il aimait éperdument.

Hélas ! son bonheur fut de courte durée ; des lettres anonymes d’abord, puis des circonstances étranges, vinrent bientôt troubler sa quiétude. Il y avait à peine deux mois qu’il était marié, lorsqu’il obtint la preuve indiscutable qu’on lui avait joué une infâme comédie ; celle à qui il avait apporté un nom honorable, un cœur aimant et sincère, une situation aisée et enviable, celle qui lui avait fait croire à son amour, ne l’avait épousé que pour échapper à la honte.

Dès l’instant où il fut certain de son malheur, il résolut de ne plus revoir la misérable qui l’avait si bien berné ; peut-être avait-il peur d’être lâche devant sa beauté, de pardonner, d’accepter la chaîne d’infamie, de continuer la vie commune et d’être obligé d’élever l’enfant qu’il ne pouvait aimer.

Il alla trouver son associé et lui tint ce langage :

— Mon cher ami, il m’arrive un grand malheur qui me condamne à un exil immédiat ; nos affaires sont en parfaite prospérité et je vous sais capable de les maintenir dans cette voie sans mon concours. Mon départ ne pourra donc vous nuire en aucune sorte. Pouvez-vous me racheter, en me remboursant les avances que j’ai faites, ma part dans notre entreprise ?

L’autre, un très brave homme, plus âgé que lui, mais qui lui était très attaché, se contenta de répondre :

— Je suis très surpris et très peiné de votre décision, mais je sais que vous ne faites jamais rien à la légère ; je comprends par conséquent qu’il s’agit d’un malheur réel, sur lequel je ne me reconnais pas le droit de vous questionner. Mais notre affaire étant excellente, votre proposition est pour moi trop avantageuse, financièrement parlant, pour que je puisse l’accepter sans vous conseiller de réfléchir encore.

— C’est tout réfléchi. Je dois partir.

— En ce cas, malgré tout le regret que j’éprouve de vous perdre, je dois accepter de racheter votre part, mais pas au prix que vous me demandez. Notre maison ayant triplé de valeur depuis sa fondation, c’est trois fois la somme que vous avez engagée dans l’affaire que je dois vous remettre. Voici mon chèque et bonne chance.

Après les formalités exigées par la loi. Paul avait donc quitté l’excellent homme, touché de son honnêteté, et un peu moins aigri contre la société, mais toujours résolu à disparaître.

Il rassembla sa fortune et en fit un placement global dans une banque de toute sécurité, conservant avec lui quelques centaines de piastres. Il fit parvenir, sans un mot d’explication, un chèque de mille dollars à sa femme et disparut sans laisser d’adresse.

Il éprouvait un besoin de solitude, un dégoût du monde qui le poussait à rechercher un exil complet, mais il gardait en lui ses goûts d’activité et le seul genre d’existence qui pouvait le tenter était celle de prospecteur.

Ayant fait de bonnes études de chimie, de géologie et de minéralogie, étant doué d’une santé de fer et de muscles robustes, ayant des talents éprouvés de chasseur et de pêcheur, il était parfaitement armé pour l’état rude, et solitaire du chercheur d’or.

On venait de trouver des filons de minerai dans la région d’Amos, au cœur de l’Abitibi, et c’est là que Paul Gravel se dirigea d’abord. Son intention n’était pas de s’acheter un claim pour l’exploiter, ni de travailler pour le compte d’une compagnie ; il voulait découvrir de l’or.

Bien équipé, il s’enfonça dans les bois, cherchant les territoires inexplorés et les plus déserts, étudiant les terrains, scrutant le quartz, premier indice fort souvent du voisinage de l’or. Avec l’hiver, la neige vint interrompre ses recherches restées infructueuses ; il avait bien trouvé des traces de minerai de fer, mais aucun filon d’importance.

Il avait passé l’été dans une solitude complète, transportant sa tente avec lui, se nourrissant des produits de la chasse et de la pêche ; quand cela était nécessaire, il descendait à la ville renouveler sa provision de cartouches, de café, de sel, de farine, puis, sur son canot d’écorce, il remontait le cours de la rivière jusqu’à son camp.

L’hiver venu, il se joignit à Cochrane à un groupe de trappeurs partant pour la baie d’Hudson, car, bien que sa fortune lui permît de se terrer dans quelque bourgade, il ne voulait pas se laisser aller à l’inaction.

Telle fut sa vie pendant cinq années.

Inlassablement, sitôt les neiges fondues, il reprenait ses recherches dans l’Abitibi où son instinct lui disait qu’elles seraient un jour couronnées de succès.

En 1923, au nord de Makamik, il avait trouvé un assez bon filon de cuivre et l’avait immédiatement vendu vingt milles piastres à une grande compagnie minière ; sur cette somme, il reçut cinq mille piastres comptant, le reste devant lui être versé si, après sondages, la compagnie décidait d’exploiter sa découverte.

En 1924, il se trouvait dans les bois, au Nord-Est de Cochrane, dans un secteur absolument désert, quoique proche de la ligne du chemin de fer Canadien National.

Aussi, quelle ne fut pas sa stupéfaction, au cours d’une partie de chasse, de rencontrer un homme évanoui, un homme de sa taille et lui ressemblant étrangement, quoique ses cheveux fussent d’un blond terreux et sa lèvre rase.

Il lui porta secours et lui vit bientôt ouvrir les yeux, des yeux étranges, exagérément fendus, dans lesquels se lisait une frayeur de bête traquée. Malgré son malheur, dont il ne s’était jamais remis, malgré la vie sauvage qu’il avait menée depuis, Paul Gravel avait toujours conservé un cœur bon et secourable. Aussi s’empressa-t-il de rassurer le malheureux :

— Calmez-vous, mon ami, et ne craignez rien ; aucun danger ne vous menace. Je suis armé et d’ailleurs, en plein jour, la rencontre d’un ours ou d’un loup n’est pas redoutable et vous devez savoir comme moi que ces animaux sont rares dans cette région en cette saison de l’année !

— Qui êtes-vous ? demanda l’homme anxieux.

— Un prospecteur. Mon camp est tout près d’ici. Et vous ?

— Moi ?

L’homme semblait déconcerté par cette question, cependant toute naturelle ; Paul s’en aperçut et reprit aussitôt :

— Peu importe d’ailleurs ; le plus pressé est de vous réconforter et de panser votre main blessée. Rassemblez vos forces et suivez-moi jusqu’à mon camp.

Une heure après, Paul repartait en chasse, le nouveau venu et lui ayant dévoré de bon appétit l’unique lièvre tué le matin, accompagné de quelques galettes de sarrasin et arrosé d’une eau pure et fraîche. Il laissait au camp son compagnon, plongé dans un profond sommeil.

Quand ce dernier s’éveilla, au bout de plusieurs heures, il chercha à rassembler ses souvenirs. Avec une rapidité de cauchemar, il revécut cette nuit mouvementée, où, pris à tricher, il avait eu la main traversée d’un poignard, puis était tombé sous les coups de ses victimes ; il revoyait les flammes l’environnant dans le tripot incendié, Hector le sauvant d’une mort certaine.

Après son second évanouissement, il s’était retrouvé dans un bon lit que la perspective de la prison l’avait obligé à fuir ; enfin, il frissonnait au souvenir du terrible voyage qu’il avait fait, dissimulé sous un wagon de marchandises.

Le train avait roulé sans arrêt pendant des heures et des heures, dans la nuit ; le jour était venu comme on quittait Cochrane pour s’engager sur la ligne de Québec, et le train roulait toujours.

Enfin, il ralentit pour prendre un wagon à la station de Carter’s. Il faisait grand jour. Sitôt le train arrêté, Joseph, les membres endoloris et presque gelés, sortit de sa cachette et se laissa glisser à terre. Il allait se faufiler entre les roues quand le convoi se remit en marche. Joseph se jeta à plat ventre, concentrant toute sa volonté à rester immobile tandis qu’au-dessus de lui, dans une cacophonie diabolique, passaient les wagons du monstre de fer.

Le bruit diminua, s’éloigna… Péniblement, peureusement, Joseph se dressa sur ses coudes ; il n’était pas au bout de ses émotions. Il avait été vu, le convoi stoppait et l’équipe, composée de cinq hommes, en descendait dans l’intention de lui porter secours, mais lui, ne se sentant pas la conscience tranquille, bondit sur le côté de la voie et s’enfonça dans les bois.

Bientôt, son étrange conduite le faisant passer pour un voleur de trains, il eut à sa poursuite cinq gaillards déterminés, dont il entendait derrière lui les appels.

Rassemblant les forces qui lui restaient, il courut droit devant lui et c’est ce qui le sauva ; les hommes, obligés de fouiller les taillis pour voir s’il ne s’y cachait pas, ne pouvaient aller aussi vite que lui, qui fuyait éperdument, sans réfléchir ; ils durent renoncer à la poursuite et Joseph, n’entendant plus leurs appels, sentit ses nerfs se détendre et s’évanouit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant, il était à l’abri, dans une tente, couché sur un lit de feuilles sèches ; son estomac ne criait plus famine, et sa main, soigneusement pansée, ne le faisait plus souffrir.

Que devait-il faire ?

Rechercher la voie ferrée et attendre le train du lendemain ? Mais sa présence dans les parages devait être signalée.

D’un autre côté, en admettant que son hôte consentît à le garder comme compagnon, ce ne serait pas sans exiger quelques éclaircissements sur sa personnalité et ses antécédents.

Il en était là de ses réflexions quand un bruit de pas lui parvint ; il se blottit sous sa couverture, se dissimulant le plus possible et feignant de dormir, mais cependant à l’aguet. En effet, bien qu’il fût vraisemblable que son compagnon soit de retour, il n’était pas impossible que l’on soit encore à sa recherche.

Mais, reconnaissant son hôte, il fit semblant de s’éveiller, regardant autour de lui de l’air le plus surpris du monde.

— Et puis, comment va ? demanda l’homme.

— Beaucoup mieux ! Beaucoup mieux ! Merci !

À présent que ses nerfs étaient calmés, il fut frappé d’une ressemblance extraordinaire entre cet homme et lui-même. En effet, Paul Gravel, à quarante ans, était exactement ce qu’avait été Joseph Lespérance à trente ans, avant qu’il eût connu la Françoise et sombré dans l’ivrognerie. Sans doute, il y avait chez Paul plus de distinction ; les extrémités étaient plus fines, les chevilles et les poignets plus déliés, le profil plus pur ; enfin, sa petite moustache taillée ne durcissait pas sa physionomie comme la « gauloise » que Joseph avait coutume de porter, avant sa transformation.

En somme, après des années d’absence ; avec quelques précautions, l’un eût pu facilement se faire passer pour l’autre.

Dès le premier abord, Paul avait été lui-même frappé de cette analogie, mais pour lui, elle était beaucoup moins sensible, car, on le sait, grâce aux procédés enseignés par Lorenzo, sa chevelure brune était devenue d’un blond terreux, ainsi que ses sourcils, sa lèvre était rase et son regard même était changé, grâce à une petite opération inventée, il y a une quinzaine d’années, par le terrible bandit parisien Bonneau.

En se mettant debout, Joseph constata aussi que, quoiqu’un peu voûté, il se trouvait être de la même taille que son hôte.

Celui-ci reprenait la parole :

— Si vous vous sentez bien d’aplomb, vous allez m’aider à préparer le souper !… Quand comptez-vous repartir ?

— Repartir…

— Si vous voulez prendre le train dans la direction de Cochrane, il y en a un demain ; pour Québec, vous devrez attendre après-demain.

— Si je ne vous nuis pas trop, je préfère attendre après-demain.

— Oh ! vous partirez quand vous voudrez !… À une condition toutefois !

— « Laquelle ? » demanda peureusement Joseph, qui sentait venir l’interrogatoire redouté.

La réponse surprenante vint aussitôt le rassurer :

« À la condition que vous ne chercherez jamais à savoir qui je suis. J’ai choisi ce genre de vie pour fuir le monde, pour l’oublier ! Je suis Paul, prospecteur. Un point, c’est tout !

— Et moi, je suis Joseph… »

Il s’arrêta net, ne sachant quel état se donner. L’homme avait dit :

« Je suis Paul, prospecteur ! »

Pouvait-il répondre :

« Je suis Joseph, ouvrier ! » ?

Ouvrier ? il ne l’était plus et d’ailleurs ce titre ne pouvait justifier sa présence dans la forêt. Il ne pouvait dire non plus :

« Je suis Joseph, voleur ! »

Pourtant, il sentait que l’homme attendait. Il fallait dire quelque chose. Presque malgré sa volonté, ces paroles sortirent de ses lèvres :

« Je suis Joseph,… fugitif ! »

L’homme eut un haut-le-corps. Certes, il n’était pas curieux, mais pour un futur compagnon, la recommandation n’était pas des meilleures. Aussi prit-il la liberté d’interroger :

« Fugitif ?… Pourquoi ?… Vol ?

— Non !

— Pour… meurtre ?

— Oh ! ça non ! mille fois non !

— Alors, quoi ?

— Une rixe… une histoire de femme ! »

Il avait dit cela sans trop savoir pourquoi, à bout d’argument ; cependant, il comprit de suite qu’il avait touché un point sensible, car les traits de Paul se contractèrent, une tristesse profonde voila son regard et c’est presqu’avec sympathie pour le nouveau venu qu’il murmura :

« Ah ! les femmes !… les femmes !… » Et, furtivement, il essuya une larme.