L’empoisonneur/Un rêve
VII
UN RÊVE
Après avoir relu ces notes, hâtivement jetées sur le papier, je me suis endormi et j’ai fait un rêve étrange et charmant que je veux conter ici, car il se rattache étroitement aux événements relatés dans ce récit.
Dans mon rêve, je me suis vu tout à coup transporté en l’année 1940, le premier janvier ; installé devant mon « radio-photo », j’échangeais avec mes amis sourires et bons souhaits. L’un d’eux, paraissant trente-cinq ans environ et répondant au nom d’Hector Labelle, exploitait une riche plantation de café, au Brésil. Je décidais d’accepter son invitation à dîner et je donnais l’ordre d’apprêter mon yacht aérien, tandis que je téléphonais à un autre ami commun, manager du « Little Palace », théâtre de quinze mille sièges, à New-York, pour lui offrir de le prendre en passant, ainsi que sa famille.
Une heure plus tard, je survolais l’Hudson ; en apercevant la terrasse du « Little Palace », je signalais mon arrivée par radio ; presqu’aussitôt, un hélicoptère s’éleva, perpendiculairement au sol, coupant la route suivie par mon avion ; j’étendis ma passerelle extensible pour cueillir l’hélicoptère au passage et j’avais bientôt la joie de recevoir dans mon salon, mon ami Charlot, sa charmante moitié, Arabella Papin et trois superbes garçons âgées respectivement de huit, dix et douze ans ; après les premières effusions, je rendis libre l’hélicoptère, qu’un dispositif ingénieux d’aimantation ramenait à son garage sans le concours d’un pilote.
Charlot, qui passait à peine la trentaine, était un gros homme affable et jovial, doué d’une verve intarissable, et la matinée me semble courte à écouter ses facéties de joyeux vivant, en admirant les magnifiques panoramas des deux Amériques.
À midi moins le quart, nous survolions La Platta et j’eus bientôt localisé l’hacienda de nos amis Labelle qui d’ailleurs, se rendirent sur leur terrace en recevant notre signal d’arrivée. Près d’Hector, une jeune et belle femme souriait aimablement ; son visage rayonnait de bonheur et nous aurions difficilement reconnu en elle la pauvre petite héroïne de ce roman, si ce n’avait été grâce au regard céleste, qu’elle avait toujours conservé, au milieu des peines et des joies de son existence si inégale.
Comme nous achevions de saluer nos amis, un jouet bizarre, construit un peu comme une immense sauterelle, s’approcha, bondissant par-dessus les dépendances de l’hacienda et vint s’arrêter devant nous. Sur le corps de ce gigantesque criquet métallique, était juché un garçonnet de dix ans, aux yeux noirs, à la mine alerte et décidée. Presqu’aussitôt, une jolie poupée sortit d’une salle d’étude souterraine ; en nous apercevant, elle poussa une exclamation joyeuse, et déploya son parasol à hélice, qui la hissa rapidement à nos côtés. Je ne pus m’empêcher d’être ému en voyant de près son charmant visage d’ange, encadré de cheveux blonds et frisés, éclairé par deux yeux d’un bleu limpide ; c’était l’image frappante de la petite Jeannette Lespérance, mais empreinte d’une expression toute de joie et de santé.
Tout ce monde me semblait si heureux que j’osais m’informer de l’absente, de la petite Blanche. Les beaux yeux de Madame Labelle se voilèrent, tandis qu’elle répondait à ma question :
— La petite Blanche, comme vous dites, est maintenant une grande et belle fille de vingt ans ; ses maux ont complètement disparus, tandis qu’une vocation irrésistible faisait d’elle une épouse de Jésus. Elle est en Chine et vient de me « rendre visite » par radio ; son regard était empreint de mélancolie et sa voix bien triste, car elle a ce matin fermé les yeux de son abbesse une douce et sainte femme, Sœur Sainte-Marie d’Alma.