L’empoisonneur/Maternité

Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 11-12).

III

MATERNITÉ


La Françoise eut un bébé, une petite fille gracieuse, mais si délicate qu’il parût qu’elle ne vivrait pas longtemps. Au lieu d’être jalouse de la nouvelle venue, Jeannette, prise de pitié pour la chétive enfant, lui voua une affection presque maternelle. Françoise en fut émue, car elle adorait le pauvre petit être, venu au monde infirme. Toutes deux l’entourèrent de soins si tendres qu’elles purent lui conserver la vie, mais il n’en était pas moins certain que le bébé resterait partiellement paralysé, pendant de longues années à coup sûr, probablement toujours.

Cet enfant fut un lien nouveau entre la femme et la jeune fille, car Jeannette avait alors quatorze ans, et, peu à peu, les bons sentiments reprirent le dessus dans l’âme primitive de la Françoise, âme rustre que la maternité venait d’embellir.

Jeannette, par sa douceur et ses exemples, sut ramener à la Foi cette brebis égarée et parvint même à lui faire abandonner sa funeste passion : l’ivrognerie.

Par contre, Joseph vit dans l’infirmité du nouveau-né le châtiment de ses vices ; ce remords vivant lui devint intolérable ; il éprouva pour son enfant une aversion honteuse et commença à délaisser son foyer, sortant fréquemment, rentrant tard et buvant plus que jamais.

Malgré cela, la vie s’améliorait pour Jeannette. Deux années paisibles, presqu’heureuses, s’écoulèrent et il lui semblait que le ciel avait enfin écouté ses prières.

Hélas ! de nombreuses épreuves l’attendaient encore avant qu’elle pût atteindre au bonheur !

D’abord, Madame Labelle, la bonne voisine, pour qui Jeannette avait tant d’affection, mourut subitement. La jeune fille éprouva un chagrin d’autant plus grand qu’elle le touchait dans la personne d’Hector, son ami d’enfance, qui ayant perdu son père alors qu’il était très jeune avait consacré sa vie à aimer et choyer sa bonne maman. Dans sa douleur, ce lui fut cependant un réconfort très doux d’avoir la sympathie sincère de sa petite amie. En le consolant de son mieux, Jeannette songeait à ce jour où Hector avait versé des larmes de compassion en la voyant si malheureuse.

Peu après la mort de Madame Labelle, Hector vint voir la jeune fille pour lui annoncer sa résolution de partir ; ce fut une grande déception pour elle d’apprendre qu’elle allait perdre son meilleur ami ; lui-même était extrêmement ému, et ce n’est qu’après avoir vaincu avec peine ses hésitations, qu’il se décida à lui dire :

— Jeannette, il peut sembler étrange de songer au mariage après un deuil si récent, mais je suis à la veille d’entreprendre un long voyage et je veux que vous connaissiez le but de ce départ.

La jeune fille, surprise qu’il eût tout à coup renoncé à leur longue habitude de se tutoyer, écoutait ses paroles avec une grande émotion. Gêné par son silence, il hésita un peu, puis reprit :

— J’ai dix-neuf ans, Jeannette ; vous en avez seize. Vous n’avez pas été heureuse jusqu’à présent. Aussi, je voudrais être certain que dans quelques années vous trouviez un mari honnête et bon, ayant non pas une fortune, mais suffisamment d’argent pour vous assurer un foyer confortable et paisible. Si vous ne me croyez pas indigne d’être celui-là, je vous jure de consacrer ma vie à faire votre bonheur. Suivant votre réponse, je partirai désemparé ou le cœur plein des plus douces espérances. Si vous me repoussez, je ne reviendrai jamais dans cette ville ; je cacherai ma peine bien loin de vos regards. Mais si je pars avec votre parole, je travaillerai avec confiance et courage et, patiemment, je ramasserai le plus d’argent possible pour venir réaliser mon rêve. Ne cédez pas à un mouvement de pitié. Ne consultez que votre cœur et ne me donnez votre promesse que si vous êtes certaine de ne pas le regretter plus tard.

Maintenant, il avait cessé de parler ; anxieusement, il attendait l’arrêt de son destin.

Jeannette avait peine à contenir les battements précipités de son cœur. Ces premières paroles de tendresse qu’elle écoutait, comme elle les sentait sincères dans leur modération ; comme elle réalisait aussi qu’elles lui venaient du seul homme de qui elle eût accepté de les entendre !

Elle mit sa main dans celle que lui tendait Hector et, le regardant bien en face, elle déclara :

— Partez sans crainte. Je vous attendrai. Vous avez ma parole !

— Ah ! merci, Jeannette, s’écria le jeune homme. Avec votre promesse, je me sens le courage de conquérir le monde.

Braves enfants ! Dans leur candeur, ils avaient accompli ce prodige de se révéler l’un à l’autre leurs doux sentiments, sans même échanger une phrase d’amour !

La séparation fut cruelle pour tous deux, mais ils puisèrent le courage de la supporter dans leur confiance réciproque. Aussi, bien qu’elle fût privée de ne plus voir chaque jour son ami loyal, Jeannette trouva dans le souvenir de l’absent un doux réconfort.

Elle aussi, se mit au travail avec courage ; elle fit, à ses moments perdus, des ouvrages de broderie, y acquérant une si grande habileté qu’elle se créa bientôt une clientèle régulière. Alors, ayant calculé qu’elle pouvait gagner en brodant beaucoup plus d’argent que dans son ancien emploi, elle quitta la manufacture, bien qu’il lui en coûtât de se séparer des gentilles camarades qui avaient grandi auprès d’elle.

Plus que jamais, ses gains furent les bienvenus dans l’humble foyer, car Joseph, dont l’ivrognerie s’aggravait, écornait de plus en plus ses payes avant d’arriver à la maison. Son vice fut cause qu’il travaillât moins bien et moins vite, qu’il fût obligé d’accepter des diminutions de salaire. Il cria à l’injustice, s’aigrit, se mit à haïr la société, comme si elle était coupable de ses propres fautes. Il devint sombre et taciturne ; il n’entrait au logis que fort tard, souvent en état d’ivresse et il se couchait sans proférer une parole.

Françoise, toute à son bonheur de mère, prenait son parti de cet état de choses avec résignation. Mais un soir, Joseph ne rentra pas. Et le lendemain, deux hommes se présentèrent, munis d’un mandat d’arrêt contre lui ; ils fouillèrent la maison et repartirent sans avoir rien trouvé qui pût les éclairer.

Jamais on ne revit Joseph Lespérance.