L’empoisonneur/Le monde est petit
XI
LE MONDE EST PETIT
Tous les gens qui mènent une vie nomade ; représentants de commerce, promoteurs, artistes, propagandistes, ont eu l’occasion de constater la fréquence et l’étrangeté de certaines rencontres.
Le populaire, a trouvé, pour extérioriser cette observation, une expression caractéristique :
« LE MONDE EST PETIT ! »
Oui, le monde est petit !… Et ce chapitre le prouve.
En avril 1926, la délicieuse ville de Providence eut, pendant trois jours, la visite du cirque Baldwin, événement tout naturel puisque cette entreprise de renommée mondiale fréquente tous les grands centres.
Il est également assez naturel que Bebe Smith, le manager d’un des principaux théâtres de la ville, ait demandé à son agence de lui envoyer, pour lutter contre cette concurrence, une de ses meilleures attractions.
Et rien de plus naturel non plus que cette mission fut confiée à Lise de Beauval, la célèbre diva dont les succès ne se comptaient plus.
De sorte qu’en accompagnant sa maîtresse à Providence, Jeannette vit, en sortant de la gare, une immense affiche, sur laquelle une gracieuse écuyère, en corsage de satin blanc et tutu pailleté, chevauchait, sans se départir du sourire adéquat à la fonction, un cheval perpendiculairement cabré.
Avant même de lire le nom de Miss Arabella, Jeannette avait reconnu, ou plutôt deviné sa rivale, celle qui, — elle n’en doutait pas — était la cause de son abandon.
Elle eut la sensation qu’une aiguille était prisonnière dans son cœur, cherchant une issue, blessant le muscle sensible en mille endroits et, tout de suite, une curiosité ardente lui vint de savoir.
Savoir !… Oh ! oui ! Savoir s’il aimait cette femme, lui qui l’avait délaissée, trahie ! … Savoir s’il était heureux et si parfois, malgré tout, il n’avait pas une pensée — de regret peut-être — pour la petite amie d’enfance, fidèle et douce, que son oubli faisait souffrir !…
Elle se ressaisit aussitôt et prit en elle-même la résolution de chasser ce souvenir de son esprit et surtout — oh ! oui ! surtout ! — d’éviter une rencontre qui ne saurait être que pénible pour les deux.
Et cependant, le même soir, tandis que sa maîtresse recevait des applaudissements habituels d’un public admirateur et enthousiaste, la petite soubrette, poussée par une force obscure, irrésistible, se trouva, sans savoir comment, sur le terrain du cirque, dissimulée dans un coin sombre, épiant celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer.
La foule achevait d’entrer dans la grande tente et le jeune caissier comptait sa recette. Malgré son teint hâlé, ses traits plus mâles, ses épaules plus larges, c’était bien lui, lui, son fiancé, son « promis » qu’une autre lui avait ravi, sans doute, mais qui n’avait pu l’oublier complètement. Avec une joie un peu égoïste, elle crut lui trouver une expression de mélancolie qu’elle ne lui connaissait pas autrefois. Alors, il la regrettait peut-être ?… Ce doute la torturait ; ces alternatives d’espérance et de découragement l’exaspéraient ; elle voulut savoir et s’avança résolument vers lui.
Mais au même instant, une jeune fille sortit de la tente et vint auprès du jeune homme ; Jeannette hésita une seconde, se demandant si elle n’allait pas la défier et, malgré sa présence, exiger d’Hector les explications auxquelles elle avait droit ; mais elle la trouva si belle, — plus belle encore que sur son portrait, que sur les affiches, plus belle enfin qu’elle ne se l’était jamais imaginée — qu’elle tourna les talons et s’enfuit, le cœur brisé.
Et cependant… !
Tout le personnel du cirque considérait Miss Arabella et son bel Hector comme fiancés. On avait d’abord remarqué que la jeune fille recherchait sa présence et que, si elle semblait maussade et mélancolique loin de lui, son regard s’adoucissait et son visage s’éclairait d’un sourire dès qu’elle l’apercevait. Et puis le bonhomme Baldwin ne donnait-il pas à chaque instant de formidables tapes sur l’épaule de son caissier, signe évident d’affection, et la grosse Madame ne le couvait-elle pas d’un œil quasi maternel ?
Enfin, Hector semblait faire déjà partie de la famille et quand il marchait en compagnie de la jeune héritière, de malins clignements d’yeux s’échangeaient sur leur passage, agrémentés de plaisanteries faites à mi-voix et dont les plus inoffensives étaient :
« À quand la noce ? »
« Lâchez-vous ou ben donc mariez-vous ! »
Pourtant, bien qu’une grande amitié se fut établie entre Miss Arabella et Hector, ce dernier ne lui avait pas caché qu’il était fiancé et que, tant qu’il n’aurait pas la certitude d’avoir été oublié, il resterait fidèle à son engagement.
Voilà ce qu’aurait pu apprendre Jeannette si la beauté de sa supposée rivale ne l’avait trop vite découragée et poussée à renoncer à la lutte.
Au lieu d’avoir cette joie, la malheureuse jeune fille erra dans les rues, désemparée, l’âme en deuil, recherchant la solitude, jusqu’à l’heure où elle devait se remettre à la disposition de sa maîtresse. Dans sa promenade mélancolique, elle marchait le regard fixe, perdu dans un rêve lointain, elle ignorait les passants attardés qui la dévisageaient, ne remarquait même pas le manège de quelques noctambules en quête d’aventure, la frôlant au passage ou la suivant de façon indiscrète.
Quand Lise de Beauval pénétra dans sa loge, encore toute frémissante de son art et de l’enthousiasme de l’auditoire, après son « tour de chant », elle y trouva sa servante affaissée dans un fauteuil, paupières rougies, lèvres exsangues, une expression de profonde douleur empreinte sur ses traits tirés. Elle s’inquiéta de son chagrin et sa tendre sollicitude provoqua une détente chez ce pauvre petit être qu’on avait toujours plus rudoyé que choyé.
Blottie dans les bras qu’on lui tendait d’un geste de grande sœur protectrice, Jeannette se reprit à sangloter en balbutiant douloureusement, comme un enfant blessé :
— Oh ! Madame !… Madame !…
Puis, encouragée par les questions délicates et affectueuses de sa maîtresse, elle lui confessa tout son désappointement. Lise de Beauval eut bien voulu trouver des phrases de consolation, mais elle ne put que pleurer avec elle, en murmurant :
— Ah ! les hommes !… les hommes !…
Exactement l’inverse de ce qu’avait murmuré l’année précédente, dans les bois de Cochrane, son mari fugitif, le solitaire Paul Gravel.
Car si la jeune femme plaignait sincèrement la petite soubrette, elle pleurait aussi sur son propre malheur, sur sa vie brisée par deux hommes, un lâche assaillant d’abord, un mari trop sévère ensuite.
L’engagement de Lise de Beauval à Providence touchait à sa fin ; en effet, le Théâtre Métropolitan l’attendait à Boston le lendemain même du jour où se produisit une rencontre non moins étrange et assez énigmatique pour les deux jeunes femmes.
Quand, après la soirée, elles pénétrèrent dans le hall du « Biltmore Hôtel », où se trouvait leur appartement, un homme de belle apparence, vêtu à la dernière mode, venait de signer sur le registre et s’apprêtait à suivre le « groom ». Jeannette reçut un choc au cœur en l’apercevant ; elle s’excusa auprès de sa maîtresse et d’un élan instinctif, s’avança vers l’étranger, s’écriant sans penser à ce qu’elle disait :
— Comment ?… Vous ici ?… C’est ainsi que je vous retrouve ?
L’inconnu regarda un peu surpris cette jolie fille, puis une lueur d’émotion brilla dans son regard et il sembla à Jeannette qu’il était prêt à lui ouvrir les bras quand il interrogea :
— Est-ce que par hasard vous seriez… ?
Il n’acheva pas !… Lise de Beauval s’était approchée à son tour, en proie à une vive excitation et disait ardemment :
— Enfin, Paul, je vous retrouve !
Alors, l’homme reprit son expression hautaine et indifférente et dit avec une politesse un peu sèche :
— Mademoiselle, je ne crois pas avoir jamais eu l’honneur de vous être présenté ! … Quant à vous, Madame, vous comprendrez que je désire ne pas vous reconnaître !
Et, laissant là les deux femmes médusées, il rejoignit le « groom » qui l’attendait dans l’ascenseur. Le premier moment de stupeur passé, Lise et Jeannette allèrent se pencher sur le registre où une main ferme venait de tracer ces mots :
« PAUL GRAVEL, MONTRÉAL. »
— J’aurais pourtant juré que c’était mon père, murmura Jeannette.
— Non, c’est… c’était mon mari ! répondit Lise de Beauval, en refoulant ses larmes.