L’empoisonneur/Funérailles

Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 3-7).

Jean Nel
L’EMPOISONNEUR
Illustrations d’Albert Fournier



Première Partie
LA JEUNESSE DE JEANNETTE

I

FUNÉRAILLES


Par un de ces matins maussades, comme on en voit souvent encore au mois d’avril, sous une pluie fine et serrée, le convoi faisait son entrée au Cimetière de la Côte des Neiges.

Pauvres funérailles ! Funérailles de pauvre !

Le corbillard s’arrêta devant la chapelle, où des hommes transportèrent le cercueil, avec les gestes indifférents, inattentifs, de gens qui font machinalement leur besogne journalière.

Des deux voitures modestes, les parents et amis de la morte descendaient, frissonnant au contact de cette pluie tenace et persistante, rendus plus frileux sans doute par les nuits de veille.

De la première voiture, surgit une maigre dame, d’aspect froid et sévère, type parfait de ce qu’en langage familier, on appelle « une vieille fille. » Juliette Lespérance, à 40 ans, ignorait encore les joies matrimoniales, n’ayant jamais eu, à défaut de la beauté, ce charme personnel qui peut éveiller la sympathie, sinon l’amour.

Elle avait cependant une bonne âme, pieuse et charitable, mais les manières rigides et concentrées qu’elle affectait ordinairement et le soin qu’elle apportait à cacher ses moindres émotions, lui donnaient un air égoïste et distant, qui décourageait les meilleures volontés. D’ailleurs, se voyant dédaignée, comme oubliée, par les hommes, elle les méprisait un peu.

Elle était la sœur de Joseph Lespérance, le mari de la défunte.

Celui-ci sortit à son tour. Il offrait avec sa sœur un contraste frappant : c’était un homme d’environ trente-cinq ans, au profil énergique, souligné par une forte moustache brune et des sourcils en broussailles. C’eût été un très bel homme sans l’expression vulgaire, brutale même, qui gâtait sa physionomie, et que venait aggraver une indolence du regard, un abaissement des coins de la bouche, flétrissures dans lesquelles un observateur exercé peut reconnaître les stigmates du vice, les traces imprimées par l’ivrognerie ou les excès de toutes sortes.

Pour le moment, il présentait l’aspect d’un ouvrier gêné dans son costume du dimanche, ennuyé d’une corvée trop longue et se disant intérieurement :

« Que j’ai donc hâte que ce soit fini ! »

Par contre, la petite fille qu’il tira hors de la voiture, d’une manière un peu brusque, était l’image vivante de la douleur, de cette douleur profonde et silencieuse, qui semble être l’anéantissement de soi-même, et à laquelle on se croit incapable de survivre.

Jeannette Lespérance avait douze ans. Ses cheveux blonds et frisés, ses yeux d’un bleu limpide, lui donnaient l’apparence d’un ange, mais elle évoquait aussi la fragilité de ces fleurs chétives et délicates qu’on rencontre parfois au bord d’un sentier aride.

C’est qu’en effet, la pauvrette avait déjà senti la griffe cruelle de la misère ; malgré le dévouement, malgré les prodiges d’économie de sa mère, l’ombre de la faim avait souvent effleuré de son aile sinistre le pauvre logement, situé au fond d’une cour de la rue Demontigny.

Pourtant, Joseph Lespérance était un habile ouvrier.

Oui, mais la Françoise était une adroite commerçante ! Et la Françoise tenait, dans une impasse de la rue Cadieux, un de ces bouges où, pour un prix modique — relativement, — on obtient, à n’importe quelle heure, un verre de mauvais whiskey. Cette femme pouvait avoir quarante ans, et, quoique vieillie avant l’âge par une vie trop irrégulière et mouvementée, elle possédait ce qu’on est convenu d’appeler de beaux restes. Elle avait dû être une fière gaillarde dans son temps, la Françoise, et même encore, au moment présent, malgré son embonpoint excessif et la couperose qui colorait son nez et ses pommettes, elle n’était pas désagréable à regarder. Elle s’était assuré la clientèle de Joseph Lespérance par deux procédés classiques dans n’importe quel commerce ; une « belle façon » et du crédit. À chaque visite, on inscrivait sur un petit carnet des barres représentant le nombre de verres consommés et, le jour de la paye, on additionnait les barres pour établir le montant de la dette. Joseph payait sans rechigner : il aurait préféré négliger le carnet de l’épicier que celui de la Françoise, car il n’aurait pu renoncer à la douce joie d’aller chaque soir chez elle, vider quelques verres et lui faire de grossiers compliments sur ses charmes un peu mûrs ; compliments qu’elle accueillait avec l’indulgence et la bonne humeur qui conviennent dans ce genre de commerce, sans toutefois laisser la conversation s’engager sur un terrain trop glissant, car, malgré son genre de vie, elle n’était pas complètement dévergondée.

La Françoise descendit donc de la seconde voiture, ayant tenu à donner à son fidèle client cette marque de sympathie, peut-être intéressée. D’ailleurs, il y avait de la place, car, avec elle, cette voiture ne transportait que deux personnes : Madame Labelle, voisine de cour de la famille Lespérance, accompagnée de son fils Hector, un beau garçon d’une quinzaine d’années.

Sitôt descendu de voiture, Hector s’approcha de la petite Jeannette, qui lut dans son regard tant de compassion et de sympathie qu’elle en fut un peu réconfortée.

Mademoiselle Juliette Lespérance s’engouffra sous la voûte de la chapelle, avec l’air d’une personne habituée à ce genre de cérémonie, car la digne demoiselle n’en était pas à son premier deuil. Ses compagnons la suivirent.

D’autres cercueils et d’autres groupes attendaient.

Tous sont égaux devant la mort !… Sans doute ! Mais tous ne sont pas égaux devant les funérailles. À côté de l’humble cercueil en sapin, un superbe coffre de cèdre, garni de riches poignées ciselées, était une image frappante de cette inégalité.

Joseph en fit la remarque à sa façon :

— Regardez moi ça ! Un coffre en cèdre ! Avait-y peur de se faire manger des mites ?

Mademoiselle Juliette ne daigna pas répondre à cette boutade d’un goût douteux ; son regard errait, avec un peu de mélancolie, sur de lamentables petites boîtes de carton, de celles dont les cordonniers se servent pour livrer les chaussures, de misérables petites boîtes blanches, que l’humilité du sol devait transpercer avant le soir et qui recélaient des petits corps d’enfants mort-nés, de ces petits anges à qui Dieu a voulu épargner les souillures de notre vie terrestre.

À ce spectacle, évoquant les joies et les douleurs de la maternité, elle sentait remuer en elle l’instinct de procréation que l’atavisme a mis dans toute créature vivante.

Quant à la Françoise, elle essuya une larme au souvenir d’une boîte semblable qu’elle était venue déposer là dans sa vingtième année, du temps où son mari vivait encore, s’enivrait chaque jour et la battait comme plâtre.

Les porteurs prévinrent Joseph qu’il pouvait, s’il le désirait, réclamer, avant la fin de la cérémonie, les poignées et le crucifix. Avec une vulgarité qui blessa plusieurs personnes présentes, il répondit crûment :

— Beau dommage ! ça peut encore servir !

Cette phrase brutale tira Jeannette de sa douloureuse torpeur :

— Oh ! non, papa, s’écria-t-elle. Laisse-lui le crucifix, dis, veux-tu ?

Et ses pauvres yeux, rougis et battus par les veilles et les larmes, se levaient vers lui dans une ardente prière. Il trouva l’idée si ridicule qu’il faillit éclater de rire, malgré la solennité du lieu et du moment.

— Tu es folle ! ne put-il s’empêcher de s’exclamer, qu’est-ce que ça peut ben y faire à c’t’heure qu’elle est morte ?

Morte !… Ce mot mit en relief, dans l’esprit de la pauvre enfant, toute l’horreur de la situation ; elle sentit sa gorge serrée par une angoisse convulsive, tandis que de grosses larmes roulaient sur ses joues.

Alors, sa tante intervint réprimandant Joseph d’un petit ton sec :

— Cette petite a raison. Il faut laisser le crucifix !

Joseph fut décontenancé, car sa sœur l’intimidait un peu, avec ses airs froids et austères ; il céda :

— C’est bon, d’abord ! Laissez-lui le crucifix, mais donnez-moi les poignées.

Puis, avec un coup d’œil malicieux vers sa sœur, il répéta à mi-voix :

— Ça peut encore servir !

Et, content de sa funèbre plaisanterie, il poussa du coude la Françoise, qui daigna approuver d’un sourire complaisant.

Après la prière, le triste défilé reprit, sous la pluie, jusqu’à la fosse, dans laquelle des hommes descendaient déjà d’autres cercueils, et, sous les yeux voilés de larmes de la fillette, se déroula l’horrible scène.

Était-ce seulement la douleur de voir partir cet être cher qui lui étreignait le cœur ? N’était-ce pas aussi le pressentiment de la vie misérable qu’allait être la sienne, maintenant qu’elle n’avait plus son ange gardien ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout à coup, il lui sembla que tout se mettait à tourner devant ses yeux : le ciel gris, la pluie froide et persistante, la terre boueuse et détrempée, ces hommes, faisant machinalement leur sinistre besogne, sa tante, qui essuyait furtivement une larme — événement assez extraordinaire, — son père, d’une indifférence révoltante, les autres…

Elle eut une vision rapide et embrouillée de tout ce qui l’entourait, puis comme dans un rêve, elle eut l’impression que sa mère, calme et belle dans sa pâleur, surgissait de la fosse et lui tendait les bras.

Elle fit un pas en avant, murmurant faiblement, mais avec ferveur :

« Maman ! »

Puis un nuage passa devant ses yeux, tandis que ses jambes se dérobaient sous elle.

Et, avant qu’on eût pu la secourir, elle s’effondra sur la terre molle et visqueuse et son corps inerte glissa, glissa dans la fosse, jusqu’au cercueil où sa mère reposait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand Jeannette reprit connaissance, elle était installée dans la voiture, à côté de Madame Labelle, la bonne voisine, qui la soutenait, tandis qu’un inconnu — un docteur — lui prodiguait ses soins. Sentant l’étreinte de bras doux et maternels, elle conserva une seconde encore l’illusion d’avoir retrouvé celle qu’elle pleurait et répéta avec extase ce doux nom de :

« Maman ! »

Mais elle ouvrit les yeux, reconnut la brave dame ; alors, de violents sanglots la secouèrent, détendant enfin ses nerfs exaspérés par la douleur, la fatigue et l’émotion.

— C’est la fin de la crise, déclara le docteur. Tout danger est écarté. Prenez garde seulement qu’elle n’ait froid.

D’assez mauvaise humeur, Joseph paya le docteur et les voitures reprirent le chemin de la maison mortuaire, où la tante Juliette prépara et servit un léger repas qui fut consommé en silence.

En arrivant, Joseph avait demandé à sa fille si elle voulait aller se coucher, mais celle-ci, craignant la solitude, avait préféré rester près d’eux, dans la cuisine, où, les yeux fixes, l’air absent, elle but une tasse de café sans même s’en rendre compte.

Bientôt, sa tante se leva, embrassa Joseph, émit quelques paroles banales d’encouragement pour Jeanne et prit congé, ainsi que Madame Labelle, et son fils. Avant de partir, le jeune garçon s’approcha de la fillette et chercha vainement une phrase de consolation que l’émotion lui empêchait de trouver. Mais, tandis qu’il lui serrait la main, Jeannette vit des larmes dans ses yeux et elle en fut infiniment touchée. Ces larmes de pitié et de profonde sympathie, elle devait ne jamais les oublier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un court silence succède au départ des voisins.

Dans la cuisine, Jeannette a repris sa morne rêverie. La Françoise, que sa digestion fatigue, résiste avec peine contre le sommeil qu’elle sent l’envahir. Joseph baille, s’étire, se frotte la tête d’une main paresseuse, car il a un peu trop bu pendant la veillée du corps.

Enfin, il émet cette opinion :

— C’est pas mal « dull » !

La Françoise, qui commençait à somnoler, se réveille, ragaillardie par une idée subite et s’exclame :

— Y vous faudrait un petit coup pour vous ramener ! Je paye la traite !

Et, comme c’est une femme de précaution, elle sort un flacon de son sac et le dépose sur la table en ajoutant :

— C’est réduit ! Il est juste bon comme il est là !

Les yeux de Joseph s’éclairent d’une lueur de contentement, mêlée de reconnaissance, et, frappant la table du poing, il s’écrie d’un ton jovial :

— Ah ! ben ça, c’est « blood !… Allons la petite, arrête de jongler et passe-nous de verres !

L’enfant obéit avec répugnance. Le père exige qu’elle se serve aussi, disant que « ça la ramènera », mais dès que ses lèvres entrent en contact avec le poison, elle repose précipitamment son verre, prise d’une quinte de toux.

Cette petite diversion a le don d’amuser beaucoup Joseph et la Françoise qui, bientôt, la boisson aidant, rient sans pudeur dans la maison que vient de quitter la morte.

Alors, dans le cœur de Jeannette, un sentiment obscur se glisse, premier sentiment de haine envers cette femme qui insulte sa douleur et profane le foyer en deuil, où souvent déjà, par sa faute, on a connu la misère et le chagrin.

Par opposition, elle revoit sa mère, sa douce, si belle et si modeste et de nouvelles larmes reviennent en abondance baigner son pauvre visage.

Cela impatiente la Françoise qui s’exclame :

— Achève donc de brailler ! Ça la fera pas revenir !

Puis, pour atténuer la brutalité de cette réflexion, elle ajoute d’un ton doucereux :

— D’abord, ton père est assez jeune pour te trouver une autre maman, quand le deuil sera terminé.

Joseph, qui vient de vider un autre verre, cligne de l’œil, lorgne les restes de beauté de la Françoise et plaisante :

— Eh ! eh ! p’t’êtr’ben toi, la Françoise ?… Hein ?… Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas ? répète la femme en écho, avant de vider son verre.

C’est plus que Jeanne ne peut en supporter. Elle bondit de sa chaise et, les nerfs tendus par l’indignation et la colère, elle crie, montrant son petit poing :

— Vous… Ah ! non !… Jamais !… Vous êtes trop…

Elle n’a pas le temps d’achever sa phrase ; son père, mi-dressé, mi-appuyé sur la table, l’attrape d’un revers de main qui l’envoie s’écrouler dans un coin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Étendue sur son lit, Jeannette ne pleure pas !… Ses yeux brûlants n’ont plus de larmes !

En un seul jour, elle a connu la douleur, le dégoût et la haine ! Et elle n’a que douze ans !

Pauvre enfant ! Est-ce que sa vie maintenant n’est pas marquée pour ces trois sentiments : douleur, haine et dégoût ?

Que lui réserve l’avenir, à présent que sa mère n’est plus là pour la protéger contre les brutalités de ce père ivrogne ?

Elle l’entend, dans la pièce voisine, causer avec cette femme qui lui verse du poison, elle entend des rires qui la révoltent, des chuchotements qui l’exaspèrent ; puis, bruits de verres et de chaises qu’on range, et cette phrase, dite par son père :

— C’est à mon tour, à c’t’heure, de payer la traite !

Et la voix traînante de la femme qui réplique :

— Ben ! viens t’en chez moi ! Tu sais ben que j’en manque jamais !

Alors, c’est le claquement de la porte qu’on referme et, enfin, le grand silence dans la maison en deuil.

Jeannette pousse un soupir de soulagement. Il lui semble qu’elle peut mieux penser à sa maman, à présent que les autres sont partis. Mais bientôt, brisée de fatigue et d’émotion, elle s’endort et, dans son sommeil, elle revoit son ange gardien et l’appelle doucement :

« Maman !… Maman !… »