L’aveugle de Saint-Eustache/Sur la piste

Éditions Édouard Garand (10p. 48-50).

XVII

SUR LA PISTE


Ce même soir Jackson avait répondu à Albert Guillemain qui lui avait demandé où ils allaient :

Nous allons chez Thomas Vincent !

Et ils étaient partis, Jackson, Guillemain et Georges Marin, à travers la tempête.

Peu après leur sortie du village ils avaient croisé sur le chemin un traîneau sans pouvoir distinguer la physionomie des occupants. Plus loin Georges Marin avait cru voir une ombre s’écarter vivement de la route et disparaître derrière un taillis. Était-ce un homme ou une bête ?… Derrière Guillemain et Jackson, qui chevauchaient à une vive allure, Georges n’eut pas le temps de s’en rendre compte ; il poursuivit sa route.

Les trois amis atteignirent enfin la cabane de Thomas.

L’obscurité à l’intérieur du logis leur fit conclure que l’homme était absent ou couché. Nul autre bruit que les gémissements plaintifs de la rafale, et les grésillements de la neige sur le toit de la chaumière.

Albert Guillemain, qui, par l’unique fenêtre, cherchait à percer l’obscurité, dit à Jackson :

— Je pense que nous ne trouverons rien ici.

— C’est possible, répondit Jackson. Toutefois, je veux tenter de pénétrer le mystère qui entoure la conduite d’Olive Bourgeois. Or, elle est venue ici, une fois au moins, j’en suis sûr. Elle est venue peut-être vingt fois. Et sachant qu’elle n’est pas femme à fréquenter de telles gens comme ce célibataire de réputation douteuse, elle ne vient certes pas ici apporter l’aumône, ce n’est pas non plus l’estime que peut avoir Olive pour ce monstre. Mais ce monstre, cet ivrogne, ce renégat est homme à tout faire pour peu qu’on y mette un prix convenable, et c’est là le point. Donc, entre Olive que je connais assez pour ne pas la juger plus mal qu’elle ne mérite, et ce rebut d’humanité il ne peut exister que des relations d’affaires. Et ces affaires — celles d’Olive — qu’elle doit payer le gros prix, ne peuvent concerner que l’exécution de ses projets de vengeance. Pour servir ses haines la jeune fille emploie ce Thomas, et c’est ce dont je tiens à m’assurer. Entrons !

Les chevaux ayant été attachés à des arbres du voisinage, et les trois amis étant revenus à la cabane, Jackson frappa à la porte.

Mais avant qu’aucune réponse ne vint de l’intérieur, la porte s’ouvrit tout à coup sous la poussée du vent.

Dans l’obscurité de l’intérieur les trois hommes tendirent l’oreille. Parmi les craquements de la cabane et les hurlements du vent ils crurent percevoir la respiration difficile d’un dormeur.

— Faisons de la lumière ! proposa Guillemain.

La bougie laissée sur la table par Thomas fut trouvée, et l’instant d’après les trois hommes purent jeter autour d’eux un regard investigateur. Ils aperçurent l’aveugle dormant et râlant sur le canapé.

Georges courut à lui et le secoua vivement.

Le vieillard s’éveilla en sursaut, puis, reconnaissant des voix amies, il sourit. Sa première question fut celle-ci :

— Et Louisette ?

Sans répondre, Jackson demanda à son tour :

— Mais vous, père Marin, dites-nous comment vous avez été amené jusqu’ici ?

Le vieux fit le récit que nous connaissons jusqu’au moment où, ayant bu de la liqueur offerte par Thomas, il s’était endormi.

— Et chose bien extraordinaire, ajouta-t-il en passant une main sur son front ridé, penpendant que je dormais je pouvais entendre la voix de Thomas qui répondait aux questions d’une voix de femme. Un instant, je crus que cette voix était celle de Louisette ; puis, après avoir prêté toute mon attention, je compris que la voix, l’accent, sans m’être tout à fait étrangers, n’étaient pas ceux de Louisette, car la voix avait quelque chose de dur et d’impérieux.

— Avez-vous pu saisir ce que disaient ces deux personnes ? interrogea Jackson.

— Non, je n’entendais que le bruit des voix, les paroles n’avaient pour moi aucun sens.

Jackson regarda Guillemain et prononça :

— Je jurerais que cette voix de femme est celle d’Olive.

Guillemain, à son tour, demanda à l’aveugle :

— Et durant tout ce temps-là n’avez-vous pas entendu la voix de Louisette ?

— Non… rien.

— Georges venait de découvrir l’échelle qui montait au grenier.

— Je serais d’avis, dit-il, qu’on aille voir ce qu’il y a en haut.

Jackson jeta un regard vers le trou noir et répondit :

— C’est juste, nous ne devons rien négliger.

Suivi de Georges seulement l’Américain grimpa l’échelle. Mais au grenier aucun indice révélateur. Le grabat attira bien leur attention, mais ils supposèrent qu’il servait simplement de lit au propriétaire de la cabane. Ils redescendirent.

Jackson interrogea de nouveau le père Marin :

— Avez-vous une idée du temps qui s’est écoulé depuis que vous avez entendu la voix de la femme ?

— Ah bien, je vais vous dire monsieur Jackson… pour moi il me semble qu’il n’y a pas bien longtemps. Mais je vais vous dire aussi que j’ai entendu cette voix de femme deux fois dans la soirée. D’abord il m’a semblé que cette femme a parlé à Thomas juste au moment où je venais de m’endormir. Ils ont parlé longtemps tous les deux. Puis je n’ai plus rien entendu, tout était silence. Il me semble à présent que ce silence a duré plusieurs heures, longtemps, longtemps. Et encore, comme tout à coup la même voix dure et impérieuse a frappé mes oreilles. Mais ce fut court cette fois… et le même silence s’est fait. À propos, quelle heure peut-il bien être ?

Jackson consulta sa montre et répondit :

— Il est huit heures et demie.

— Huit heures et demie ! répéta l’aveugle pensif.

— Oui ajouta-t-il après un moment de silence, ça doit être ça : la femme est arrivée peu après moi. Elle est repartie pour revenir plus tard.

Soudain Jackson parut avoir une idée.

— Si, dit-il, en consultant Guillemain du regard le traîneau que nous avons rencontré portait Olive et Louisette ?…

— Pensez-vous que Louisette était ici avant notre arrivée ?

— Non… mais c’est ce que je désire savoir. Elle pouvait être dans le traîneau. Et puis, après tout, pourquoi n’aurait-elle pu se trouver dans cette masure tout comme l’aveugle lui-même ? Je crois comprendre que la liqueur offerte au père Marin par Thomas contenait un narcotique quelconque ; car autrement le père Marin, malgré sa grande fatigue, ne se serait pas endormi si brusquement. L’hypothèse admise d’un narcotique, qui nous dit que Louisette n’était pas quelque part dans cette chaumière, et sous l’influence elle aussi de ce narcotique ?

— C’est bien possible, avoua Guillemain.

— Et je suis d’avis, continua l’Américain, que nous tentions de retrouver ou de rejoindre le traîneau pour nous assurer de la justesse ou de la fausseté de mon hypothèse.

— Ça va être pas mal difficile de reconnaître le traîneau, émit Georges avec doute ; car dans la nuit un traîneau ressemble joliment à un autre traîneau.

— C’est-à-dire, que dans la nuit tous les chats sont gris… Vous avez raison, mon ami. Seulement, je vous ferai remarquer que, dans le cas présent, les chats ont laissé une piste, une trace que nous pouvons suivre.

— Pourvu, dit Guillemain, que la neige qui tombe ne l’ait pas effacée complètement.

— Allons nous en assurer, proposa Jackson.

Tous deux sortirent. Au dehors la tempête continuait de faire rage.

— Comment pouvons-nous dans un temps pareil retrouver des pistes quelconques ? demanda Guillemain tout aveuglé par la neige fine que le vent poussait avec plus de violence de moment en moment.

— Je suis à peu près certain de relever une trace, fût-elle la plus petite, la moins apparente, répliqua Jackson avec conviction.

— Je vous le souhaite. Quant à moi, je ne puis pas voir à deux pas ; je ne peux pas même apercevoir la silhouette de nos chevaux qui, si je me rappelle, doivent se trouver tout près de nous.

— Attendez un moment et vous vous accoutumerez bientôt à cette poussière de neige.

Or, Jackson, depuis un instant, examinait attentivement le sol blanc. Puis, à demi courbé et tout en décrivant un cercle il se dirigea vers la route qui passait à cent pas environ de la chaumière. Guillemain le suivait pas à pas.

De la route Jackson revint à la hutte. Là, il s’arrêta avec un soupir de satisfaction et dit à Guillemain :

— À présent, vous pouvez tout au moins distinguer nos propres traces, n’est-ce pas ? Et vous convenez qu’elles font un cercle presque régulier ?

— En effet. Mais cela ne nous dit pas…

— Au contraire, cela nous dit qu’un traîneau est venu de Saint-Eustache, qu’il a tourné devant cette cabane, qu’il s’est arrêté un moment — car je remarque ici les piétinements d’un cheval impatient — et que ce traîneau a repris la route par laquelle il est venu. Et j’en suis d’autant mieux sûr que, ce traîneau, nous l’avons croisé tout à l’heure.

— Ma foi, dit Guillemain émerveillé, il faut que vous ayez de vrais bons yeux, car pour ma part je n’y vois goutte.

— J’ai des yeux de hibou, sourit Jackson, et avec ces yeux-là je me fais fort de suivre au bout du monde le traîneau qui nous intéresse. Seulement, nous n’avons pas de temps à perdre, le traîneau a déjà une bonne avance sur nous.

Les deux hommes rentrèrent dans la hutte. Quelques minutes plus tard, emmenant l’aveugle en croupe avec eux, les trois amis se lançaient dans le brouillard de neige.