L’aveugle de Saint-Eustache/Le Patriote

Éditions Édouard Garand (10p. 6-8).

II

LE PATRIOTE


Un frémissement secoua tous les personnages de cette scène, puis ce nom fut murmuré avec surprise :

— Le docteur !

Chénier était là.

Déjà son regard d’aigle étudiait chaque physionomie. Son front haut et large se plissait durement sous le travail de sa pensée ardente. Sa bouche mince, entre le nez légèrement busqué et son menton, proéminent, souriait étrangement.

Il s’avança vers l’aveugle. Ses longues bottes résonnèrent pesamment sur le parquet. Sa démarche, à ce moment, avait toutes les allures d’un maître qui pénètre chez lui. Sa voix énergique résonna :

— Père Marin, soyez heureux ! Vous, mademoiselle, que le Seigneur vous conduise par la main jusqu’à l’heureux hymen ! Quant à vous mes gars, que la Patrie, menacée salue en vous ses grands défenseurs :

Tous étaient debout.

Louisette, alors, indiqua au docteur un siège près de l’aveugle. Chénier remercia d’un sourire la jeune fille, et, tout en s’essayant, il posa sa main blanche et fine sur l’épaule du père Marin en disant :

— Maintenant, père Marin, nous allons causer comme de bons amis que nous sommes.

— À votre aise, monsieur le docteur.

Octave et Georges avaient rapproché leurs sièges pour mieux entendre ce que leur hôte allait dire.

Albert et Louisette demeuraient un peu à l’écart, côte à côte, la main dans la main, tous deux se souriant, mais inquiets tous les deux aussi des événements graves qu’ils prévoyaient.

Le docteur parlait.

— Vous savez la nouvelle, n’est-ce pas, père Marin ? Et vous, mes garçons ?… Oh ! il était grand temps ! Le levain fermentait… il gonflait… il fallait qu’il débordât. C’était fatal, il a débordé !…

Et Chénier, posant sa main nerveuse sur le bras de l’aveugle, ajouta d’une voix basse, profonde, autoritaire presque :

— Père Marin, je suis venu vous demander vos fils ?

Il se tut. Son regard noir, acéré, perçant, plongea dans les regards vagues de l’aveugle. On eut dit qu’il cherchait de suite la pensée et la réponse du vieux.

La pendule tinta neuf heures.

L’aveugle baissa la tête, un faible gémissement se fit jouer entre ses lèvres blêmes.

Chénier crut lire, ou entendre la réponse du vieillard. Il se leva tout à coup et dit avec une émotion sincère :

— Merci, père Marin, Dieu vous le rendra au nom de la Patrie !

Se tournant vers Octave et Georges attentifs et pâles tous deux :

— Et vous, mes gars, votre réponse ? demanda-t-il.

— Nous sommes prêts, répondit Octave d’une voix ferme.

— Commandez docteur ! fit Georges à son tour.

— Bien ! reprit Chénier, tandis qu’une flamme ardente éclatait au fond de ses yeux sombres ; j’en était sûr. À présent, causons, ajouta-t-il en se rasseyant.

Durant quelques minutes il parut réfléchir profondément, puis il poursuivit :

— Père Marin, je connais votre histoire. À dix-huit ans — vous en avez aujourd’hui soixante-deux — vous entriez à la forge. Durant trente années vos bras n’ont cessé d’appuyer sur le soufflet et de soulever le marteau. Rude labeur. Travail souvent ingrat. Puis les malheurs sont venus. L’épouse tendrement aimée et vénérée s’en alla où Dieu l’avait appelée. Quelques années plus tard, de la limaille de fer brûla vos yeux et en éteignit la lumière. Du jour au lendemain, vous tombiez dans la nuit éternelle. Ensuite, votre fille succombait à une longue et cruelle maladie, juste deux mois après la mort de son époux. Tous ces malheurs, toutes ces épreuves étaient bien rudes, c’est vrai. Mais Dieu, juste et bon, vous réservait des compensations. D’abord, ces deux braves gaillards, vos fils, qui allaient si bien prendre soin de vos vieux ans. Et ensuite, cet ange, votre petite-fille, dont le doux et suave rayonnement allait apporter la clarté et la joie dans l’obscurité de votre nuit. Maintenant, père Marin, dites-moi si vous êtes malheureux. Parlez la vraie vérité !

— Monsieur le docteur, répondit le vieux avec une grande émotion qui faisait trembler sa voix, il n’y a pas dans ce monde, vous le savez, de bonheur parfait. Mais pour être franc, oui, je l’avoue, je suis aussi heureux qu’il est possible à tout homme de l’être. Mais ce bonheur, que je vous dis à cette heure, n’êtes-vous pas venu me l’enlever, docteur ? Parlez, à votre tour, la vérité !

À cette question inattendue, le docteur tressaillit. Mais il se domina aussitôt pour répliquer :

— Père Marin, vous me jugez mal en me prenant pour un prophète de malheurs. Tout au contraire, votre bonheur, je veux le doubler, pour ainsi dire, en offrant à vos fils l’opportunité de se couvrir de gloire, — gloire qui ne peut que rejaillir sur vous et éblouir votre vieil âge. Mais écoutez, je vais vous convaincre.

Pendant quelques minutes de silence le docteur parut méditer. Puis d’une voix lente, âpre, mais d’une voix qui s’animait aussi sous les pensées qu’exprimaient ses lèvres, le docteur commença ainsi :

— Père Marin, le joug saxon est devenu insupportable à nos épaules françaises. Ce n’est pas tant le fardeau qui nous fait plier, nous fils des géants des Gaules, que la souillure abjecte de ce joug que nous subissons. L’Histoire nous apprend, père Marin, qu’une foule de petites nations de l’antiquité subjuguées par les grands conquérants ont, l’heure venue, levé l’étendard de la révolte. Avec l’indépendance et la liberté acquises, ces nations, grandissant dans la paix, acquirent la force et la puissance et finirent par abattre à leurs pieds les colosses qui les avaient vaincues. Et sans aller si loin dans les vieux siècles, regardez nos voisins qui, d’un coup de main, se sont débarrassées de la redoutable Albion. Eh bien ! nous, les fils de la France, nous petits abandonnés sur cette terre que nous avons fécondée, nous devons nous dresser contre le colosse envahisseur, l’écraser ou le chasser de notre domaine. N’est-ce pas notre droit ? N’est-ce pas notre devoir ? Notre honneur, notre fierté, notre sang ne nous le commandent-ils pas ? Sommes-nous des esclaves ? Sommes-nous un peuple avec ses droits et ses libertés ? Tenez, père Marin, en dépit des ententes et des actes intervenus lors de la cession par la France de notre pays à l’Angleterre, celle-ci n’a cherché depuis 1760 qu’à nous imposer des constitutions insensées, injustes. Et la constitution présente est une telle abomination qu’elle n’est plus — comme elle ne l’a jamais été d’ailleurs — imposable au peuple canadien. En vain nos représentants ont démontré, avec la plus grande vérité et la plus vive énergie, l’impossibilité d’adapter cette constitution pour la gouverne des éléments de notre pays, les amis du pouvoir public ont défendu et protégé leur œuvre néfaste à ce point que, par les changements apportés et de sournoises modifications, on a peu à peu éliminé les derniers vestiges de liberté qui restaient à notre race. Que faire en face de si odieux procédés !… Nos représentants ont dit :

« Cette constitution, telle que modifiée, n’est plus applicable ! »

Les Constitutionnels ont rétorqué :

« Cette Constitution restera contre et malgré vous, contre et malgré le peuple !»

— C’était donc fini, l’entente devenait impossible. Alors nous, père Martin, nous, le peuple, nous avons dit :

« Aux Constitutionnels nous, patriotes, nous Canadiens et Français, nous opposerons les Fils de la Liberté ! »

En prononçant ces dernières paroles, le docteur s’était levé. Son regard enflammé se promenait sur son auditoire frémissant, son geste avait quelque chose de grand, d’impérieux, de vengeur, et il continua de sa voix claironnante :

— Oui, les Fils de la Liberté se sont levés ! Leurs mains crispées sur l’arme de la défense, ils délient leurs tyrans. Leur attitude fière et vengeresse proclame déjà à elle seule la sainteté de leur mouvement. Ce n’est pas, père Marin, une vaine ou fantasque bravade de notre part qui nous fait dresser ; c’est le cri de la patrie menacée, ce sont les pleurs de nos femmes terrorisées par ces capitans d’un pays étranger, c’est notre race menacée dans sa base ancestrale, c’est notre foi religieuse attaquée dans son essence, c’est-à-dire dans Jésus-Christ, c’est l’empiétement de notre patrimoine arrosé du sang généreux de nos pères, oui, c’est tout cela à la fois qui nous oblige et nous commande, nous, fils de France et fils de Rome, à chasser de notre sol l’étranger sacrilège.

Superbe, presque farouche, Chénier se tourna vers Albert Guillemain, demandant :

— Et toi, mon lieutenant, que dis-tu ?

Le jeune homme se leva, étendit la main et prononça d’une voix forte :

— Pour nos pères, pour nos mères, pour nos fiancées, pour notre Dieu, marchons !

— Et vous encore, mes gars ? demanda Chénier aux deux fils de l’aveugle.

— Nous sommes avec vous, répondirent-ils d’une même voix résolue.

Alors l’aveugle se leva et dit sur un ton solennel :

— Allez tous, mes enfants, puisque c’est pour votre Dieu et votre Patrie !

Louisette sanglotait.