L’aveugle de Saint-Eustache/La bataille de Saint-Eustache

Éditions Édouard Garand (10p. 68-71).

XXIII

LA BATAILLE DE SAINT-EUSTACHE


C’était jeudi, 14 décembre.

Durant les jours précédents, surtout depuis la nouvelle néfaste que la bataille de Saint-Charles avait été perdue par les Patriotes, le camp militaire de Saint-Eustache avait été déserté par un nombre considérable de recrues. Les sermons de l’abbé Paquin qui, du haut de la chaire, condamnait hautement l’insurrection, avaient fait rentrer dans leurs foyers des centaines de canadiens. Avec cela le manque de fusils, malgré les espérances et les promesses de Chénier qui attendait de jour en jour une cargaison d’armes à feu et de munitions en quantité suffisante, avait fort démoralisé un bon nombre de volontaires. Plusieurs s’étaient dit :

— C’est être stupides que d’aller se battre sans armes contre des ennemis bien armés et bien disciplinés !…

Rien de plus logique, certes. Contre les canons et les fusils modernes, il était insensé de marcher avec des faulx, des haches, des fourches, des barres de fer, et quelques vieux mousquets rouillés, qui avaient été décrochés de la poutre où ils avaient vieilli sous une couche de poussière. Dans ces conditions les chefs patriotes étaient impuissants à empêcher ou à prévenir la désertion. Ils avaient beau crier :

— Eh bien ! à Saint-Denis ?…

— Oui… mais après Saint-Denis, il y a eu Saint-Charles…

Ce n’était pas la peur, non, jamais !… mais le découragement qui clairsemait les rangs de la petite armée canadienne.

Aussi, à la veille de ce 14 décembre, Girod avait dit à Chénier :

— Si cela continue, nous ne serons plus que deux pour tenir tête à l’ennemi s’il se présente.

— Eh bien, nous tiendrons ! répondit Chénier qui conservait quand même son superbe courage.

De fait, leur petite armée, qui avait compté quelques jours auparavant près de deux mille hommes, se voyait réduite de moitié la veille du 14 décembre. Et le lendemain, ceux qui demeuraient encore à leur poste ne parurent pas très enthousiasmés, lorsque, vers les cinq heures du matin, deux villageois de Sainte-Rose, vinrent prévenir Chénier qu’une troupe, formée de deux mille hommes environ, s’apprêtait à traverser la rivière pour attaquer Saint-Eustache.

La nouvelle créa une vive émotion parmi les Patriotes. On n’avait pas paru attendre l’ennemi si tôt.

Girod, Chénier et les autres chefs tinrent conseil. Il fut décidé de sonner l’alarme et de se préparer au combat. Chénier, pendant les préparatifs, irait en reconnaissance avec une centaine d’hommes. Ces hommes, qui seraient choisis parmi les plus résolus et les mieux armés allaient retarder le plus possible la marche de la troupe ennemie.

Et ce fut au son des cloches de l’église et du couvent que se fit l’appel aux armes. En quelques minutes le tocsin mit le village tout entier sur pied, et chaque villageois, comme chaque Patriote, commença de se mettre en état de défense au mieux de son savoir. Si bien que le désordre fut partout. Nulle tactique. Aux ordres succédaient les contre-ordres. Les chefs, ignorant eux-mêmes ou ne sachant qu’à peu près l’art militaire, ne parvenaient pas à s’entendre. Et la discipline manquait partout. On s’arrangeait à sa guise et à sa façon, et dans l’excitation et le désarroi on oubliait les plus simples éléments de sécurité.

On s’occupait surtout aux barricades du côté de la rivière, puisque l’ennemi venait par là. Des barricades ?… on entrecroisait à la hâte des pièces de bois quelconques, d’une hauteur de cinq ou six pieds. On avait soin de laisser ça et là un trou, sorte de meurtrière par où l’on pourrait glisser le canon des fusils. Et l’on ne songeait pas que ces pauvres retranchements allaient s’écrouler sous le premier boulet de canon. Car on savait que l’ennemi traînait du canon avec lui, et ce mot « canon » suffisait pour semer le découragement. Girod était là pour réchauffer, exalter : mais on savait Chénier parti en reconnaissance, et, sans le docteur au milieu d’eux, les Patriotes hésitaient. En Girod personne n’avait confiance. Tout de même le travail de défense avançait, et Saint-Eustache semblait devenir une forteresse.

Avec ses hommes Chénier, pendant ce temps, courait sur la glace vers le village de Sainte-Rose. Cette tentative de retarder l’ennemi n’allait donner aucun bénéfice, elle fut la plus grande faute commise par les chefs patriotes. On s’était privé de cent hommes, c’était beaucoup, c’était même considérable, on s’était surtout privé d’une tête ! On peut dire que toute la faute revenait à Girod : car c’est lui qui avait décidé et ordonné. Son incapacité se révélait au premier coup de clairon, sa lâcheté naîtrait au second coup !

Chénier et ses hommes étaient déjà à mi-chemin. Le jour venait, et à travers cette clarté diffuse des ombres humaines apparurent s’avançant à la rencontre des Patriotes. Tout à coup les ombres retraitèrent, s’éclipsèrent, à la grande surprise de nos canadiens qui, un moment, avaient espéré voir leur nombre augmenté par quelques compatriotes de Sainte-Rose. Mais ils comprirent que c’étaient des ennemis, et leur fuite augmenta l’enthousiasme des Patriotes.

Ils accélérèrent le pas, ne se doutant pas que ces fuyards étaient des éclaireurs envoyés par l’ennemi.

En effet, une fusillade éclata du côté de Sainte-Rose. Sous les balles qui sifflaient, les Patriotes s’arrêtèrent surpris. Une seconde fusillade, plus précise et mieux nourrie, les fit reculer, et quelques-uns d’entre eux tombèrent. Chénier et ses hommes ripostèrent vivement, mais cette riposte ne parut pas intimider l’ennemi. Une troisième volée de balles enveloppa la petite troupe, un boulet de canon vint tout près ricocher sur la glace. La confiance des Patriotes était ébranlée : ils reculèrent encore, sans riposter cette fois. Car Chénier avait dit :

— Ménageons nos balles pour de meilleures cibles !

Or, les cibles apparurent : une cinquantaine de cavaliers approchaient au galop, et, derrière, quelques escouades d’infanterie suivaient au pas de course. À ce moment, Chénier avait déjà perdu quelques hommes, tués ou blessés, d’autres se sauvaient du côté de Saint-Eustache. C’était la débandade. Aux hommes qui demeuraient à ses côtés Chénier alors donna ordre de retraiter. Cette retraite fut presque une panique : on se mit à courir en tous sens vers Saint-Eustache. Plusieurs jetèrent leurs fusils pour alléger leur course. Chénier tenta de contrôler ce qui lui restait d’hommes. Mais soudain, une nouvelle troupe ennemie apparaissait sortant des bois avoisinants Saint-Eustache, et cette troupe, en même temps que celle venant de Sainte-Rose, tirait sur nos canadiens. Ils se virent entre deux feux. Ce fut alors un sauve-qui-peut en dépit des efforts de Chénier pour maintenir l’ordre et le calme. C’était le commencement du désastre. Et ce ne fut pas sans peine que Chénier parvint à rentrer au village de Saint-Eustache : il ne lui restait plus que dix hommes.

Tout était dans le plus grand désarroi au village. Girod, voyant Chénier retraiter et ses hommes l’abandonner, et sachant que le village allait être attaqué par deux côtés à la fois — événement tout à fait imprévu — Girod, donc, eut peur.

Sous prétexte d’aller chercher des renforts, il remit le commandement à l’un de ses amis, et au galop de son cheval prit la route de Saint-Benoît. La fuite d’un général sur un champ de bataille n’est certes pas un facteur de victoire. Le moral des Patriotes n’était d’avance trop élevé pour encore lui donner l’exemple de la désertion. Aussi, après Girod, vit-on des bandes de Canadiens quitter le village dans différentes directions. À leur suite des villageois fuyaient emportant les choses les plus précieuses, les objets les plus nécessaires. Si bien que Chénier, à son retour, ne trouva plus qu’une petite troupe mal armée et découragée… quatre cents hommes tout au plus ! Qu’importe ! Il redressa sa tête altière et prit le commandement.

— Amis, cria-t-il de sa voix retentissante, oublions les lâches et couvrons-nous de gloire ? Vive la liberté !

— Vive la liberté ! répondirent quelques centaines de voix.

Quelques-uns, moins optimistes, demandèrent :

— Et nous, qu’allons-nous faire sans fusils ?

— Ne vous tourmentez pas, répondit Chénier avec un sourire tranquille et confiant, vous prendrez les fusils de ceux d’entre nous qui tomberont !

Déjà le village était cerné de toutes parts par les habits rouges. Du premier coup de canon les barricades avaient sauté. Les balles ennemies commençaient à semer la mort de tous côtés.

Chénier divisa ses hommes en trois groupes.

Le premier, commandé par Octave Morin, reçut l’ordre d’aller se barricader dans le couvent. Le deuxième, sous les ordres de Georges, dans le presbytère. Chénier, avec le troisième groupe qui comprenait un peu plus de deux cents hommes, se retrancha dans l’église.

Après avoir été cerné, le village fut envahi, et l’ennemi ayant surpris ou deviné la manœuvre de Chénier, s’apprêta à faire le siège du couvent, du presbytère et de l’église. Les Patriotes se servaient des fenêtres pour meurtrières, et durant la première heure les habits rouges tombèrent.

Colborne, qui dirigeait en personne les opérations du siège, s’exaspérait. Par crainte que des renforts ne viennent aux Canadiens, il veut achever promptement sa besogne.

Mais il sait qu’il est important de procéder avec méthode : il a pour ainsi dire trois forteresses à se défaire en même temps. Il a le désavantage de la position : ses soldats sont exposés. Les Patriotes invisibles. Les balles de ceux-ci sont meurtrières, les balles rouges n’ont d’autres effets que de briser des fenêtres.

Colborne ordonne de diriger la principale attaque contre le presbytère et le couvent ; ensuite il pourra réunir toutes ses forces contre l’église et ceux qui y sont retranchés. Il prévoit que ce point est le plus important, et sachant que Chénier y commande, il veut se réserver un dessert digne de lui.

Sur les trois canon qu’il traîne avec lui, il commande qu’on en dispose deux contre le presbytère et le couvent. Et alors les boulets rouges font leur œuvre, les murailles grises sont trouées, des murs s’écroulent, les Patriotes tombent à leur tour, et l’incendie se joint aux machines de guerre pour mieux accomplir ce travail de destruction.

Les Patriotes postés au couvent et au presbytère, très décimés déjà, sentent qu’ils ne pourront tenir d’avantage et que le sacrifice de leur vie sera inutile. Tout leur paraît perdu, irrémédiablement. Alors, pour ceux-là, c’est la retraite et la fuite.

Le général anglais Colborne sourit.

— À l’église maintenant ! commande-t-il. Car jusqu’à ce moment il n’a maintenu autour du temple de Dieu qu’une petite troupe d’infanterie. Et jusqu’à ce moment aussi Chénier et sa bande avaient tenu bon, tout en ménageant leurs munitions.

Mais la vraie bataille allait commencer, ou mieux la terrible boucherie dont notre histoire demeure douloureusement ensanglantée.

En effet, les canons crachent leurs boulets de fer contre les murs qui se fendent, se trouent, menacent de s’écrouler et d’ensevelir les braves Patriotes. Ils se battent bien, nos Canadiens cette fois : à peine un boulet a-t-il fait une brèche quelconque qu’aussitôt le canon d’un fusil canadien y glisse, puis un autre, puis un autre… Les Rouges roulent sur la neige. Ils avancent pour escalader les murs et pénétrer par les fenêtres, ou par les brèches qu’ont faites leurs canons, mais chaque fois ils reculent foudroyés, découragés… Cent fusils seulement les tiennent à distance… Cent fusils seulement sèment une mort rapide et prodigieuse parmi ces soldats que conduit un chef réputé.

Colborne enrage. Dix fois il a commandé l’assaut de la grande porte, et dix fois les Anglais ont été refoulés avec de lourdes pertes.

Un moment, on crut que la victoire allait rester aux Patriotes. De l’église des cris de triomphe retentissent. Chénier exulte et prépare une sortie. Il sait que le courage seul lui donnera la victoire ! Il sait que l’audace, en pareille occurence, est souvent décisive ! Audaces fortuna juvat !… Oui, mais Colborne est là qui médite toujours. Et Colborne vient de donner des instructions précises à une escouade d’habits rouges, et ceux-ci vont mettre le feu à l’église.

Le feu ! C’était l’arme la plus terrible contre les Patriotes. Chénier comprit que lui et ses hommes allaient bientôt se trouver dans une fournaise. À cet instant, il restait à peine cent Patriotes de valides dont quelques-uns souffraient de légères blessures.

À Chénier, toujours indomptable, cela parut encore suffisant.

— Il faut sortir ! dit-il.

Il veut sortir, mais non pas fuir. Il veut sortir à la tête de ses braves, il veut se battre homme contre homme, corps à corps, il veut gagner encore une victoire qui lui échappe ! Mais sortir, comment ?… Par où ?…

La grande porte du temple flambe, et au travers des ais qui se tordent, se disjoignent, tombent en cendres fumantes, les Patriotes voient des soldats rouges pointant vers eux des gueules de canon.

Il y a les fenêtres… Mais toutes sont gardées, et y jeter un regard furtif et rapide c’est recevoir une balle anglaise ! Que faire ?

Une chance reste aux Canadiens. Du côté de la rivière Colborne n’a posté que trois ou quatre sentinelles. Chénier se dit que par les fenêtres qui donnent sur ce côté il lui sera facile de sortir avec ses braves.

Dehors, à ce moment, une voix brutale clame :

— Les loups vont brûler dans leur tanière !

Chénier reconnaît, avec horreur, la voix de Félix Bourgeois. Alors, de sa voix ardente il répond en regardant ses amis :

— C’est un lion qui va sortir de son antre et qui va mordre !

Et il sort… mais il sort au moment même où Colborne a songé de placer des soldats de ce côté de l’église. Qu’importe ! il faut sortir, l’église brûle, il faut fuir une mort plus atroce que les balles, une mort sans gloire ! Et c’est par une fenêtre, en effet, que Chénier saute hors de l’église suivi de ses compagnons. Il a sauté, un fusil fumant aux mains, le visage noir de poudre, farouche, sublime, comme l’a chanté notre poète :

Sanglant, échevelé, noir de poudre, on le voit
Grandir en même temps que le danger s’accroît…

Avec ses héros il gagne le cimetière où il veut se retrancher et tenir encore, toujours. Mais une balle ennemie l’arrête. Il tombe… mais se relève, épaule son arme, tire…

Une autre balle l’atteint à l’abdomen. Alors, comme un colosse géant, il oscille lentement, il tourne sur lui-même, et dans l’affreux silence qui suit, dans ce silence où se joue le drame le plus héroïque, drame qui a ému Colborne lui-même, oui, le colosse s’écroule pour ne plus se redresser. Mais il a eu la force de crier, de clamer, avant de rouler sur la neige rougie de son sang :

— Vive la liberté !