L’aveugle de Saint-Eustache/L’ange et le monstre

Éditions Édouard Garand (10p. 63-66).

XXI

L’ANGE ET LE MONSTRE


En voyant sa route barrée par la présence d’hommes inconnus, Thomas, après avoir tiré les verrous de la porte, avait gagné l’étage supérieur avec sa proie. Il avait agi sous la poussée d’un premier sentiment de sécurité, et n’avait pas songé que le danger pour lui n’était point évité en montant d’un étage. Était-ce habitude qu’il avait chez lui de vivre au grenier ? Peut-être !… Toujours est-il qu’il avait déposé son fardeau, tiré de sa poche un bout de chandelle, fait de la lumière, et inspecté les lieux. Son inventaire ne lui fit voir autre chose qu’un amas de vieilles hardes poussiéreuses à demi rongées par la vermine, et des débris quelconques éparpillés ça et là. Il fouilla les débris, les vieilles hardes, accoutumé qu’il était de vivre dans la pourriture, et avec l’habitude qu’il avait de flairer et de remuer des détritus. Il ne trouva rien qui put lui servir à quelque chose, hormis une corde d’une certaine longueur. Cette corde il l’enroula autour de ses reins et pensa :

— On ne sait pas, ça peut toujours servir !

Puis, il promena la clarté de sa bougie tout autour de l’étage pour s’assurer que personne ne s’y trouvait caché. Il parut satisfait de son examen.

En revenant près de la trappe, son regard avisa un trou noir percé dans le plafond supérieur au-dessus de sa tête.

— Tiens, le grenier ! murmura Thomas avec un sourire.

C’était probablement le perchoir qu’il lui fallait.

Un moment, il écouta en frémissant les bruits que faisaient en bas Le Frisé et Dupont en essayant d’enfoncer la porte. Il ébaucha un nouveau sourire, et haussa les épaules.

— Allons ! se dit-il, il viendrait une armée d’Anglais, que je défie quiconque de me trouver là-haut sous le comble.

Et pour obéir à sa pensée il continua de scruter la demi-obscurité environnante. Dans un angle, il aperçut une courte échelle appuyée contre le mur. Son sourire s’amplifia.

— Bon murmura-t-il, l’échelle du grenier ! Le diable est pour moi !

Avec un ricanement funèbre il appliqua l’échelle sous le trou et quelques instants plus tard il était avec sa victime, hors d’atteinte. Car, en homme avisé, il avait tiré l’échelle après lui et fait retomber le panneau de la trappe.

C’était au moment où Le Frisé et Dupont finissaient de faire sauter les verrous de la porte et pénétraient dans la maison.

Au grenier, Thomas avait collé sa bougie sur le plancher, et il examinait à loisir son lieu de refuge. Ce grenier ressemblait au sien : aussi sale, aussi rempli de toiles d’araignées, avec les mêmes odeurs âcres de renfermé. Là encore, toutes espèces de vieilleries crasseuses. La seule chose qui parut intéresser Thomas, fut une petite lucarne pratiquée dans la toiture. Dans son esprit une lucarne représentait une issue. Il s’en approcha et en fit un examen minutieux. Puis il regarda au dehors.

Tout à coup il sentit deux mains saisir sa figure et des doigts pénétrer dans ses yeux. Il voulut pousser un cri de terreur, mais sa gorge serrée par l’épouvante ne put échapper aucun son. En même temps il sentait sur sa nuque une haleine courte et froide. Le danger lui fit retrouver sa présence d’esprit. Il poussa un juron et d’un coup de reins il se débarrassa de l’étreinte, puis ses bras s’enroulèrent avec force autour d’une taille humaine qui lui parut très flexible. Il ricana.

À ce ricanement se mêla un cri de désespoir et de frayeur.

Thomas reconnut Louisette. Il la renversa violemment par terre, saisit un chiffon sale qui traînait à portée de sa main et bâillonna solidement la jeune fille. Tout cela avait à peine duré l’espace d’une minute.

— Allons, ma poulette, dit alors le monstre en riant, on veut faire bobo à papa ? On n’est donc pas plus reconnaissante que ça ? Tu ne sais donc pas, ma fille, ce que tu serais devenue, si je t’avais laissée aux mains du vieux grichou Bourgeois et de sa jeune louve, Olive ?

Livide, tremblante de peur et de froid, Louisette fermait les yeux pour ne pas voir la face terrible du satyre.

Lui, se pencha sur sa proie.

— Regarde-moi donc un peu… Je ne suis pas bien beau, je sais bien ; tout de même j’en vaux bien un autre, il me semble.

Il saisit une des mains de la jeune fille. À ce contact Louisette ouvrit les yeux et retira brusquement sa main ; en même temps l’éclat sombre de ses regards exprimait nettement toute l’horreur qu’elle éprouvait pour cet homme.

Elle essaya d’enlever le bâillon qui l’étouffait.

Thomas l’en empêcha et se mit à rire.

— Si tu veux être raisonnable, ma jolie poule, on va te l’ôter ce bâillon. Mais il faut promettre à papa d’être bien sage, car autrement… Ensuite, tu te dis peut-être que tu pourrais jeter un appel aux gens qui sont en bas et dont on entend la voix. Seulement, ils arriveraient trop tard à ton secours.

Ce disant, il fit briller à la lueur jaune de la bougie la lame aiguë d’un coutelas.

Louisette ferma les yeux de nouveau. Elle était épouvantée. Et, pourtant, elle ne pouvait croire à tant de méchanceté de la part d’un être humain. Elle voulait s’imaginer qu’elle était l’objet d’un rêve et qu’elle allait bientôt s’éveiller dans son petit lit blanc, tout heureuse, dans la maisonnette de la forge. Mais le rêve bientôt prit la forme de la réalité, car peu à peu le souvenir lui revint d’une partie, tout au moins, de sa mésaventure. Elle put se rappeler assez nettement son enlèvement par les trois cavaliers inconnus et la miraculeuse intervention de Jackson. Puis, c’est Olive qui survient alors qu’elle attend patiemment ses oncles que l’Américain a promis de lui ramener. Elle se souvient ensuite, bien vaguement, c’est vrai, de sa séquestration chez Thomas dans le grenier sale, et il lui semble encore qu’elle se trouve dans le même lieu infect. Elle ne sait pas, elle ne peut pas savoir qu’elle a été presque sans cesse sous l’empire d’un narcotique. Aussi, tout s’embrouille-t-il dans son cerveau. Tout ce qu’elle peut se rappeler nettement, c’est qu’elle a demandé à boire une fois et Thomas lui a présenté un vin quelconque dont les effets lui parurent étranges. Mais depuis, jusqu’à cette minute où Thomas la maintient sous lui, tout n’est qu’un rêve mauvais, et son âme pure s’élève vers Dieu pour implorer qu’on l’arrache à ce cauchemar.

Malheureusement, le rêve semble persister. L’homme grossier qui ricane près d’elle vient de saisir ses mains pour la deuxième fois. Le bras droit de l’homme cherche à entourer la taille de la jeune fille. Elle se débat avec une vigueur nouvelle. Elle frappe au hasard, elle gémit, elle tente de mordre en dépit du bâillon qui lui comprime les lèvres.

Rendu furieux par cette résistance, Thomas saisit brusquement la jeune fille à la taille, la soulève et la renverse violemment. Le plancher craque et gémit. Cette chute, bien qu’assourdie, a fait du bruit. Les voix d’en bas se font entendre plus distinctement. Thomas a peur. Il abandonne sa proie et dit sur un ton de fureur concentrée :

— C’est bon… tu ne perds rien pour attendre. Une fois que ces gens seront partis, alors, ma fille, tu paieras capital et intérêts.

Louisette demeura pantelante.

Le coquin, alors, se coucha sur le plancher et colla son oreille près d’une fissure dans l’espoir d’entendre ce qui se disait en bas.

Tout à coup il perçut des pas lourds qui montaient l’escalier ; c’étaient, comme nous le savons, Jackson et Guillemain qui allaient visiter l’étage supérieur à la suggestion d’Olive. Par crainte que la clarté ne filtre à travers une fissure du plancher, Thomas souffla vivement sa bougie. Le cœur battant, il attendit. Bientôt les pas entendus s’éloignaient. Bientôt encore un bruit de voix arriva jusqu’à son oreille attentive. Malheureusement il ne put rien comprendre. Alors, dans la noirceur qui l’entourait, Thomas s’assit sur le milieu de la trappe, mit les coudes sur les genoux et se mit à penser.

 

Thomas demeura ainsi jusqu’au moment où les premières clartés d’un jour pâle vinrent blanchir les vitres de la lucarne.

Il se leva un peu engourdi, et alla regarder au dehors. La tempête s’était apaisée. Le ciel demeurait chargé de lourds nuages gris. Une couche de neige très blanche couvrait toute la campagne.

En bas des voix parlaient encore.

— Diable ! murmura Thomas, je commence à sentir la faim au ventre. Est-ce que ces démons, en bas, vont me prendre par la famine ?

Car, maintenant, Thomas s’imaginait que sa retraite avait été découverte, et qu’on attendait le jour pour le capturer. Cette pensée le fit frissonner. Il se mit à réfléchir sur sa position.

Louisette, qui, avec ce rayon de jour pénétrant dans le grenier, pouvait un peu voir ce qui l’environnait, observait Thomas à la dérobée. Elle était parvenue à retirer le bâillon sans que Thomas s’en aperçut, tellement il était distrait.

Après un long silence le gredin dit à la jeune fille :

— Ma petite amie, il va falloir aller prendre un peu d’air. Ah ! c’est vrai, j’y pense… Tu ne sais pas qu’ici on n’est pas chez soi ? Et quand on n’est pas chez soi, on se trouve pas à son aise, pas vrai ? Aussi, faut-il le plus tôt possible regagner le toit conjugal ! Mais voilà : il paraît qu’il nous est interdit de passer par la porte, et alors, puisqu’on veut s’en aller, on va tout bonnement s’éclipser par la fenêtre. N’est-ce pas, ma petite ?…

Et le satyre ricanait toujours.

Il poursuivit, voyant la mine sombre de la jeune fille :

— Eh bien ! fais donc risette à papa ! On n’est donc pas d’humeur par ce beau matin d’hiver ? Bah ! je trouverai bien le moyen de te faire faire risette un peu plus tard.

Et son ricanement diabolique se prolongeait.

Il se prit ensuite à dérouler la corde de ses reins.

— Tu vois, reprit-il, montrant la corde à Louisette, jolie corde ? Sais-tu ce que je vais en faire ? Non ?… Écoute : tu vois bien cette lucarne, n’est-ce pas ? eh bien, je vais attacher une extrémité de la corde à cette solive placée juste au-dessus de la lucarne ; cela fait, je te passerai l’autre bout sous les épaules et je te laisserai glisser jusqu’en bas, puis je glisserai à mon tour. Comme tu vois, rien de plus simple !

Louisette avait détourné la tête avec dégoût.

Thomas venait de pousser les volets de la lucarne. Un moment, il parut examiner le jour gris. Puis il se pencha au dehors et regarda. La lucarne se trouvant pratiquée vers le milieu de ce côté de la toiture, Thomas ne pouvait voir l’endroit du sol où il mettrait le pied.

— Il faut absolument, se dit-il, que je m’assure où on va arriver avec cette corde. Et cette corde, encore, sera-t-elle assez longue ? Qu’importe ! Il faut tenter l’entreprise ! Et s’il faut crever, crever là ou ici… Au moins, en bas, il y aura toujours moyen de défendre sa peau ; tandis qu’en ce grenier, avec la faim au ventre et la soif au gosier, ce n’est guère attrayant ! Allons !…

Décidé à tout risquer, il attacha la corde à la solive qu’il avait désignée à Louisette l’instant d’avant. Avec l’autre bout il fit un nœud coulant qu’il passa autour de ses reins. Puis il monta sur l’appui de la lucarne, se baissa et, tenant solidement la corde entre ses doigts, il se laissa glisser doucement sur la pente de la toiture. Il s’arrêta sur le bord et examina le sol en bas. Il remarqua qu’il se trouvait du côté des étables. Il avait donc toute chance de s’évader sans être aperçu. Il éprouva une joie diabolique.

— Allons ! se dit-il, c’est vraiment un jeu d’enfant.

Et satisfait de lui-même, il se mit à remonter vers la lucarne.

Louisette avait paru suivre tout le manège précédent de son gardien avec une sorte d’intérêt. Quand elle le vit disparaître, elle se leva, mue par une curiosité qu’elle ne pouvait s’expliquer, et s’approcha doucement de la lucarne. Craintivement elle jeta un regard troublé dehors, et ce regard vit Thomas penché sur le bord du toit, regardant en bas. Une pensée subite surgit à l’esprit de la jeune fille : couper la corde !… C’était pour elle la délivrance !… Mais avec quoi pourrait-elle trancher cette corde qui retenait son bourreau au bord d’un précipice ?… Non… c’était impossible ! Elle n’avait rien, rien… Oh ! si elle avait eu ce coutelas qu’une fois Thomas avait fait briller à ses yeux terrifiés !… L’épouvante la reprit ! Elle vit Thomas revenir vers la lucarne, et elle vit à ses lèvres ce sourire effrayant du monstre qui la martyrisait.

Thomas approchait… elle se recula un peu dans l’ombre pour ne pas être vue. Elle grelottait.

Le satyre apparut, la tête d’abord, puis son corps se haussa, et bientôt il se trouva debout sur l’appui de la lucarne faisant glisser le nœud coulant de ses mains à ses pieds. Il était tout essoufflé par l’effort accompli.

Alors, Louisette eut une autre idée, — une idée si magique, si irrésistible, qu’elle fit un bond jusqu’à l’ouverture de la lucarne, et de ses deux mains tendues elle imprima à Thomas une violente poussée. Le choc fut si soudain, si inattendu que le satyre oscilla, puis tenta de saisir quelque chose pour reprendre l’équilibre ; mais ses mains n’ayant rencontré que du vide, il tomba sur la pente du toit, poussa un cri sourd, roula entraînant la corde dont le nœud coulant lui enserra solidement un pied, et il glissa pour disparaître comme engouffré dans un abîme insondable.

Puis tout demeura silence, hormis les voix d’en bas qu’on pouvait encore saisir.

Alors, épuisée par le jeûne, la fièvre et surtout par l’effort inouï qu’elle venait d’accomplir, la jeune fille roula évanouie sur le plancher.