L’aveugle de Saint-Eustache/Jackson tient parole à Olive

Éditions Édouard Garand (10p. 27-28).

IX

JACKSON TIENT PAROLE À OLIVE


— Nous savons comment les trois cavaliers et les quatre officiers du gouvernement avaient manqué leur mission. En hâte ils s’étaient rendus chez le commerçant, lui raconter une histoire de « cent rebelles qui les avaient attaqués » et les avaient mis dans le désordre où le sieur Bourgeois les voyait revenir de l’auberge. Non… ils n’avaient pas été stupides à ce point de décrire la bonne fessée qu’ils avaient reçue de nos amis.

Mais tout cela importait peu à Olive. La jeune fille avait sa haine et sa vengeance à satisfaire. Aussi, attira-t-elle de suite les trois cavaliers à l’écart pour leur dire, bas à l’oreille :

— Maintenant, voyez à l’autre affaire, et tâchez de ne pas rater celle-là !

Les trois hommes remontèrent à cheval aussitôt pour se diriger vers la maison de forge.

 

Chez le père Marin, un peu après le repas du midi de ce même jour, on discutait les graves événements qui se préparaient. On venait d’apprendre que les Patriotes avaient, à Saint-Denis, remporté une éclatante victoire sur les troupes anglaises. Mais la rumeur circulait que le gouvernement allait prendre des mesures draconiennes pour arrêter l’insurrection, que les troupes en opération allaient être doublées, et que ces troupes allaient, sous les ordres de Sir John Colborne, marcher contre Saint-Eustache et Saint-Benoît. L’aveugle et ses fils étaient loin d’être rassurés. Et Albert Guillemain, qui venait d’arriver, apportait des nouvelles peu encourageantes.

— Et savez-vous, demanda-t-il, ce que je redoute le plus à cette heure ?

— Quoi donc ? interrogea Octave.

— Je crains qu’on arrête le docteur Chénier demain, après-demain, peut-être. Il y a longtemps que nos ennemis veulent mettre la main sur lui… Vous savez comme moi qu’on a mis sa tête à prix. Or, sur la route j’ai rencontré Olive qui m’a fait des menaces directes. Puis j’ai croisé, quelques minutes plus tard, Félix qui allait au triple galop de son cheval. Intrigué, je me suis dissimulé derrière un taillis. J’ai vu le jeune Bourgeois s’arrêter devant la chaumière de Thomas Vincent, et revenir bientôt après suivi de trois cavaliers inconnus.

— Pour sûr, émit Georges, il doit se passer quelque chose d’étrange.

— C’est au docteur qu’on en veut ! déclara Louisette avec inquiétude.

— Je le pense aussi, répliqua Guillemain.

— En ce cas, dit Octave en se levant, nous n’avons pas à demeurer les bras croisés. Cherchons le docteur et prévenons-le.

— Allons, consentit Georges, et gare aux Anglais !

Les trois jeunes gens partirent aussitôt pour se rendre à la maison du docteur. La femme de Chénier leur apprit que son mari venait de sortir et qu’elle ne savait pas au juste la direction qu’il avait pris. Nos trois amis allèrent de porte en porte s’enquérant du docteur, lorsqu’une femme leur dit qu’elle avait vu, environ un quart d’heure auparavant, Chénier pénétrer dans l’auberge du père Moulin.

— À l’auberge ! cria Octave.

Nous savons ce qu’ils avaient trouvé…

Or, c’est au moment même, où les Patriotes se pressaient autour du cadavre de l’aubergiste, que les trois cavaliers arrivaient à la maison de la forge. Nous avons dit que cette maison était un peu isolée, et, conséquemment, le voisinage pour des malfaiteurs n’était pas à craindre. Tandis que l’un des cavaliers demeurait en surveillance auprès des chevaux à quelques pas de la maisonnette, les deux autres s’approchaient à pas de loup. Un coup d’œil jeté par une fenêtre leur fit voir que Louisette était seule avec l’aveugle. Comme à l’ordinaire, le vieux fumait sa pipe au coin du feu. Assise près de la table, la jeune fille rapiéçait des vêtements.

L’un des cavaliers dit à son compagnon :

— Faisons vite et sans cérémonies…

Ce dernier, d’un coup de pied, il ouvrit la porte. Les deux hommes bondirent dans la maison et se ruèrent sur Louisette. En un tour de mains la jeune fille fut bâillonnée et emportée. Cela avait duré une minute au plus, et la chose avait été faite presque sans bruit. L’aveugle, surprit, ne pouvant deviner ce qui se passait, avait retiré sa pipe. Maintenant, l’oreille attentive, l’haleine en suspens, il écoutait. Dans la maison un silence très lourd… il n’entendait plus le doux fredonnement de Louisette. Rien ne bougeait… Seuls le tic-tac de la pendule et le cœur inquiet du vieux faisaient dans ce silence lugubre une sorte de bourdonnement sinistre. Puis au dehors, soudain, un galop résonna… ce galop allait diminuant dans le lointain.

Le vieux, alors, frémit de tout son être. Ses traits ridés se crispèrent atrocement sous les coups de l’anxiété et de la douleur. Car, par une sorte de divination miraculeuse, il comprenait que sa petite fille venait d’être la victime d’un rapt audacieux.

Toutefois, comme pour s’assurer qu’il n’était pas l’objet d’un cauchemar, il appela d’une voix tremblante :

— Louisette !

Seul l’écho craintif de sa voix lui répondit.

Il poussa alors un sourd gémissement, se dressa d’un bond, sortit de la maison et s’élança, comme fou, dans la rue, appelant de toute la force de ses poumons :

— Louisette ! Louisette !

Mais Louisette déjà était loin.

Les ravisseurs avaient reçu l’ordre de transporter la jeune fille chez Thomas où Olive s’était rendue. Les heures passèrent, et les cavaliers ne revenaient pas. Olive s’inquiétait. Déjà la nuit était tombée. Elle envoya Thomas aux nouvelle. Et elle continua d’attendre, comme une bête fauve qui cherche une proie introuvable.

Seule, à la lueur tremblotante d’une bougie de suif, Olive arpentait la masure de long en large. Dans la pénombre la lividité de son visage, l’éclat de ses yeux noirs qui s’illuminaient de lueurs fauves, les rugissements étouffés qui sortaient de sa poitrine haletante ; puis le frou-frou sinistre de sa robe, et sa longue mante noire dont les pans battaient comme les ailes de quelque monstrueuse chauve-souris, tout cela donnait à Olive l’aspect d’un spectre affreux.

Tout à coup la jeune fille s’arrêta net et tendit l’oreille. Les échos du soir silencieux lui apportaient un bruit de galopade lointaine. Son sein se souleva avec une sorte d’allégement, et ses traits crispés et durcis se détendirent. Un sourire éclaira un instant sa sombre physionomie.

— Je pense, murmura-t-elle, que ce sont eux !

C’étaient bien nos trois cavaliers, en effet, qui revenaient et qui, quelques minutes plus tard, pénétraient dans la chaumière comme un coup de vent.

À leur apparition cependant Olive poussa un cri :

— La jeune fille ?… interrogea-t-elle dans un souffle d’anxiété haineuse.

Car les cavaliers n’apparaissaient pas avec celle qu’ils avaient ravie.

— Cherchez-la ! répondit avec humeur l’un des trois hommes.

— Que signifie cette plaisanterie ? demanda Olive avec hauteur.

Cela signifie que nous sommes à bout de forces et qu’avant de nous remettre à la recherche de cette fille nous avons besoin de repos, nous et nos bêtes.

— Je ne comprends pas, dit Olive qui commençait à redouter quelque traîtrise de la part de ces hommes.

— Je vais vous expliquer, reprit l’homme. Selon vos instructions nous avons enlevé la jeune fille. La chose fut aisée : elle était seule avec son grand-père, l’aveugle. Je l’avais placée moi-même en travers de ma selle. Pour ne pas traverser le village, où nous aurions pu faire une rencontre dangereuse, nous avons pris à travers champs et bois et gagné une route déserte. Nous allions de toute la vitesse de nos montures. Mais soudain, à l’orée d’une petit bois d’érables surgit un cavalier. Aussi rapide que l’éclair, ce cavalier, ce démon plutôt, bondit sur moi, me renversa, s’empara de la jeune fille et disparut aussitôt dans la brume…

Un cri strident interrompit l’homme…

Ce cri venait d’être poussé par Olive elle-même qui, droite, livide, l’œil en feu, la lèvre écumante, regardait les trois hommes avec une fixité étrange. Puis elle parla avec une sorte de vivacité farouche :

— Un cavalier !… Un démon !… avez-vous dit ? Eh bien ! ce démon, ajouta-t-elle dans un ricanement de fauve, je le connais… je le devine… c’est Jackson !

Sans s’expliquer d’avantage Olive s’enfuit de la chaumière, laissant les trois cavaliers plongés dans le plus profond étonnement.

Sur la route la jeune fille lançait son cheval dans une course folle, échevelée