L’aveugle de Saint-Eustache/Bataille

Éditions Édouard Garand (10p. 16-20).

CHAPITRE VI

BATAILLE


Maître Moulin s’était précipité, tout plein de révérences et de courbettes, au risque de faire craquer son ventre arrondi. Mais l’un de ces messieurs, peu disposé sans doute aux excès de politesse, mit vite fin à tant d’obséquiosités de la part du maître de céans, en commandant d’une voix rude qu’on mit le couvert pour lui et ses amis.

L’aubergiste, retrouvant aussitôt son sourire ironique, conduisit les quatre hommes à une table près de la cheminée, les débarrassa de leurs fourrures, et s’en fut à la cuisine voir à la préparation du menu.

C’est alors seulement que l’un des quatre personnages, ayant jeté dans la salle un regard circulaire, aperçut nos trois amis qui, dans l’angle le plus reculé et le plus sombre, demeuraient silencieux. Et l’homme parut tressaillir. Il détourna les yeux aussitôt, se pencha vers son voisin de table et lui souffla quelques mots à l’oreille. L’autre à son tour lança un regard clair et froid vers le groupe presque statufié. Et Pierre Mailhiot, dit La Vrille, comprit que ce regard était rivé sur lui.

— Bon, se dit-il, je suis reconnu.

En effet, le personnage au même instant lui faisait signe d’approcher.

La Vrille jugea prudent de se rendre à cette discrète invitation.

— Eh bien ! mon ami, lui dit l’homme qui l’avait appelé, vous ne vous êtes donc pas mis en quête du docteur Chénier ?

La Vrille avait prévu cette question, et avec sa vivacité d’imagination il avait sa réponse toute prête. Comme le monsieur avait parlé un peu haut, La Vrille, avec une mimique qui n’eût pas déplu à Coquelin aîné, mit un doigt sur sa bouche, loucha de chaque côté de lui et souffla, dans le nez de son interlocuteur, un « Chut » si mystérieux que les quatre hommes se regardèrent avec surprise.

Et Pierre Mailhiot, dit La Vrille — comprimant l’éclat de rire qui lui grondait au ventre — ajouta dans un autre souffle non moins mystérieux et avec une mimique non moins drôle :

— Patience !… Le docteur sera ici dans une heure… chut !…

Et à reculons, à demi voûté, l’œil et l’oreille aux aguets — comme un malfaiteur quitte à pas de loup la place qu’il vient de dévaliser — La Vrille regagna son siège et ses amis.

Alors, l’un des quatre personnages laissa brusquement ses compagnons et sortit de l’auberge.

La Vrille se pencha vers ses amis et leur dit à voix basse :

— Ça commence à faire effet !

— Quoi donc ? interrogea Le Frisé tout interloqué.

— Ma singerie de tout à l’heure, quoi !

— Ah ! zut !… si j’comprends…

— Laisse donc faire, il n’y a rien à comprendre.

— Mais enfin, demanda Dupont, tu leur as parlé ?… que t’ont-ils dit ?

— Eux ?… Bien. Mais c’est moi qui leur ai dit que le docteur serait ici dans une heure.

— Ah ! ben, par exemple, fit Le Frisé, en v’là une idée.

— C’est ben simple, reprit. La Vrille. Tandis qu’on va garder nos quatre bonshommes ici, le docteur pourra continuer à faire ses affaires sans être dérangé. Ensuite, quand ils seront fatigués d’attendre, ils s’en iront.

Dupont se mit à rire.

Le Frisé fit observer à La Vrille :

— Oui, mais s’ils viennent à découvrir que tu les as trompés, gare à toi !

La Vrille esquissa un sourire de dédain et alluma sa pipe.

Quelques minutes plus tard, l’homme, qui était sorti, rentra. Entre cet homme et ses amis La Vrille surprit un regard d’intelligence et un sourire narquois.

— Bon ! souffla-t-il à ses compagnons, je gage qu’il se passe quelque chose !

— Quoi, penses-tu ? demanda Dupont.

— C’est ce que je voudrais ben savoir. Mais, là, faisons semblant de rien et observons.

Cependant Toinon dressait le couvert. Pour la circonstance et vu la qualité évidente des quatre personnages, elle avait arrangé sa tignasse rousse et passé à la hâte un tablier tout blanc.

Les quatre individus parurent manger de fort grand appétit les victuailles servies par Maître Moulin. Ils firent aussi largement honneur au vin de l’auberge. Nul doute que pour ces hôtes de marque le père Moulin dût avoir en réserve, tout au fond de sa cave, quelque vieux fût bien vénérable et bien buvable.

Toujours est-il que l’heure annoncée par La Vrille se passa. Nos quatre personnages, bien repus, avaient entamé à voix basse une conversation que nos amis eussent bien voulu saisir. Mais faute de mieux, ils se contentaient d’observer les physionomies des étrangers sur lesquelles il leur semblait lire des choses très intéressantes.

— Sais-tu une chose, La Vrille ? fit tout à coup Dupont.

— Non, tant que tu me l’auras pas dite.

— Et ben ! je s’rais d’avis qu’on s’en aille.

— Pourquoi ? demanda La Vrille.

— Pour rien, si tu veux. Mais on va pas rester ici comme ça en sentinelle, comme si on veillait des morts…

— Je t’approuve, Gusse, dit Le Frisé. Mais si on ne s’en va pas, moi je propose qu’on boive un coup !

— Soit, dit La Vrille, et c’est moi qui le paye.

Et La Vrille allait appeler le père Moulin, lorsque Dupont indiqua du regard la fenêtre. Or, par cette fenêtre, nos amis virent arriver trois cavaliers inconnus qui, une fois descendus de leurs montures, attachèrent celles-ci à la porte de l’auberge et entrèrent.

Ces nouveaux venus, bien que vêtus en civil, avaient parfaitement l’air et la mine de militaires de profession. Ils entrèrent dans l’auberge sans prêter attention aux quatre étrangers attablés au coin de la cheminée. Pas un geste, pas un regard, pas le moindre signe d’intelligence…

— Pourtant, se dit La Vrille, ces gens-là doivent se connaître. Le gros pochard tout à l’heure ne s’est pas absenté pour rien. Il a été faire prévenir ces cavaliers après que je lui eus dit que Chénier serait ici dans une heure.

Maître Moulin accourait déjà.

— Messieurs, faut-il mettre le couvert à cette table ?… Vos chevaux à l’écurie avec une bonne mesure d’avoine ?…

— Non… rien de tout cela, répondit l’un des cavaliers sur un ton rogue. Vous nous servirez seulement un pot de cidre à cette table. Et il désignait une troisième table placée dans un coin sombre près du comptoir et composant, avec la table de nos amis et celle des quatre inconnus, un triangle régulier.

Pendant que maître Moulin allait chercher le cidre commandé, pendant que les trois cavaliers s’entretenaient à voix basse, et pendant que les quatre inconnus fumaient et causaient aussi à mi-voix, Dupont demanda à La Vrille :

— Qu’est-ce que tu penses de ces nouveaux gaillards ?

— Pas grand’chose, répondit La Vrille.

— Savez-vous ce que je pense, moi ? dit Le Frisé. Je pense que tout ce monde-là s’est donné le mot. Et le mieux à faire pour nous autres serait de nous éclipser.

— Je crois que tu as raison, car on n’est plus en nombre s’il survient du grabuge.

— Partir comme ça tout d’un coup, ça aurait l’air de se sauver, émit Gusse Dupont.

— Dites donc rien, fit La Vrille, je vais payer une tournée, après quoi on filera. Tiens ! v’là justement le père Moulin qui remonte de sa cave.

En effet, le cabaretier venait déposer sur la table des trois cavaliers un pot de cidre et trois gobelets d’étain.

Mais à cette minute même la porte de l’auberge fut ouverte et un homme entra brusquement.

Un nom avait aussitôt retentit sur les lèvres de l’aubergiste :

— Monsieur le docteur !…

— Bonguienne ! gronda La Vrille, c’est Chénier !…

— Cette fois ça va y être ! murmura Le Frisé.

— Bonjour maître Moulin ! Bonjour mes amis ! salua le docteur en pénétrant dans la salle, tandis que son regard d’aigle scrutait les êtres et les choses autour de lui. Mais il s’avançait déjà, mains tendues, vers les trois patriotes.

— Vite… fuyez ! Ces gens-là sont ici pour vous arrêter !

— Filez sans faire semblant de rien ! ajouta Dupont.

— Nous serons là, termina Le Frisé, pour protéger votre retraite, si la chose devient nécessaire.

Chénier regarda ses amis avec un sourire très rassuré. De nouveau son regard clair et perçant étudia la physionomie des étrangers. Il s’aperçut qu’à ce moment les trois cavaliers et les quatre inconnus se faisaient des signes d’intelligence.

Chénier était brave, ardent et souvent téméraire ; et sa décision dans le danger — était-ce par habitude professionnelle ? — était vive.

Il s’avança aussitôt vers le comptoir derrière lequel maître Moulin s’occupait, depuis un instant, à ranger carafes et carafons, et il interpella ainsi le cabaretier :

— Dites-moi, maître Moulin, depuis quand donc votre auberge sert-elle de traquenard, et depuis quand y recevez-vous des malandrins ?

Et en même temps que ces paroles Chénier promenait sur les sept personnages inconnus un regard défiant et plein de mépris.

Alors, l’homme qui avait parlé à La Vrille et qui était sorti de l’auberge, une sorte de colosse à cheveux roux, s’approcha de Chénier et lui dit avec un mauvais sourire :

— Docteur Chénier, au nom de la loi nous vous arrêtons !

Ce fut ce que le colosse roux put dire. D’un vigoureux coup de poing à la figure Chénier avait étendu l’homme à ses pieds.

Du coup ce fut le feu aux poudres. Les autres inconnus avaient bondi pour s’élancer sur le docteur. Mais un rugissement éclatait :

— Sus, Dupont !… Tape, Le Frisé !…

C’était La Vrille qui hurlait, bondissait lui aussi, et d’un coup de poing formidable assommait à demi un compagnon du colosse.

D’autre part, Dupont et Le Frisé, ayant saisi chacun un escabeau, se plaçaient devant les trois cavaliers, faisant ainsi de ce côté un rempart au docteur.

— Messieurs… mes amis… messeigneurs… criait le père Moulin, pas de chicane dans mon auberge !… Voyons, la paix, docteur !… Et toi, La Vrille…

— Tais ta musique, vieille Moule ! hurla Le Frisé, ou sinon… Et l’escabeau du Frisé menaçait de voler à la tête du cabaretier.

À cet instant le docteur et La Vrille saisissaient un homme chacun et une lutte corps à corps s’engageait. C’est alors que les trois cavaliers exhibèrent des pistolets. L’un d’eux cria d’une voix retentissante :

— Attention !…

Mais l’escabeau du Frisé partit comme une flèche, vola, atteignit l’homme à la tête, le renversa… Deux coups de feu éclatèrent… Des cris de fureur et des jurons retentirent.

Le père Moulin vit l’une de ses carafes voler en éclats sous le choc d’une balle. Il n’en voulut pas voir davantage : prompt comme la foudre, il se jeta sous son comptoir.

Ce fut dès lors une lutte effrayante entre ces hommes que la rage la plus violente animait.

Le docteur était parvenu à soulever son homme qu’il passa sans plus de façons au travers d’une fenêtre.

Enlacé avec son adversaire, La Vrille se roulait sur le parquet ; et par mille efforts accumulés chacun d’eux cherchait à se débarrasser de l’étreinte de l’autre.

Plus loin Dupont et Le Frisé étaient en train de servir à leurs adversaires « une fessée à la canayenne ».

Mais la bataille n’était pas finie. L’individu renversé par l’escabeau du Frisé et le grand rouge assommée un moment par le coup de poing du docteur, revenaient tout à coup à la charge et se jetaient avec fureur sur Chénier. Pour celui-ci la lutte n’était plus égale…

Mais voilà soudain des vociférations qui partent de la cuisine et qui surgissent dans la salle ; et voilà Toinon armée d’un balai qu’elle brandit et Philibert avec un tisonnier, et tous deux s’élancent à l’aide du docteur.

Du coup la partie redevenait égale, en dépit des cris du cabaretier qui, un moment, avait passé sa tête par-dessus son comptoir comme jour juger du progrès de la lutte.

— À l’ordre, Toinon ! Rentre dans ta cuisine !… Philibert, Je te chasse !… Va’t-en… Ah ! les vauriens…

Voyant que ses ordres n’étaient pas écoutés, et redoutant le choc d’un projectile quelconque, maître Moulin se renfonça sous le comptoir. Parmi les hurlements, les vociférations, les chocs de tous genres, les bris de verres, les craquements de meubles écrasés, le cabaretier se prit à calculer les dégâts qu’on allait lui causer, et à réfléchir sur la grosse responsabilité qu’on ne manquerait pas de faire peser sur lui.

Le pauvre homme se lamentait à tous les saints du calendrier, sinon à ceux du Paradis, chaque fois que le fracas d’un meuble éreinté parvenait à son oreille. Mais les lamentations du cabaretier demeuraient vaines : la bataille se poursuivait, acharnée de plus en plus.

Enfin, nos amis eurent le dessus.

Une seconde fois le docteur passait un homme par la même fenêtre à laquelle il ne restait pas la moindre parcelle de vitre.

La Vrille, à son tour, flanquait son homme au travers de la porte. Et, enfin, Dupont, Le Frisé et Philibert finissaient de nettoyer l’auberge. Et l’on put voir, la minute suivante, les trois cavaliers tout moulus, tout bossués, tout sanglants, monter précipitamment sur leurs chevaux et prendre la fuite piteusement suivis des quatre officiers du Gouvernement, tout éclopés eux aussi, et courant clopin-clopant.

Alors la voix enrouée de La Vrille hurla :

— Victoire !

— Victoire !… répondirent du dehors trois voix fortes. Au même instant Albert Guillemain et les deux fils du père Marin se ruaient dans l’auberge.

Puis un rire énorme éclata… et ce fut une huée à l’adresse des fuyards que les villageois s’étaient mis à poursuivre.

Dans la salle de l’auberge on se félicita… on se serra la main chaudement… on embrassa Toinon dont le balai avait pour sa part contribué à la victoire générale… Puis on chercha le cabaretier dans le but d’arroser joyeusement le premier triomphe.

— Où es-tu, vieille Moule ? clama Le Frisé qui venait de sauter par-dessus le comptoir.

Il s’était baissé pour se relever aussitôt et pousser un formidable éclat de rire.

— Venez voir, vous autres… venez voir ce vieux lascar, cette vieille moule, cette vieille femme peureuse !… Et Le Frisé riait en se tenant les côtes.

Tout le monde accourut. D’autres éclats de rire partirent.

Sur un amas de bouteilles, de cruches, de carafes, de carafons, maître Moulin demeurait étendu. Mais il faisait si sombre sous le comptoir qu’on n’entrevoyait que la silhouette diffuse du cabaretier.

Des mains s’avancèrent et se saisirent du bonhomme qui, en un instant, fut retiré de sa couche originale, soulevé et déposé sur le comptoir au milieu du rire général. Mais ce rire cessa tout à coup… le cabaretier demeurait étendu sans mouvement. D’instinct on se rapprocha, on palpa, on murmura, on s’entre-regarda avec stupeur… Puis il se produisit un recul et sur chaque visage l’épouvante se peignit. Le cabaretier était mort… il était mort de peur selon toute apparence !…

Et maintenant, après le vacarme monstrueux de la tempête, un silence lourd, glacial et funèbre plana sur cette scène.

Le docteur Chénier s’était penché sur le cadavre du père Moulin et cherchait à découvrir un symptôme de vie. Toinon sanglotait. Philibert et les autres demeuraient silencieux et consternés.

Mais pendant qu’on regarde ce cadavre, pendant qu’on cherche à s’expliquer cette mort si soudaine et si imprévue, des cris stridents retentissent au dehors.

Déjà l’on craint le retour probable des ennemis. Le premier, Chénier fait un bond jusqu’à la porte qu’il franchit. Mais il s’arrête, tremblant, éperdu… Les autres l’ont rejoint… et tous, dans le premier moment, demeurent saisis d’horreur.

Sur le chemin un vieillard, tête nue et sanglotant, court. Il court les bras tendus en avant… Il bute… il tombe… il se relève… rugit… trébuche et roule encore sur la neige pour se relever la face sanglante et se remettre à courir. Une foule, agitée, hurlante, le suit.

On crie :

— Arrêtez-le !… il va s’assommer !…

À voir la foule délirante, on l’eût dit ameutée et courant après un assassin ou un voleur.

Et le vieillard va plus vite comme électrisé par la voix grondante de la foule. Il tombe encore…

Alors Octave avec un accent de la plus profonde stupéfaction s’écrie :

— Sacré tonnerre… c’est le père !…

C’était l’aveugle, en effet… c’était le père Marin.

Mais déjà Chénier s’est rué vers le pauvre vieux, il l’a soulevé dans ses bras robustes, et en courant il l’emmène à l’auberge. Là, entouré de ses fils et des patriotes, l’aveugle continue à gémir, à sangloter, à balbutier des mots incompréhensibles.

Enfin, aux questions pressantes qu’on lui pose, le vieux, entre deux sanglots, parvient à bégayer :

— Louisette… c’est Louisette qu’on a enlevée… là, chez-nous… tout à l’heure…

La voix lui manque, il s’évanouit.

Un cri venait de retentir :

— Malheur ! clama Guillemain. Et il s’élança suivi des autres patriotes, vers la maison du père Marin.

Chénier, pendant ce temps, aidé de Toinon, donnait ses soins au pauvre vieux évanoui.