Imprimerie Bénard (p. 37-48).


III


La villa de Mme  de Ryvère, sorte de cottage américain très bas, très blanc rayé de rouge sang de bœuf, perdu dans les dunes d’or fauve. Un petit parc, avec de tout petits arbres encore bien jeunes, semble-t-il, et qui donnent de l’ombre à peine. Des allées bien ratissées, bien tracées, circulent entre des pelouses vertes, bien vertes, d’un vert trop cru. Dans un coin du jardin, un petit pavillon chinois de style rococo et quelque peu hindou. Des rideaux légers qui sont tirés. Du soleil qui lave tout de son or. Décor modern’style.

Dans le pavillon, Marthe de Ryvère, un livre ouvert sur les genoux, regarde deux hommes qui gravissent lentement le sentier des dunes. L’un est son fils Hector et l’autre d’Estinnes. Ils devisent avec animation et Mme  de Ryvère pense… elle pense à Suzanne qu’elle vient de quitter.

Arrivé au cottage, Hector ouvre la barrière et les deux amis se dirigent vers Marthe qui vient d’apparaître sur le seuil de la pagode ensoleillée.

Mme  de RYVÈRE. — Eh bien ?

HECTOR. — Rien.

Mme  de RYVÈRE. — Le résultat ?

D’ESTINNES, s’asseyant et épongeant la sueur qui perle à son front. Il parle d’une voix très lasse. — On ne se battra pas.

Mme  de RYVÈRE. — Vous dites ?

HECTOR. — La vérité, maman. On a décidé que la disproportion d’âge empêchait une rencontre sérieuse entre Margeret et ton ami d’Estinnes que je te ramène directement, car il voulait te voir.

Mme  de RYVÈRE, (perdue dans de profondes réflexions). — C’est sans appel ? Le silence seul lui répond.

Mme  de RYVÈRE. — Qui a décidé cela ?

HECTOR. — Les témoins de Margeret étaient Ritomer, le petit londonien, et Marc de Lorcé. J’assistais en part adverse avec le lieutenant Debray. On a discuté longuement et, selon nos instructions, nous avons refusé carrément toute rétractation de l’appréciation de d’Estinnes à l’endroit du séducteur. Marc nous a fait remarquer alors que notre ami n’avait aucune qualité pour relever l’affront reçu par Mme de Mimyane… ou plutôt par monsieur son mari ; que nous ne vivions plus dans un temps où les chevaliers errants étaient encore admis à rompre des lances en l’honneur des châtelaines inconnues. J’ai cru un moment que l’affaire allait mal tourner et que le duel allait se poursuivre entre les témoins. On était énervé. Il faisait, au Casino, une chaleur si réellement atroce…

D’ESTINNES. — Il paraît que plus tard, c’est le petit Ritomer qui a sorti le motif de l’âge. C’était la suprême défense d’un Margeret qui a peur de croiser le fer avec un galant homme.

Mme  de RYVÈRE. — Pauvre ami d’Estinnes.

HECTOR. — Au fait, Margeret était seul offensé, offensé par notre client. Puisqu’il était entendu qu’on ne pouvait remplacer Mimyane. Les rôles étaient changés. Une non-rencontre ne pouvait entacher en rien l’honneur de d’Estinnes. C’est ce que m’a fait remarquer Debray fort justement. Nous pouvions sortir la tête haute, tandis que Margeret…

Mme  de RYVÈRE. — Une autre fois, permettez que les femmes s’en mêlent pour faire décider le contraire.

HECTOR. — Tu trouves que nous avons mal fait ?

Mme  de RYVÈRE. — Non, Hector. Du moment que vous avez agi selon votre conscience et non pas un peu aussi dans le but d’épargner le sang de notre ami.

D’ESTINNES. — N’est-ce pas, Madame de Ryvère, qu’il est parlé quelque part dans La Fontaine du coup de pied…

Mme  de RYVÈRE. — Vous, d’Estinnes, vous ne pouvez avoir d’autre avis que celui de vos témoins et je remercie ceux-ci dans la personne de mon fils… À Hector. Toi, veux-tu bien me laisser en tête à tête quelques instants avec notre don Quichotte de la Manche ? J’ai un petit sermon à lui faire.

HECTOR. — Détestant les sermons, quels qu’ils soient, je me sauve.

Mme  de RYVÈRE. — Encore un mot, monsieur mon fils. Personne ne connaît votre décision ?

HECTOR. — Un tiers, M. de Mimyane, étant en cause, il a été décidé qu’un procès-verbal ne serait pas publié.

Mme  de RYVÈRE. — Tout va bien, alors. Toi, tu seras discret, car tu es mon fils. Demande au lieutenant Debray de l’être autant que toi-même. Il ne faut pas que Suzanne sache. Je me charge de lui tout apprendre… (plus bas) à ma façon.

Hector s’éloigne en sifflant un air martial. Mme  de Ryvère fait asseoir d’Estinnes sur un canapé de rotin et, familièrement, elle prend place près de lui.

D’ESTINNES. — Pourquoi devez-vous dire à Suzanne ?

Mme  de RYVÈRE. — Dame, parce que c’est encore le meilleur moyen qu’elle le sache. Votre geste a été très beau et comme il faut… comme il a été nécessaire que Mme  de Mimyane vous aime…

D’ESTINNES. — Moi ?

Mme  de RYVÈRE. — Vous, mon cher d’Estinnes, bien que cela vous étonne. Il faut que Suzanne vous aime et tous les moyens, je les trouverai aussi excellents qu’honnêtes pour atteindre mon but. Je ne dis rien toutefois qui soit impossible. Je le répète, vous avez eu un beau geste, bien qu’un peu inutile, à ce qu’il paraît ; et les beaux gestes sont trop rares en ce siècle de veulerie pour ne point les révéler.

D’ESTINNES. — Vous me cachez le fond de votre pensée.

Mme  de RYVÈRE. — Écoutez, d’Estinnes. Je vous sais un bon terre-neuve, capable de tous les dévouements, de tous les sacrifices et, qui plus est, d’une discrétion absolue. Nous avons un sauvetage à opérer. Serez-vous des nôtres ?

D’ESTINNES. — Ma devise est celle de la maison de Nevers : J’y suis.

Mme  de RYVÈRE (lui tendant la main qu’il prend). — Je vous permets de me baiser la main. Notre chère petite Suzanne qui est malheureuse, très malheureuse… n’allez jamais le lui dire, au moins… se trouve à un instant critique entre tous, dans son existence d’honnête femme. Si je n’arrive à y mettre ordre, cela peut finir très mal, car Suzon est capable de prendre un amant, ce qui est fort mal, et de faire un esclandre, ce qui est bien plus irréparable en somme. On a eu tort de la jeter toute vivante, toute vibrante à cet affreux Mimyane. Un homme de cet âge et de cette santé n’épouse pas une jeune fille de ce tempérament. Bref, Suzanne est devenue femme seulement sur le tard… trop tard, me paraît-il, car à ce moment son ignoble mariage était accompli.

D’ESTINNES. — Bref, elle n’aime plus son mari.

Mme  de RYVÈRE. — Elle ne l’a jamais aimé. Mettez-vous à sa place, mon brave d’Estinnes. Pensez un peu que… (avec un profond dégoût) ou non, n’y pensez pas, c’est trop vilain… Eh bien, voici que je n’y suis plus du tout… Que disais-je ?

D’ESTINNES. — Qu’elle n’avait jamais aimé Mimyane.

Mme  de RYVÈRE. — Vous autres, les hommes, que comprendrez-vous jamais aux choses du sentiment ? En nous, il n’y a pas seulement l’âme dévouée qui fait l’épouse et la mère, il y a encore et surtout… et avant tout, le cœur fougueux qui fait la femme, la créature de chair et d’os… la femme enfin, la vraie femme. Il y a l’être féminin qui sourit, s’émeut, souffre, vit, palpite. Quelles que soient l’éducation, les conventions morales ou de caste, il y a la nature qui a des droits imprescriptibles qu’elle entend réclamer hautement quand on songe à lui en refuser le libre exercice. Et qu’exige cet être, en somme ?

D’ESTINNES. — Un peu de volupté.

Mme  de RYVÈRE. — Disons : un peu d’amour.

D’ESTINNES. — D’aucunes s’en passent. Les sœurs de charité…

Mme  de RYVÈRE. — Ne posons pas le problème de cette façon, mon cher ami, car je serais encore bien capable de vous servir l’une de ces énormités qu’avait Mme  de Ryvère à vingt ans. Certes, il y a des monstres, mais pour rester longtemps dans sa chrysalide, la féminité charmante n’en devient pas moins et presque toujours un beau papillon multicolore, lorsque le grand soleil lui a réservé, pour lui seul, la caresse de l’un de ses rayons un peu plus ardents que d’habitude.

D’ESTINNES. — Bref, Mimyane ne peut donner…

Mme  de RYVÈRE. — Rien. Ce pauvre baron ! Or, Suzon est femme, véritablement femme et totalement femme… depuis un mois. La chrysalide s’est brisée et le petit papillon voltige… voltige éperdument, les antennes en avant… Ses yeux ont des clartés étranges, ses lèvres flamboient. Ça passera, tout passe, les meilleures choses et les pires ; mais, en attendant, il y a incendie qui deviendra un désastre si on ne l’étouffe à temps.

D’ESTINNES. — J’entends que je vous aide à faire la part du feu.

Mme  de RYVÈRE. — Et qu’entre deux maux dont l’alternative est inévitable, nous choisissions le moindre. Morale bizarre que celle-là et cependant, c’est la mienne et je vous certifie que c’est encore la meilleure, d’Estinnes. Suzanne ne sait encore où placer son cœur. Le beau papillon, les antennes inquiètes, cherche la fleur où se poser et se dit : Où diable dois-je m’adresser pour avoir le plus de suc, le suc le plus fin, le plus délicat, celui qui grisera totalement ?

D’ESTINNES. — Vous m’amusez, Madame de Ryvère, avec vos images… extraordinaires.

Mme de RYVÈRE. — J’ai quarante-cinq ans, pensez que je radote et laissez-moi poursuivre. Le moyen le plus simple eût été que Mimyane l’eût rendue mère. C’est le dérivatif fameux que nous offrent messieurs nos maris, à défaut d’autre et quand notre amour commence à les encombrer, c’est-à-dire trois mois après le mariage.

D’ESTINNES. — On ne peut espérer sérieusement que le baron fasse souche.

Mme de RYVÈRE. — Soyons sérieux, d’Estinnes. Suzon vous estime beaucoup, beaucoup plus que vous ne le pensez. Elle sait que, pour elle, vous avez provoqué Margeret. C’est, pour cette folle cervelle, la révélation de la jeunesse que lui cachaient ces jolis cheveux de neige que vous portez si élégamment, si élégamment que vous n’avez jamais songé à les faire teindre. Continuez à jouer au brutal. Non, pas de mandoline, de compliment à la crème pistache, des romances ; mais de la force, de la virilité. Devant elle, bousculez son mari, souffletez vos valets, cravachez votre maîtresse si vous en avez une, bousculez-la elle-même si l’occasion s’en présente. Soyez en tout et surtout le maître, et Suzanne sera bien près de vous aimer réellement.

D’ESTINNES. — Le pauvre rôle que vous me ferez jouer là.

Mme  de RYVÈRE. — Préférez-vous que dès demain elle aille se jeter dans les bras de Margeret ? À votre aise.

D’ESTINNES. — Cela non, par exemple. Mais, elle le hait.

Mme de RYVÈRE. — Homme jeune ! Quand je vous prophétisais que jamais vous ne connaîtriez le cœur féminin ! Elle le hait, oui, elle le hait avec passion. Elle y met même un tel acharnement que je pense que la vérité est contraire à la parole. Elle aime Margeret qui la baisa aux lèvres… ce baiser est son premier baiser, ne l’oubliez jamais.

D’ESTINNES. — Aimer cet homme ? Allons donc !

Mme  de RYVÈRE. — Elle l’aime, vous dis-je, parce qu’il est le maître qui commande, qui dit l’effrayant et si doux « je veux ». Celui dont l’étreinte fait mal, dont la bouche fait saigner… l’amant, enfin.

D’ESTINNES. — Elle est sa maîtresse ?

Mme  de RYVÈRE. — Je n’ai pas dit cela. Cela serait et je le saurais que vous vous ne sauriez pas. Elle lutte encore contre elle-même, mon cher ; mais je connais l’issue fatale de ces luttes plus amusantes que sérieuses entre le cœur et la raison, entre la nature aveugle et le préjugé réfléchi. C’est toujours le cœur et la nature qui l’emportent.

D’ESTINNES. — Vous êtes vraiment réconfortante.

Mme  de RYVÈRE. — Oh ! moi aussi, j’eus de mauvais moments avant que d’avoir les cheveux grisonnants.

D’ESTINNES. — Toutes les âmes ne se ressemblent pas.

Mme  de RYVÈRE. — Oui, mais toutes les femmes sont les mêmes.

D’ESTINNES. — Vous en êtes sortie victorieusement cependant.

Mme  de RYVÈRE. — J’avais un fils, d’Estinnes. — Refusez-vous m’aider ?

D’ESTINNES. — J’accepte.

Mme  de RYVÈRE. — Merci.

D’ESTINNES (mélancolique). — Il n’y a pas de quoi vraiment.

Mme  de RYVÈRE. — Mais, vous resterez dans les limites des déclarations passionnées, des serrements de mains ou de bras… si vous allez jusque-là. Je vous permets même un baiser bien franc dans la nuque, un soir de bal… Vous la bousculerez, ma Suzanne, mais… vous ne la chiffonnerez pas.

D’ESTINNES. — C’est plus facile à dire…

Mme  de RYVÈRE. — On dit cela à vingt ans… ou à trente.

D’ESTINNES (baissant la tête). — C’est vrai. Je suis vieux.