L’auberge des poètes
L’AUBERGE DES POÈTES
Scène I
Les bruissements du printemps, comme des vols de hannetons, fourmillent dans ma tête et guident ma plume. L’ombre même est d’azur et elle aveugle ce papier. Voici qu’au delà du gave clabaudeur le vieux poète descend le coteau et vient faire le sujet de ma comédie. Aidez-moi, fourmis, boutons-d’or, cloches des bœufs, brise qui cornes doucement à mon oreille droite ! Inspirez-moi ce que le vieux poète va dire à
L’AUBERGISTE, assis sur le banc devant sa porte.
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Vous devriez mettre sur votre enseigne, à la place de ce cheval blanc, un âne à l’oreille cassé. J’en sais un qui, entre Orthez et Navarrenx, traîne une voiturette où les poules encagées font un gloussement d’or…
Si je n’entendais pas que j’ai affaire à un pauvre d’esprit, je vous ferais mettre en prison.
Excusez-moi. J’ai pris l’habitude de la poésie.
Je me moque de vos monologues. Otez-vous de devant mes yeux.
Voilà un franc. Pouvez-vous me donner à manger et à coucher ?
Puisque vous payez, c’est bien. Entrez. Asseyez-vous là. Est-ce que vous avez reçu l’averse de midi sur le dos ?
Il y avait un trou dans le talus, où j’ai laissé passer le plus fort. Je pense que quelquefois un cantonnier y casse la croûte, ou un lièvre y creuse la place de son derrière. Laissez-moi suspendre mon sac, pour que la chemise qui y est se sèche au chenêt ?
Il est bien troué votre sac !
C’est le sac d’Esope qui était bossu et sage, et qui a composé des fables. Il y avait aussi Babrius qui devait chausser des lunettes d’émeraude et Jean de La Fontaine qui chaussait ses bas à l’envers.
Avez-vous jamais reçu leurs grandes Ombres dans votre gargote ? Elle leur eût agréé parce que le plafond est enfumé. Et cette vessie canulée de roseau pour donner des lavements aux bœufs les aurait fait rire.
Je vous défends d’ajouter un mot de plus. Voici votre assiette de soupe et votre tasse de vin. Quand vous aurez sommeil vous irez dormir dans le foin au-dessus de l’écurie.
Scène II
Dans un réduit, au-dessus de l’écurie de l’auberge, à neuf heures du soir. Une lucarne encadre, au Sud, le silencieux et brillant Orion.
Entre ces sacs usés et cette paille, je ne suis pas trop mal… Que j’aime ces vieilles étoiles au feu si pur qu’il a l’air d’être au fond d’un lac ! J’ai bien fait de quitter mes souliers. Les remettre demain sera dur, mais ils me cuisaient. Il est cruel de marcher par cette saison, quand la terre trempée comme une violette raidit votre culotte et fend le cuir. J’ai tant goûté dans ma jeunesse cette phase des grêles rieuses et des bourgeons et des champs où le blé met un duvet pareil à celui des oies qui sortent de l’œuf ! Quel butor que cet aubergiste ! J’ai vu le moment qu’il allait me faire conduire en prison. C’est surtout l’allusion aux fabulistes qui l’a irrité, plus encore que mon idée de vouloir remplacer par un âne le cheval de son enseigne… Qui donc parle là ?
Ne crains pas mon Ombre qui, s’étant entendu nommer, a voulu te rendre visite et qui devance de quelques minutes les Ombres de Babrius et du bonhomme Jean. Elles se sont attardées dans la nuit sereine, épiant dans les chemins de traverse les petits cris que poussent les primevères devant la nudité des astres. Quant à moi, tu le sais, les passions qui vivent aux cœurs des choses ne m’intéressent pas à ce point, mais plutôt ces autres passions qui vivent par exemple dans l’esprit d’un avare, d’un glorieux ou d’un gourmand. Ainsi, ce soir, ô cher poète ! j’ai passé le seuil de cette hôtellerie graisseuse et invité mes amis d’en faire autant à cause de ce sublime gargotier chez qui tu gîtes. Cet homme n’est pas un homme, mais une Fable — ou mieux le mythe de toute une humanité presque, un système comme celui des Poissons, des Balances, du Chariot ou de cet Orion dont l’oblique majesté vainc ce soir la crasse de ce verre. En un mot, le seul nom de la Muse détraque toute la mécanique intérieure à quoi s’adaptent ses membres et la secoue d’un grand tremblement. Mais voici les deux autres qui t’en diraient autant, et nous nous sommes juré, de concert avec toi, si tu le veux, de nous jouer de ce féroce qui t’oblige à coucher, toi notre frère, sur cette litière pourrie.
Nous avons, pour aider à notre joyeux dessein, la complicité de la plus douce lune. Son œil bleu fouille en ce moment les terriers les plus secrets et compte jusqu’aux poils des lapins.
La nuit est semblable à la plus claire de chez nous quand les faunes, la barbe engluée de miel, faisaient, frappant le sol, un bruit de tambour et quand les renards, pour teindre de bleu l’intérieur de leurs idées, humaient à plein poumon l’haleine de la déesse.
Ô camarades ! Comme le son du pipeau s’accorde au bourdonnement des lyres (ainsi le chant du coucou aux abeilles), mon cœur bat la mesure de vos cœurs. Quelle heure est-il ?
Scène III
Il est minuit. Chaque note du rossignol forme une goutte de rosée. De même que dans les bancs de soleil dansent les poussières de la terre, dans les rais bleus de la lune dansent les atomes de l’eau. Les Ombres des trois fabulistes suivent le vieux poète qui, s’étant glissé hors du taudis, par la lucarne, rampe sur le toit pour leur montrer le chemin.
J’ai cru comprendre que c’est au-dessus de la cuisine que sa femme et lui couchent… Il y a de la lumière aux volets qu’ils ont laissés entr’ouverts. Qu’une de vos Ombres me précède et s’assure, avant de s’y glisser complètement, que c’est bien la chambre conjugale des deux fripe-sauce.
Eh ! oui. Comme ils ronflent ! La lanterbe de lécurie, qu’ils ont oubliée au pied du litéclaire dans la table de nuit l’oreille du pot-de-chambre joufflu. Avant tout, et pour commencer le cours de nos plaisantes vengeances, je vais les lier pieds et poings.
N’est-ce point trop cruel ? De quels liens vous servir ?
Des plus blessants pour de pareils êtres de liens de pervenches fleuries.
Ô psychologue !
Que vos ombres, Ésope et Babrius, épiant par la fenetre mes mouvements, attendent que je leur fasse signe de me rejoindre ? Quant à toi, bon vieux poète, dont le corps n’est ni invisible ni silencieux, passe par l’œil-de-bœuf du grenier. Et tu pourras, par les trous de rat de la cloison contiguë à la chambre où nous nous tiendrons tous trois, voir et entendre nos jeux.
Scène IV
Dans la chambre de l’Aubergiste les trois Ombres de Jean de la Fontaine, de Babrius et d’Ésope, chacune dans un coin. Le décor est laid, mais une planète pleure son feu entre les contrevents.
Tiens ? La chandelle brûle encore dans la lanterne ! Ma femme qui s’est mise au lit après moi aurait pu se dire que l’on ne donne pas le suif pour rien… Elle ronfle comme une batteuse… Mais pourquoi suis-je ainsi ficelé ?
posant le pied sur le plancher, et
les entraîne jusqu’au lumignon
qui lui révèle les pervenches encore
en pleurs d’avoir ouï le rossignol ;
et les ayant vus il appelle :
Au secours !
Qu’as-tu ? Mais qu’as-tu ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Je suis couvert de fleurs !
Hélas ! M’en voici tout ornée comme toi ! C’est le tour que nous aura joué quelque méchant sorcier. Je me méfie depuis longtemps de notre chat. La voisine m’a assuré que, la nuit, tantôt il brouille le vinaigre, tantôt il falsifie les actes de la mairie. Il aura cherché, parce que je l’ai battu hier, le moyen de nous humilier et il s’est servi dans ce but de ces mauvaises herbes.
Le fait est que je ne suis pas fier.
Quand on est touché par ces fleurs-là, je pense que l’on est possédé par une grande honte et une grande colère.
C’est ce que je ressens.
Pourquoi accuser injustement Rominagrobis ? Pourquoi s’aigrir au sujet d’un si joli chef-d’œuvre des dieux, cette pervenche qui a la forme d’une cellule d’abeille et la couleur d’un jour calme ?
C’est donc que ce n’est pas le chat ! Tiens ! Voilà pour toi, invisible porc !
avec les lianes fleuries.
La brise dont tu m’éventes est si douce que l’on croirait au souffle de quelque jeune fille rêvant qu’elle gonfle la voile du vaisseau qui ramène son fiancé.
Mon homme ! Je ne t’ai jamais senti aussi insulté. Ce doit être un, ou plusieurs démons. Frappons-les !
Un jour, Iris voulant feindre
Sa présence au paradis
Par les pervenches fil peindre
L’étoffe de son tapis.
C’en est trop ! Tiens, toi ! Voilà pour ton monologue, puisque je n’ai pas autre chose sous la main !
contre le mur.
Pourquoi maltraites-tu l’argile ? Celle-ci n’avait pas une forme grossière et, malgré l’usage à quoi vous la soumettiez, tu eusses pu prendre exemple de la douceur de son vernis. Pourquoi une gerbe de fleurs gracieuses te met-elle si fort en colère ? Ramasse donc ces corolles éparses et réunis-les à celles qui, déjà, ornent le corps de ton épouse.
Et, sans résister davantage à ce que tu ressens de divin en toi, admire ces pétales qui semblent les yeux mêmes du Printemps.
Scène V
Dans le grenier le vieux poète vient d’assister en spectateur, par un trou de la cloison, à la scène précédente. La nuit se déroule et son azur tremble dans un silence que ride seul, par moments, le chant du rossignol. Les rouages de la vieille mécanique du monde glissent sans effort.
Quelle joie d’assister à une fête de l’esprit et quel honneur d’appartenir, oh ! bien humblement, à une corporation si habile à manier le caractère humain et à tailler dedans un sonnet ou une fable, comme un savetier un soulier dans du cuir ! L’amitié de telles Ombres attendrit ma vieillesse habituée au rudoiement de rustres pareils à celui-ci que je vois, par ce trou, baver — tel un escargot ! — sur les fleurs qu’il a mutilées… Mais le voici qui revient s’étendre auprès de sa digne moitié… Les Ombres amies des fabulistes se taisent. Que préparent-elles encore ? Il n’est pas permis de croire que jamais se repose l’imagination de tels poètes. Ma lanterne est éteinte, mais la grave lueur des astres suffit à l’éclairage de cette comédie.
Scène VI
Encore dans la chambre des aubergistes.
Maintenant que te voilà enfin recouché, il ne sera pas dit, aubergiste, que nous ayons usé d’inclémence envers ta femme et toi. Nous n’allons plus faire briller à tes yeux, mais laisser chanter en toi, cette nature qui suivait moins Orphée aux enfers qu’il ne l’y entraînait dans son cœur et dans sa voix. Peut-être, de ta vie, n’as-tu songé que la musique du rossignol pût signifier quelque chose ? Écoute ?
Vous tairez-vous, lâches démons !
Chères Ombres fraternelles, tenons-nous coites, selon son désir, afin de le laisser rêver.
du cœur d’une touffe de lilas. C’est
Cette nuit est comme une île sereine au milieu de l’aimable saison inquiète où l’on s’agace de voir flâner les bourgeons.
Au réveil, on croit qu’il fera beau temps, on l’annonce. Mais la nuée pleure comme une enfant et fait grise mine à travers le balancement du catalpa.
… Ou bien si l’on pense que la journée sera pluvieuse, ce n’est pas vrai.
Mais ce soir la nuit est lente comme une déesse et les Ombres des grands poètes font escale dans la baie de la lune.
… Voici Ésope, et Babrius, et Jean dont la fable est pareille au bruit de la fontaine.
Aubergiste ! Ils t’ont enseigné le cœur et la teinte de la pervenche ? Que je t’apprenne le son de l’Amour qui garde les sources de ma voix, de l’Amour qui met sur la poitrine des vierges un bouquet d’œillets aussi dru qu’un baiser sur la joue.
Le misérable gargotier vient de tirer sur le rossignol !
Rassurez-vous. Le fusil d’un gargotier ne peut tuer un rossignol.
Ton pipeau, grande nature,
Ne souffre point qu’une hure
S’ajuste à son embouchure.
Qu’il fasse bouger la mer
Ou qu’il berce un cheveu, l’air
Ne résonne qu’au cœur fier.