Éditions Édouard Garand (16p. 69-71).

CHAPITRE XXIII.

LE FEU DE L’ÂTRE


Les jours de vie heureuse sont comme l’eau claire des ruisseaux qui chante sur les roches ; ils fuient, courent, volent et quand le soleil descend à l’horizon on est tout émerveillé de la rapidité de sa course.

Trois ans s’étaient écoulés depuis l’installation définitive d’Étienne et de sa famille dans la bonne cité mascoutaine et, depuis ce moment, la vieille grande maison de bois de la rue Girouard avait vibré d’une vie intense.

Insensiblement, l’industriel avait passé à son fils la direction de l’usine et, s’il faisait quand même sa visite habituelle, c’était comme un père qui vient rendre visite à sa fille avantageusement mariée, pour constater avec satisfaction l’esprit d’ordre, la bonne tenue, la douce fraternité qui n’avait cessé d’y régner.

Au cours de ces visites, il se faisait quelque fois accompagner de petit Pierre, maintenant un solide gaillard de trois ans, que le spectacle de la vie du moulin, la musique grêle des cylindres broyant le blé d’or, les palpitations poudreuses des blutoirs, les pâtes ivoirine que les couteaux tranchaient jetaient dans l’émerveillement.

À son retour à la maison, deux autres petits bras se tendaient vers lui et le bon vieillard saisissait avec ivresse Laurette, la jolie pouponne qui, depuis un an, était venue apporter dans le ménage de l’ex-journaliste un regain de sève et un nouveau lien.

Entre sa femme, ses enfants, ses petits enfants et son usine dont la vie était maintenant assurée, le minotier se proclamait le plus heureux des hommes.

— Voilà que je deviens paresseux, ma bonne Laure et si je ne réagis pas, je vais devenir bedonnant et injambe… C’est extraordinaire comme l’on s’habitue vite à l’indolence !

— Eh ! bien, voyageons…

— Voyager, c’est facile à dire ; mais alors songes-tu à tout ce qu’il nous manquerait loin d’ici ? Pourrais-tu dormir tranquille si tu n’avais pas embrassé nos deux mioches avant de te mettre au lit ?…

— Tu as raison, Pierre, tout nous retient…

— J’ai rencontré le père Larue, ce matin… tu sais que, comme récompense de son long service, Étienne avait décidé de le mettre à sa retraite. À cette nouvelle, le bonhomme exultait… Il allait devenir rentier !

— Il l’avait certes bien mérité…

— Oui, je ne le conteste pas… Cependant, ce matin, il me demandait de lui rendre son emploi… Mais oui, il ne peut vivre à ne rien faire… Tandis que moi, ma foi, je ne trouve pas cela si désagréable…

— Mais tu engraisses…

— C’est que je suis trop parfaitement heureux, ma chère femme…

Mais le brave homme exagérait et s’il avait maintenant la majeure partie de ses jours à employer à sa guise, il savait les occuper utilement. Après avoir été meunier, il s’était improvisé jardinier-fleuriste et son parterre faisait l’envie de toute la population de la ville où le culte des fleurs est cependant l’objet d’une dévotion particulière.

Étienne, enfin conscient de la beauté de l’œuvre à la fois sociale et nationale que peut accomplir l’industriel consciencieux de ses devoirs, entourait le vieux moulin d’une sollicitude jalouse. Ses rêves ambitieux — mais de cette ambition saine et dégagée d’égoïsme, qui a pour fin non seulement le succès financier ; mais aussi le bonheur des autres et la grandeur de la nation — l’avaient incité à opérer dans l’usine de nombreuses novations. Peu à peu, il avait intéressé financièrement chacun de ses ouvriers au succès de l’entreprise, l’un d’entre eux les représentait maintenant au conseil d’administration de la compagnie et chaque année, les employés recevaient leurs parts de dividendes, ce qui avait développé encore l’émulation chez eux. Plus que jamais, c’était pour tous et chacun « notre moulin » et parmi le personnel tout entier régnait l’esprit de solidarité, gage de forts rendements et de succès toujours plus grands.

Aussi, adorait-on le nouveau maître à l’égal du vieux minotier et l’influence directrice qu’il avait su prendre sur ceux qu’il considérait comme ses collaborateurs commençait à se faire sentir sur la vie de la cité toute entière.

Que cette réalité tangible et fructueuse était infiniment plus réconfortante que ses rêves stériles d’autrefois ! Qu’il y avait loin entre ses conférences grandiloques, débitées avec emphase devant un auditoire de snobs, entre ses conceptions livresques de l’âme populaire et la réalité si simple en sa grandeur !

Et comment avait-il été si longtemps aveugle à la noblesse de la mission que la Providence lui avait assignée ? Et comment tous ceux à qui Dieu a départi les richesses ne comprennent-ils pas l’impérieux devoir qui leur incombe d’en faire bénéficier leurs frères moins fortunés ? La richesse en elle-même est un don précieux ; mais comme tous les dons, elle oblige celui qui en est loti à l’employer au bonheur de ses semblables et à la gloire de Dieu. Source de tous les désordres, l’or est aussi le grand levier qui soulève les apathies, édifie les œuvres durables, jette les fondations de l’édifice social et national, soutient les peuples sur les sentiers du progrès dans tous les ordres d’idées.

Hélas ! il est triste de le constater ; mais chez nous, loin de risquer noblement leurs épargnes dans les entreprises nationales, ceux à qui la fortune a souri s’empressent d’aller enterrer leurs misérables trésors comme le serviteur timoré de l’évangile. Au lieu d’employer le capital national à développer nos ressources naturelles pour notre propre profit et l’influence de notre race, on l’investit dans des entreprises à directions étrangères où il contribue à relever le prestige des autres races au détriment de la nôtre.

L’on était à la veille de Noël et après souper, tout le monde s’était réuni dans le salon boudoir, devant la cheminée où brûlait joyeusement deux bonnes bûches d’érable.

— C’est cette nuit que le petit Jésus va venir, pépère ?

— Mais il faut que tu sois sage, mon chéri, si tu ne dors pas lors de son passage, il ne te laissera rien.

— Et si je dors, j’aurai mon gros cheval et ma toto ?

— Il est huit heures ! s’exclama Alberte en mimant la surprise, il faut vite te mettre au lit, si le petit Jésus passait…

— Pépère, dis, Jésus me donner grosse balle.

— Je te le promets, dit le vieillard en pressant l’enfant sur son cœur.

— Moi becquer mémère… Et il courut vers Madame Normand qui tenait en ses bras la petite Laure endormie.

— Tante Laine… Tante Lili,… papa… et le petit éternisait ses caresses afin de retarder son coucher.

Tout à coup, la cloche retentit.

— Ti Jésus !… et le petit prit sa course vers sa chambre, suivi de sa mère, cependant que dans le vivoir, les grands parents souriaient à la rouerie précoce de leur petit fils.

— Mademoiselle Ghislaine, on vous demande, vint annoncer la servante.

— C’est Jean, n’est-ce pas ?

— Oui, Mademoiselle.

— Jean ? Tu ne nous avais pas prévenus de sa visite, dit Étienne. Vas-tu le faire entrer ici ?

— Non, je le recevrai au petit salon. Nous viendrons vous aider à préparer l’arbre de Noël dans quelques instants. À bientôt !

— Ma chère amie, dit Monsieur Normand, si tu veux me donner la petite, je vais aller la remettre à Alberte pour qu’elle la couche.

— Je vais y aller moi-même, Monsieur Normand, dit Alice.

— C’est quelle est lourde, la mâtine. Venez avec moi, Alice, je veux m’assurer en même temps si Pierrot dort. Le petit bougre pourrait bien nous jouer le tour et nous surprendre au milieu de nos préparatifs.

Quelques minutes plus tard, il revenait la figure toute réjouie :

— Il est couché et commence même à battre des paupières. Sa mère est auprès de lui, nous pouvons travailler sans crainte. Veux-tu aller chercher l’arbre, Ovila, il est dans le garage. Cet après-midi, j’ai tout préparé, nous n’aurons qu’à l’installer dans quelque coin. Où crois-tu que nous devrions le mettre, ma chère Laure ? demanda-t-il en enlevant sa veste.

— Dans cette encoignure, il y fera très bien. Je vais aller chercher les décorations. Depuis une semaine que j’en collectionne.

Dix minutes plus tard, tout le monde était au travail, chacun donnant son avis, suggérant telle chose, critiquant telle autre. Le grand père, juché sur un escabeau, essayait en vain d’accrocher une cloche de verre à la cime du sapin. Il suait, soufflait, était congestionné.

— Qu’as-tu à sourire, Étienne ?

— Je songe à toute cette bonne misère que vous vous donnez. Si je ne vais pas vous aider, vous allez risquer de vous casser les os.

— Tu me trouves enfant, n’est-ce pas ? Que veux-tu, nous, les vieillards, après avoir vieilli dans nos enfants, on redevient enfant avec nos petits enfants. Tu as raison, viens prendre ma place, car je n’arriverai jamais à accrocher cette cloche et cependant son effet serait merveilleux. Et les cadeaux, maintenant. Je vais chercher les miens.

— Et moi aussi, dit la grand-mère.

— Voulez-vous apporter le paquet que j’ai placé dans l’armoire de ma chambre, Alice, je vais terminer le travail de préparation durant ce temps-là.

À peine avait-il terminé que l’industriel revenait les bras chargés de paquets.

— Dites-donc, papa, est-ce un bazar que vous voulez étaler ?

— J’ai encore quelques petits paquets, j’irai les chercher quand j’aurai installé ceux-ci. Et il commença à déballer ses emplettes.

— Tiens, tu lui as acheté une auto, dit Madame Normand à son mari, moi aussi… Et les deux braves vieux rirent d’un bon rire ouvert et franc.

Depuis près d’une demi-heure, on s’évertuait à disposer avec grâce les menus bibelots achetés pour les deux mioches. Alberte avait poussé une exclamation enthousiaste lorsqu’à son retour, elle avait aperçu la profusion de jouets étalée sur le fonds vert du feuillage.

— Moi aussi, j’ai mon cadeau de Noël, dit Ghislaine, qui entrait suivie du jeune pharmacien.

— Et ce cadeau, c’est ?… demanda son père.

— Ceci, papa ! dit elle en tendant sa main. À son doigt brillait une bague.

— Oh ! Je vois que nous avons encore une noce en perspective ! s’écria le jovial minotier.

— Avec votre permission, Monsieur Normand…

— Elle vous est toute acquise, mon cher garçon. Mariez-vous, soyez heureux et qu’à chaque Noël, j’aie beaucoup de mioches à gâter.

— Enfin, ça y est ! Ne te l’avais-je pas prédit, petite sœur.

— Prédit quoi ?

— Que l’altière Pucelle troquerait bientôt son sabre contre la quenouille.

— Tu oublies que j’ai fait passer le dauphin par la cathédrale de Reims, que nous avons même un nouvel héritier présomptif… Quand les hommes reprennent conscience de leurs devoirs, les Pucelles n’ont aucune raison de ne pas reprendre leurs quenouilles !


FIN.